Méfions-nous de l’Africanisme: science créée pour l’Africain contre l’Africain
Les régions de l’Afrique qui attireront particulièrement l’attention des Européens au XVème siècle seront les côtes guinéennes de l’Afrique occidentale, la région du Bas-Zaïre et de l’Angola, la vallée du Zambèze et ses hautes terres voisines, et l’Ethiopie (ils pénétreront activement à l’intérieur de ces terres au cours des XVIe et XVIIe siècles). Cependant, si les écrits émanant de ces conquêtes purent servir de bases historiques, il faut savoir qu’il n’a jamais été question pour les Européens d’écrire une histoire de l’Afrique. Et ce fut également le cas des écrivains antérieurs au XVème siècle, à savoir:
- les auteurs grecs classiques tels qu’Hérodote, Manéthon, Pline l’Ancien, Strabon, Tacite qui finalement ne nous racontent que de rares voyages ou raids à travers le Sahara, ou des voyages maritimes tentés le long de la côte atlantique
- les arabes, qui commerçaient avec la partie occidentale de l’océan Indien tels qu’ al-Mas‘ūdī , al-Bakrī , al-Idrīsī Ibn Baṭṭūṭa (1304 -1369) ou Hassan Ibn Mohammad al-Wuzza’n (connu en Europe sous le nom de Léon l’Africain ), une exception pouvant être soulignée pour Ibn Khaldūn qui écrira sur l’histoire du Royaume du Mali )
Cette mentalité était appuyée par les courants de pensée européens issus de la Renaissance (courant d’ailleurs nés en Europe grâce à l’avènement des Maures; lire l’article ici « Comprendre la suprématie occidentale et le « négationnisme noir » à travers la pensée historique européenne » ), du siècle des Lumières, et de la révolution scientifique et industrielle alors en plein essor.
Théophile Obenga.
Or, comme l’aura si bien dit Théophile Obenga:
« Les Grecs n’ont rien inventé, même pas l’écriture! »
Cheikh Anta Diop.
Pourtant la logique occidentale veut que l’histoire soit née en Ionie et que toutes les connaissances proviennent d’un héritage gréco-romain unique. Mais ctte idée va être savamment déconstruite par des scientifiques africains tels que Cheikh Anta Diop ou Théophile Obenga, qui apporteront la preuve que les penseurs grecs ont puisé toute leur connaissance du berceau égypto-nubien. Et en effet, c’est durant leur voyage en Egypte que les penseurs et savants grecs tels que Thalès, Pythagore, Platon, Archimède et bien d’autres, recevront les éléments de connaissance qui permirent l’élaboration de leurs célèbres travaux. C’est donc de façon malhonnête que les intellectuels européens se persuadèrent que les desseins, les connaissances, la puissance, et la richesse de leur société étaient prépondérants, que leur civilisation prévalait sur toutes les autres et que l’histoire des autres sociétés était sans importance. Notez que cette attitude était surtout adoptée, et de manière violente, à l’encontre de l’Afrique.
Pour citer des exemples concrets:
- Hegel définira cette position très explicitement dans sa Philosophie de l’Histoire où il dira:
« L’Afrique n’est pas un continent historique ; elle ne montre ni changement ni développement. » Les peuples noirs « sont incapables de se développer et de recevoir une éducation. Tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été ».
- En 1793, le responsable de la publication du livre de Dalzel jugera nécessaire de justifier la parution d’ « Une histoire du Dahomey » en prenant nettement la même position qu’Hegel et en disant:
« Pour arriver à une juste connaissance de la nature humaine, il est absolument nécessaire de se frayer un chemin à travers l’histoire des nations les plus grossières ».
MAIS il est utile de rappeler les déclarations du Comte de Volney après la campagne d’Egypte de Napoléon:
« dire que ce peuple aujourdhui notre esclave et l’objet de notre mépris est celui à qui nous devons nos arts et nos sciences, et JUSQU’A L’USAGE DE LA PAROLE ». On grognait dans des grottes quand les africains nous ont trouvé, en nous affranchissant par le savoir ils ont fait de nous, les slaves (esclaves), des francs (hommes libres) »
C’est à la fin du XVIIIe siècle, lorsque la controverse commençait à devenir sérieuse au sujet de la traite des esclaves, principal élément des relations entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne depuis au moins cent cinquante ans, que des commerçants européens tels que Dalzel et Norris, riches de leur expérience du commerce des esclaves au Dahomey, ou encore Benezet, firent œuvre d’historiens et se mirent à écrire sur l’Afrique. Mais il fallait que leurs ouvrages réussissent à toucher un public désintéressé par l’histoire africaine, voilà pourquoi la polémique en vogue autour de la traite et de son abolition sera la thématique principale de leurs ouvrages.
Et c’est seulement aujourd’hui, après qu’une bonne partie de l’histoire de l’Afrique occidentale ait été reconstituée, que certains historiens, et surtout des africanistes, prétendent que ces sources sont des bases historiques importantes.
Plus tard, afin de justifier la colonisation, les Européens brandirent les idées hégéliennes, renforcées par une application des principes de Darwin, ce qui donnera l’apparition d’une nouvelle science, l’anthropologie, qui est une méthode non historique d’étudier et d’évaluer les cultures et les sociétés des peuples « primitifs », à savoir, ceux qui n’avaient «pas d’histoire digne d’être étudiée », qui étaient « inférieurs » aux Européens, et qu’on pouvait commodément distinguer par la pigmentation de leur peau. Le plus grand centre européen de cette étude anthropologique qui étudiera notamment la question africaine sera fondé en 1863 par Richard Burton (1821 -1890, l’un des plus grands voyageurs européens en Afrique au cours du XIXe siècle): la London Anthropological Society, qui deviendra plus tard le Royal Anthropological Institute.
Au début du 20ème siècle, l’évolution de la notion d’histoire donnera de moins en moins de chance pour l’écriture d’une histoire africaine. En effet, une nouvelle conception du métier de l’historien va apparaître selon laquelle l’histoire n’est pas seulement une branche de la littérature ou de la philosophie mais une science fondée sur l’analyse rigoureuse des sources originales. Pour l’histoire de l’Europe, ces sources étaient bien entendu des sources principalement écrites et, dans ce domaine, l’Afrique semblait, comme par hasard, extrêmement déficiente. Cette conception fut exposée de façon très précise par le Professeur A.P. Newton en 1923, dans une conférence devant la Royal African Society à Londres, sur « l’Afrique et la recherche historique ». Il déclara:
« L’Afrique n’a pas d’histoire avant l’arrivée des Européens. L’histoire commence quand l’homme se met à écrire. »
En résumé, avant l’impérialisme européen, l’Afrique ne pouvait être étudiée que d’après les témoignages des restes matériels, des langues et des coutumes primitives, à savoir des éléments qui ne concernaient pas les historiens, mais les archéologues, les linguistes et les anthropologues. Et l’ironie de cette conception pour Newton c’est que lui-même ne pouvait par conséquent pas être considéré comme un historien.
L’autre intérêt pour les Européens d’étudier l’Afrique était lié à leurs rôles en tant qu’administrateurs des colonies. Ils se devaient donc de connaître le passé des peuples colonisés. Et dans les écoles de plus en plus nombreuses fondées par eux et leurs compatriotes missionnaires, et destinées à former les indigènes pour qu’ils deviennent de précieux auxiliaires pseudo-Européens, il était également question d’enseigner une certaine histoire africaine, ne serait-ce que pour servir d’introduction à l’enseignement le plus important: l’histoire anglaise ou française. Et étant donné que l’histoire est devenue une science fondée sur l’analyse rigoureuse de sources principalement écrites, les historiens de la période coloniale sont considérés comme des amateurs, tant en France qu’en Grande-Bretagne. Voilà pourquoi, à leur retour en France, des hommes comme Delafosse et Labouret avaient trouvé des postes universitaires non pas en tant qu’historiens mais comme professeurs de langues africaines ou d’administration coloniale.
A partir de 1947, la Société Africaine de Culture et sa revue Présence Africaine vont promouvoir une « histoire africaine décolonisée ». Et c’est à ce moment là qu’apparaîtra une génération d’intellectuels africains formés en techniques européennes d’investigation du passé. Ces derniers se mirent à définir leur propre approche du passé africain et à y rechercher les sources d’une identité culturelle niée par le colonialisme. Ces intellectuels vont même améliorer les techniques de la méthodologie historique tout en la débarrassant d’un bon nombre de mythes et de préjugés subjectifs. C’est dans ce climat qu’aura lieu en 1974 le Colloque du Caire qui permettra à des chercheurs africains et non africains de confronter leurs théories sur le peuplement de l’Egypte ancienne. Il deviendra alors difficile pour les Européens de contredire les études approfondies d’éminents scientifiques africains tels que Cheikh Anta Diop dont la pluridisciplinarité permettaient de discuter sur plusieurs questions scientifiques avec une précision indiscutable. En effet, Diop maîtrisait non seulement la datation radio carbone, mais également l’égyptologie, l’hellénisme et donc la question de l’appropriation des connaissances égypto-nubiennes par les Grecs, etc…
Léopold Sédar Senghor.
Toutefois, il y a lieu de rappeler que certains de ces auteurs et scientifiques africains avaient maintenu, parfois inconsciemment, une vision scientifique eurocentrée. C’est le cas d’un Léopold Sédar Senghor dont certaines idées reflètent des conceptions purement ethnologiques. Or, l’ethnologie est une science qui servira aux Occidentaux à démontrer que le nègre est inférieur intellectuellement. Senghor qui va prôner la négritude fera face à une flagrante dichotomie lorsqu’il déclarera que la raison nègre est intuitive et que la raison hélène est analytique. Le noir serait-il incapable de formuler des thèses et des théories scientifiques? C’est cela même l’africanisme, à savoir, une science basée principalement sur l’ethnologie nègre et qui lui accorde des spécifications en s’appuyant sur des idées de penseurs racistes tel que Gobineau ou Hegel. L’africanisme définit l’Africain noir comme un être conduit par l’intuition, l’émotion, les sensations (le rythme est d’ailleurs ce qu’il maîtrise le mieux: il est bon musicien et bon danseur) et on lui invente des disciplines nouvelles et propres à lui seul telle que l’ « oraliture », le « griotisme », etc…
Notons que les Européens canaliseront la pensée scientifique africaine en contrôlant le savoir par la création d’université en Afrique. Ainsi, la Grande-Bretagne entreprit un programme de développement des universités dans les territoires qui dépendaient d’elle: fondation d’établissements universitaires en Côte de l’Or et au Nigeria ; promotion au niveau universitaire du Gordon College de Khartoum et du Makerere College de Kampala. Il en sera de même dans les colonies françaises et belges: en 1950, sera créée l’Ecole supé- rieure des lettres de Dakar qui deviendra sept ans plus tard une université française à part entière, en 1954 le Lovanium, première université du Congo.
Du point de vue de l’historiographie africaine, la multiplication des nouvelles universités à partir de 1948 fut plus significative assurément que l’existence des rares établissements créés auparavant mais qui végétaient faute de moyens ; tels étaient le Liberia College de Monrovia et le Fourah Bay College de Sierra Leone fondés respectivement en 1864 et 1876. Par ailleurs, les neuf universités qui avaient été créées en Afrique du Sud dans les années 40 étaient handicapées par la politique ségrégationniste : la recherche historique et l’enseignement étaient eurocentrées et l’histoire de l’Afrique était celle des immigrants blancs. Toutes les nouvelles universités, au contraire, fondèrent rapidement des départements d’histoire, ce qui, pour la première fois, amena des historiens de métier à travailler en Afrique en nombre important. Il était inévitable qu’au début, la plupart de ces historiens proviennent d’universités non africaines et ne pouvaient, par conséquent, que diriger leurs enseignements vers des idéologies eurocentriques. Mais l’africanisation intervint tout de même assez rapidement. Le premier directeur africain d’un département d’histoire, le Professeur K.O. Dike fut nommé en 1956 à Ibadan. De nombreux étudiants africains furent formés, et devinrent des historiens professionnels qui éprouvèrent le besoin d’accroître la part d’histoire africaine dans leurs programmes et, quand cette histoire était trop peu connue, de l’explorer par leurs recherches.
Toutefois, il est une question qui empêche jusqu’à présent l’émancipation des activités et de la production intellectuelles africaines, c’est l’institutionnalisation de la pensée par les Occidentaux. Et pour cause, il n’y a pas si longtemps que le savoir occidental fut libérée de la scolastique, à savoir les enseignements jugés acceptables par la philosophie judéo-chrétienne. Rappelons que de nombreux ouvrages étaient encore interdits dans le monde occidental il y a quelques décennies à peine et que certains penseurs avaient carrément été exécutés (exemple: Giordano Bruno). L’Africain doit encore aujourd’hui se conformer à un savoir académique universel chapeauté par l’intelligentsia universitaire occidentale, souvent composée de scientifiques politisés (car ce contrôle du savoir est souvent lié à la politique suprématiste occidentale et nombreux sont les membres des élites universitaires occidentales qui font parti des services secrets et agissent en faveur de leurs états) au risque de se voir traité d’ « hérétique »! Et en effet, lorsque les idées ou les thèses du penseur ou du scientifique africain n’entrent pas dans le moule de l’institution universitaire, il devient une menace et fait l’objet d’un dispositif d’isolement. Cette marginalisation est opérée afin que ses idées ne soient pas pris au sérieux et ne fassent pas écho auprès d’un grand nombre.
SOURCES :
Histoire Générale de l’Afrique, J. Ki-Zerbo: Evolution de l’historiographie de l’Afrique, J. D. Fade
Le développement des sciences Africaines en Europe, T. Obenga: https://www.youtube.com/watch?v=9uIN1zHoWVk
Du Sang Bleu à l’Encre Noire, N. P. Sakombi
Méfions-nous de l’Africanisme: science créée pour l’Africain contre l’Africain
Source: Afrique Mere