Hongrie – Comment le Jobbik, autrefois eurasiste, est devenu un parti russophobe
Outre son Premier ministre Viktor Orbán, devenu mondialement célèbre depuis son retour au pouvoir en 2010, la scène politique hongroise a connu une autre attraction majeure ces dernières années : le Jobbik, anciennement parti nationaliste radical. Étant donné que le Jobbik a connu un énorme changement politique (et géopolitique) durant les dernières années, les observateurs au-delà de la Hongrie devraient en savoir davantage sur ce grand changement qui n’a pas encore été totalement connu à l’étranger.
L’émergence d’un parti radical durant une période troublée (2003-2010)
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, la droite conservatrice ou nationaliste hongroise était en général hostile à la Russie. Héritage de l’anticommunisme et de l’occupation du pays par l’Union soviétique pendant un demi-siècle.
Après la courte et surprenante victoire des socialistes et des libéraux en 2002, le Fidesz de Viktor Orbán (qui a gouverné de 1998 à 2002) est retourné dans l’opposition, tandis que le parti nationaliste MIÉP sortait du Parlement (tombant à 4,37%, sous le seuil des 5%).
Ce climat a favorisé l’émergence d’un nouveau et jeune parti nationaliste, le Jobbik, fondé en 2003. Lors des législatives d’avril 2006, les socialistes conduits par le Premier ministre Ferenc Gyurcsány ont remporté de nouveau les élections, tandis que le Jobbik n’a obtenu que des résultats marginaux.
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Toutefois, le Jobbik a reçu un énorme coup d’accélérateur avec les événements de l’automne 2006, lorsque les mensonges électoraux de Gyurcsány à propos de la situation économique du pays ont été révélés par les médias. En dépit du scandale et des émeutes, qui ont secoué Budapest pendant plusieurs semaines, le gouvernement de Gyurcsány n’a jamais été en réel danger. Notons qu’il n’y avait pas de soutien international pour son renversement, à la différence par exemple de la « Révolution Orange » qui avait eu lieu en Ukraine deux ans auparavant.
Après ces événements, il est devenu clair que le Fidesz avait de très grandes probabilités de remporter les élections de 2010, tandis que le Jobbik aurait une possibilité d’entrer dans la prochaine Assemblée. Le Jobbik est alors devenu particulièrement radical, formant même une milice, la Garde hongroise (Magyar Garda), qui est devenue célèbre en Hongrie et à l’étranger.
À partir de cette époque, le Jobbik a adopté une politique internationale relativement ouverte et favorable à la Russie, ce qui était sans précédent à cette époque. Beaucoup d’observateurs ont attribué cette orientation à l’influence de Béla Kovács, un homme d’affaires russophone, qui a pris en charge les relations internationales du Jobbik au milieu des années 2000. À ce moment, le Jobbik est également très eurosceptique, pro-iranien et antisioniste.
Touranisme, eurasisme : cap sur l’Est!
Après être entré au Parlement en 2010 avec 17% des suffrages (tandis que le Fidesz obtenait une super-majorité des 2/3 du Parlement, dont il bénéficie toujours aujourd’hui), le Jobbik a continué à promouvoir une vision géopolitique innovante et inhabituelle.
Cette vision géopolitique a d’abord été portée par le jeune président du Jobbik, Gábor Vona.
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L’idée fondamentale dans la vision géopolitique de Vona est que l’histoire et la géographie ont placé la Hongrie au milieu d’un triangle où se trouvent trois puissances majeures ayant une influence lourde sur le destin de la Hongrie : l’Allemagne, la Turquie et la Russie. Vona n’ayant pas de grandes attentes de l’Allemagne contemporaine, il a affirmé préférer promouvoir le développement des relations avec la Turquie et la Russie, qu’il a décrit comme des pays clés de l’Eurasie.
Vona se faisait également le chantre actif du touranisme en Hongrie. Selon cette conception, la théorique linguistique finno-ougrienne (qui attribue un lien entre le hongrois et le finnois) est erronée. Par ailleurs, le touranisme attribue des racines communes aux Hongrois et aux Huns de Attila, mais aussi une proximité forte entre les Hongrois et les peuples turc ou ouïgour.
Vona a fréquemment voyagé en Turquie, où il a prononcé plusieurs discours où il en appelait au renforcement des liens entre la Hongrie et la Turquie. En 2013, il a déclaré être en faveur de quitter l’UE et de développer des liens plus proches avec la Turquie.
Il a également fait plusieurs déclarations sur l’Islam qui n’ont pas toujours été bien accueillis par les nationalistes hongrois, disant notamment qu’il considère l’Islam comme le « dernier de rayon de lumière » pour l’humanité au milieu des ténèbres séculaires, libérales et matérialistes du mondialisme.
À cette époque, Vona s’est également rendu en Russie, où il a donné une conférence à l’université d'État Lomonossov de Moscou avec Alexandre Douguine. En juin 2014, il se déclarait ouvertement eurasiste.
Les événements en Ukraine en 2014 ont également donné au Jobbik l’opportunité de montrer de quel côté il se situait géopolitiquement, avec l’envoi de représentants du Jobbik pour la surveillance des scrutins en Crimée et au Donbass. Pour le référendum de Crimée qui s’est tenu en mars 2014, c’est le député européen Béla Kovács qui représentait le Jobbik. Quelques semaines plus tard, Kovács a été accusé d’espionnage au profit de la Russie, ce qui a entraîné son retrait progressif des affaires internationales du Jobbik et de la politique de façon plus générale (il a mis un terme à ses activités politiques en 2019, au terme de son mandat au Parlement européen).
Au fil des années, les relations internationales ont été reprises en main par le député Márton Gyöngyösi. Ce dernier a déclaré au moment du référendum sur la Crimée que la domination soviétique en Hongrie avait été moins rude que la domination par l’UE et les atlantistes, étant donné que sous le communisme au moins le capital restait sous contrôle national, tandis que de nos jours ni la richesse ni le capital ne sont entre des mains hongroises. Gyöngyösi était présent au Donbass lors des élections qui s’y sont tenues en novembre 2014.
2015 : tremblements de terre dans la politique hongroise
En 2014, le Fidesz a de nouveau remporté une large victoire lors des élections législatives, tandis que le Jobbik était à 20%. Des résultats similaires à ceux de 2010. Mais l’année suivante, de grands changements ont eu lieu dans la scène politique hongroise :
• En février 2015, une grande rupture a eu lieu entre Orbán et l’oligarque Lajos Simicska. Orbán et Simicska étaient amis depuis les années 1980, durant la lutte contre le régime communiste. En 2015, Simicska était le propriétaire de nombreux médias (chaîne de télévision, radio, presse écrite). Les raisons de cette rupture restent imprécises, mais parmi les quelques explications données par Simicska, il a notamment déclaré qu’il considérait qu’Orbán est en train de bâtir un régime autoritaire qui est trop proche des Russes.
À partir de 2015, Simicska a ouvertement soutenu le Jobbik, lui offrant une meilleure visibilité dans ses medias et mettant à leur disposition ses emplacements d’affichage à travers tout le pays, Simicska étant également le propriétaire d’entreprises détenant des milliers d’emplacements d’affichage publicitaire.
• La Hongrie étant sur la ligne de front de la crise migratoire (plus de 400.000 migrants ont traversé le pays cette année), Orbán a été le premier dirigeant européen à construire un grillage frontalier dans le but d’arrêter ce flux, ce qui a fait de lui une figure admirée chez beaucoup de gens de droite (y compris électeurs du Jobbik) en Hongrie et en Europe.
• À compter de 2015 (plus exactement en 2013, où le Jobbik a entamé une stratégie de dédiabolisation de son image, tout en conservant son programme), le Jobbik a effectué un mouvement vers le centre et a commencé à attaquer Orbán de façon brutale sur tous les sujets possibles. De gigantesques campagnes d’affichage ont été montées par le Jobbik pour présenter le gouvernement du Fidesz comme corrompu. Ces campagnes ressemblaient fortement aux campagnes que déstabilisation que l’on peut voir dans d’autres pays post-communistes.
Un virage géopolitique à 180 degrés
Ce virage vers le centre a entraîné de nombreuses évolutions programmatiques du Jobbik entre 2016 et 2018. Alors qu’il demandait l’interdiction de la Gay Pride de Budapest, le Jobbik est revenu sur cette position en expliquant qu’en raison du caractère autoritaire du régime d’Orbán, il n’est pas souhaitable d’imposer de nouvelles restrictions au sein de la société. Le Jobbik a également critiqué les positions du gouvernement hongrois contre la CEU (Central European University) financée par George Soros. Le Jobbik a également renoncé à sa position sur la sortie de l’Union européenne.
Étape par étape, il est devenu clair que le Jobbik – autrefois parti nationaliste radical – était prêt à faire tomber Orbán à tout prix, y compris en rejoignant une coalition avec la gauche libérale atlantiste. D’autant qu’au niveau de la politique internationale, des changements progressifs ont eu lieu.
Tandis que le Jobbik revirait de position sur la sortie de l’UE, il s’est progressivement distancé de ses positions russophiles, et a cessé d’évoquer la Turquie et le touranisme. Gyöngyösi a fini par déclaré que la Hongrie est membre de l’UE et qu’il n’y a pas d’alternative pour la Hongrie que de rester au sein de l’OTAN.
Tandis qu’Orbán était devenu au fil des ans un modèle pour de nombreux conservateurs et nationalistes européens, le Jobbik a semblé se lasser de cela. Dans un entretien accordé au portail français Courrier d’Europe central en mars 2018, Gyöngyösi déclarait qu’Orbán était le véritable danger pour la démocratie (et non le Jobbik), ajoutant même « peu importe où vous allez, tous les nationalistes, extrémistes, pro-russes en Europe saluent Orbán et en font un exemple. »
Durant la campagne des législatives de 2018, le Jobbik n’a cessé de se déclarer certain de sa victoire, tandis que Gábor Vona a déclaré qu’il démissionnerait en cas d’échec. Au final, le Fidesz a remporté une nouvelle victoire écrasante, tandis que le Jobbik obtenait 19% des voix. Vona a démissionné de la présidence du parti (ainsi que de son mandat de parlementaire) et a vu Tamás Sneider lui succéder. Sneider, connu pour être un ancien chef de bande skinhead, était en accord avec la ligne de Vona de changer le Jobbik dans le but prioritaire de vaincre Orbán à tout prix.
L’observateur politique ukrainien Anton Shekhovtsov, notoirement antirusse, a salué la victoire de Sneider :
Après son échec de 2018, le Jobbik a connu une scission entre les partisans de la ligne Vona (désormais incarnée par Sneider) et les partisans du retour aux fondamentaux. László Toroczkai, qui avait échoué à remporter la bataille pour la succession de Vona, a créé son propre parti, Mi Hazánk, qui cherche à s’installer dans le créneau du nationalisme radical laissé vacant par le Jobbik.
Lors des élections européennes de mai 2019, le Jobbik s’est effondré à 6,34% des voix, tandis que Mi Hazánk obtenait 3,29% des suffrages.
Ce qui reste du Jobbik a formé une alliance avec les partis de la gauche libérale en vue des élections locales hongroises qui se tiendront le 13 octobre.
Le Jobbik est désormais sur une ligne clairement antirusse. En janvier 2019, Gyöngyösi prétendait que la politique du Jobbik au sujet de la Russie n’avait pas changé, expliquant que cette perception était simplement le résultat des actions du gouvernement. Cela suggère que Gyöngyösi n’est pas toujours confortable avec les changements qu’il a lui-même contribué à introduire.
En février 2019, le Jobbik envoyait un représentant (Balázs Szabó, qui n’est pas parlementaire, contrairement à ce que certaines sources ont indiqué) une conférence Intermarium en Estonie, à laquelle des représentants du bataillon Azov ukrainien participaient également.
En juillet 2019, le portail anglophone Daily News Hungary (financé par le Jobbik) a relayé la fake news affirmant que la Hongrie aurait facilité le transit d’armes russes en direction de la Serbie. Mais cet article a « oublié » de mentionné notamment que les avions russes ont également survolé l’espace aérien de la Pologne.
En août 2019, la nouvelle figure forte du Jobbik, Péter Jakab (qui a de bonnes chances de devenir le nouveau président du Jobbik fin 2019), a déclaré que « si Orbán reste au pouvoir 15 années supplémentaires, la Hongrie ne sera plus un membre de l’UE mais deviendra une colonie russe ».
Compte tenu de l’effritement de sa base électorale et militante, il est très incertain que le Jobbik survive politiquement aux prochaines années. Cela n’a à vrai dire plus beaucoup d’important, étant donné que le Jobbik est désormais totalement aligné sur les autres partis de la gauche libérale dans le but de faire chuter du pouvoir le conservateur illibéral Orbán.
Mais l’évolution du Jobbik est un exemple parfait de cette époque de forte plasticité idéologique que l’on peut observer dans l’Europe postmoderne actuelle, où des responsables politiques se présentent un jour comme des radicaux avant de devenir quelques années plus tard de bons libéraux.