"Lutter contre le Système en exploitant ses failles"

14.03.2016

Lucien Cerise vient de publier aux éditions Kontre Kulture l’ouvrage Neuro-pirates – Réflexions sur l’ingénierie sociale. Il y présente la nature et la dynamique d’un Système qui a pour leitmotiv la volonté de contrôle et de modification de la conscience, qu’elle soit individuelle ou de masse. Considérant l’information à la fois partie prenante et révélatrice de ce procédé, nous proposons à Lucien Cerise de réagir à une sélection d’articles parus sur E&R ces dernières semaines.

 

 Un professeur américain a récemment déclaré que « les robots auront capté la plupart des emplois d’ici à 2045 », faisant basculer la condition sociale humaine dans une prétendue « société du loisir ». Doit-on y voir la projection d’un fantasme isolé ou est-ce là la véritable tendance de la science ? Et s’agit-il de préparer les consciences en « achetant » leur assentiment à l’avance ?

Dès lors que les robots capteront la plupart des emplois, la plupart des humains deviendront inutiles. Ce qui est à craindre n’est donc pas le basculement de la condition sociale humaine dans la société du loisir mais que l’espèce humaine devienne superflue à la production. Ceci facilitera grandement sa suppression, ou du moins sa réduction substantielle. Telle est la véritable tendance que le Pouvoir donne à la science car il espère ainsi se rendre indépendant d’une population qui lui cause toujours des tracas, le « facteur humain » restant toujours relativement imprévisible, contrairement aux machines.

En flattant la paresse réelle ou supposée d’une population, en lui promettant de ne plus avoir besoin de travailler parce que des robots, des esclaves ou des immigrés le feront à sa place, on ôte à cette population les moyens de sa souveraineté, avec son accord. Le fait de produire quelque chose est gratifiant et structurant car je suis maître de ce que je produis.

Le capitalisme consiste à voler au producteur les fruits de son travail, mais avec la robotisation on va encore plus loin : on vole la capacité au travail. Et pourtant, la rengaine des robots qui travailleront à notre place et nous permettront de dégager du temps pour les loisirs nous est servie depuis des décennies – d’ailleurs, le mot « robot » vient d’une racine étymologique slave qui signifie « travail ».

Non seulement ce projet de société du loisir n’est pas sincère, mais de plus il n’est même pas souhaitable. Une population réduite au loisir suit toujours une pente dégénérative et n’est donc pas viable, comme on le voit dans certains milieux socio-économiques où la vie est un peu trop facile. La condition humaine est ainsi faite que le sens de la vie n’apparaît que dans l’affrontement à quelque chose qui résiste, ce qui est une définition du mot « travail ». Sans avoir quelque chose à surmonter, l’humain développe des pathologies par manque de sens à la vie : toxicomanie, obésité, dépression, etc.

L’utopie de la fin du travail est donc mise sur la table quand il faut faire passer la pilule de l’extinction programmée de notre propre espèce. C’est la carotte pour nous faire avancer sur le chemin de notre propre disparition et faire accepter le remplacement de l’humain par la machine en nous promettant des « lendemains qui chantent ».

Autre versant de ces « progrès » scientifiques, Arte a produit et diffusé le documentaire Vers une société omni-transparente dans lequel la confusion entre transparence, surveillance, voyeurisme et fichage se présente à nous sous l’angle de la curiosité bienveillante. Assiste-t-on à une dérive ou doit-on se méfier de toute technologie émanant de cette soi-disant « postmodernité » ?

Il faut décrypter tout de suite la technique d’hameçonnage appliquée pour vendre le produit, c’est-à-dire la manière positive – ou au moins dédramatisée – de présenter les choses, sous l’angle de la « curiosité bienveillante », par exemple. On comprend mieux la vraie nature de cette société omni-transparente dans le fait qu’il sera impossible de s’y soustraire. Impossible d’échapper à la curiosité – quelle bienveillance ! Cette société transparente obligatoire sera cependant différenciée et découplée verticalement, entre ceux qui verront sans être vus au sommet de la pyramide, et ceux qui seront vus sans voir en bas de la pyramide. C’est le principe du panoptique, c’est-à-dire l’extension d’un système hiérarchisé de surveillance concentrationnaire à toute la société.

Le rêve du Pouvoir à toutes les époques a toujours été de sécuriser au maximum l’exercice de son pouvoir. À cette fin, il faut réduire les facteurs d’incertitude et être capable de prédire le futur, pour mieux anticiper sur les contre-pouvoirs et empêcher leur émergence. À travers la mise en place de cette société panoptique et cybernétique, le Pouvoir va faire de l’extraction de données (data mining), pour faire de la prédiction comportementale. Kezako ? Dans une masse de données émises par un sujet, on va dégager ses constantes, invariants, régularités, structures, c’est-à-dire ses algorithmes comportementaux, ce qui se répète dans son comportement. Sur cette base, on peut faire des prévisions pour l’avenir en s’appuyant sur le passé, de sorte à réduire l’incertitude dans la gestion des organisations, des masses, des foules, des peuples. C’est une sorte de boule de cristal numérique. Moins anecdotique qu’il y paraît à première vue, l’entreprise américaine Palantir Technologies spécialisée dans l’analyse des méta- et méga-données (big data) tire son nom de la sphère magique qui permet de lire l’avenir dans Le Seigneur des Anneaux.

Vous avez évoqué à différentes reprises le fond kabbaliste qui anime la dynamique du système capitaliste mondialisé , avec comme objectif la re-modélisation du monde. À cet égard, les récents propos de Jacques Attali doivent vous paraître pour le moins prégnants ?

Qu’est-ce que la kabbale ? En une phrase, c’est la transformation du monde par le calcul. Officiellement, cette transformation numérologique du monde vise à le « réparer ». C’est la doctrine du « tikkoun olam », selon laquelle les Juifs seraient sur Terre pour réparer le monde. Concrètement, cela donne le « pompier pyromane » et sa stratégie du choc, méthode consistant à provoquer artificiellement des problèmes et des crises pour faire de la « conduite du changement ». En effet, le monde n’a pas besoin d’être réparé, il est très bien comme ça. Donc, pour le réparer malgré tout et appliquer le tikkoun, il faut d’abord le casser. Implicitement, il faut comprendre que les Juifs seraient missionnés par Dieu pour détruire le monde, puis le reconstruire sur des bases purement juives et kabbalistiques, c’est-à-dire numérologiques et numériques, et prendre à ce moment-là la place de Dieu lui-même, à l’origine du nouveau monde réparé. Les flux numériques à détruire puis réparer sont les flux d’argent et les lois physico-biologiques naturelles, ce qui amène à la « destruction créatrice » du capitalisme et au progressisme scientiste. Au XXe siècle, cette approche a été relancée par la cybernétique, creuset commun de l’ingénierie sociale et du transhumanisme comme on le voit chez Norbert Wiener, qui écrase les différences qualitatives – jusqu’à écraser la différence majeure entre le vivant et le non-vivant – pour ne laisser subsister que des différences quantitatives.

Tout ceci prépare la « tertiarisation » du monde, le culte de Mammon, l’ingénierie génétique, l’informatique, le virtuel, le transhumanisme, Matrix, etc. Au début des années 1990, une copine juive qui avait de la famille à New-York me parlait de ses cousins travaillant à Wall-Street et de leur vision entièrement numérique et numérologique. Le jour, ils sont en costume dans les tours, le soir ils sortent la kippa et étudient les textes. Le premier film de Darren Aronofsky met en scène ces milieux.

Évidemment, cette approche des choses en termes de calcul mathématique ne se réduit pas à la kabbale, on la trouve aussi chez Pythagore et en outre c’est une tendance profonde de l’esprit humain. La phénoménologie, Husserl, Heidegger, en font le procès, de même que René Guénon dans Le règne de la quantité et les signes des temps. En temps normal, cette ontologie numérique reste sous contrôle, à l’état instrumental, mais elle peut dériver dans la psychose paranoïaque quand elle devient dominante et s’empare de tout l’esprit. Ici, la psychanalyse a son mot à dire et un cas célèbre nous servira d’exemple.

Bernard-Henri Lévy s’est distingué aussi comme un éminent kabbaliste, ainsi que le montre une vidéo de Panamza. Dans sa discussion avec L’Express, quand il dit que nous sommes déterminés autant par la sémantique que par la génétique, sa réponse présente une forte connotation lacanienne, mais en omettant un point crucial : à côté du signifiant et du Symbolique, Lacan n’a jamais oublié le Réel, soit la matière non sémantique qui forme une limite au signifiant. Croire que le cœur des choses est signifiant, numérique ou autre, relève de la paranoïa. C’est mettre du sens partout, ce qui revient à une violence faite à l’Être, un forçage pour le faire parler, car s’il est vrai que la vie humaine baigne dans le sens – le langage, le logos, le chiffre – eh bien ce n’est pas le cas du monde qui reste fondamentalement indifférent à toutes les interprétations que les Hommes veulent lui donner. Le délire de toute-puissance kabbalistique qui réduit tout à des flux signifiants plastiques buttera toujours sur une limite solide, un Réel indifférent, ce qui interdit à tout jamais la réalisation entière du programme, à moins de supprimer le Réel, ce qui fait partie du projet kabbaliste, mais qui est impossible car ce serait l’autodestruction du système qui essaye. Supprimer la Limite entre les choses, c’est supprimer les choses. Autrement dit, les kabbalistes sont engagés dans un processus d’autodestruction, ce qui n’est pas grave en soi, mais dans lequel ils veulent entraîner le monde entier, ce qui est plus gênant.

Détruire les kabbalistes consiste à leur donner raison, à tomber avec eux dans leur programme de destruction ésotérique. Dans ces conditions, le seul moyen de sauver le monde de leur folie consiste à les endiguer – non pas les attaquer, car une bonne défense suffit quand l’ennemi s’autodétruit – puis à leur pardonner, car ils ne savent pas ce qu’ils font, pour les aider à sortir par le haut de leur délire.

 

Dans vos ateliers de réinformation, vous plaidez en faveur d’une « ingénierie sociale positive », dans laquelle les armes du système – ici l’information – pourraient-être utilisées contre lui. Prenons un exemple : on a pu lire dans le New York Times que la CIA avait participé au développement de Daech, accréditant alors « officiellement » une information majoritairement considérée comme « alternative ». Pouvez-vous nous expliciter la démarche ?

Il est possible de lutter contre le Système sans en sortir, en exploitant ses failles contre lui-même. Exemple : les médias occidentaux ont essentiellement une fonction de désinformation. La faille dans ce système, c’est quand les médias occidentaux informent et disent la vérité. Or, cela arrive toujours. Pour des raisons structurelles, un peu longues à développer dans le cadre de cet entretien, la désinformation ne peut pas être à 100%. En cherchant bien, on peut donc toujours trouver des articles de médias occidentaux qui disent la vérité, ou du moins qui disent autre chose que la « vérité officielle », ou qui introduisent des nuances, etc. Ces articles appartiennent à un courant faible dans les médias occidentaux, mais ils existent, et le plus important est qu’ils émanent d’une source appartenant au courant fort (mainstream). Il faut donc impérativement les exploiter, ce qui permet d’avoir la caution d’une source impossible à taxer de « conspirationisme ». Quand c’est le New York Times qui confirme ce que disent les médias alternatifs depuis des années sur le soutien occidental au djihadisme, eh bien la technique nommée « disqualification avant débat » – accuser le messager pour se dispenser d’examiner le message – n’est plus tenable.

La question des sources est centrale pour être pris au sérieux et rivaliser avec le Pouvoir. Auparavant, le Pouvoir pouvait les verrouiller, ce qui lui donnait un monopole de l’information. Il contrôlait le robinet. Aujourd’hui, avec internet, nous disposons à la maison de la plus grande bibliothèque d’archives de toute l’histoire. Il ne faut pas s’en priver et j’invite tout le monde à se constituer une base de données personnelle : un simple fichier Word où l’on copie-colle les lignes de code http et les titres des articles, classés par thèmes et sans oublier de dater le fichier à chaque mise à jour. Ainsi, vous aurez sous le coude un stock de munitions informationnelles à dégainer plus rapidement que si vous deviez faire une nouvelle recherche à chaque fois.

Dans l’absolu, il faut travailler avec toutes les sources sans exception, des courants faibles et forts, comme le fait n’importe quel chercheur, journaliste, scientifique, détective, etc. Quand la police scientifique récolte des cheveux ou des poussières pour identifier un criminel, cela paraît dérisoire. Or, on le sait à l’expérience, n’importe quelle molécule d’information bien exploitée peut permettre de remonter à une vérité énorme. Ensuite, dans un deuxième temps, celui du débat public, il faudra mettre un peu en scène l’information, veiller à l’ergonomie et à la pédagogie, et pousser en avant les sources émanant du courant fort qui confirment les résultats que l’on a obtenus par un cheminement au sein des courants faibles.

Vous avez également travaillé sur La Gauche liberticide. Que vous inspire la prolongation de l’état d’urgence et son corollaire, le blocage de site internet sans validation par un juge ?

Au moyen de l’état d’urgence et des procédures accélérées qu’il autorise, le gouvernement se donne les moyens de contourner le pouvoir judiciaire, comme le résume excellemment Nicolas Bourgoin dans un article récent. C’est-à-dire que le Pouvoir cherche à contourner l’équilibre républicain des trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Autrement dit, le gouvernement se place de lui-même en dehors du cadre républicain.

Il va falloir communiquer sur le fait que ce gouvernement transgresse les valeurs républicaines et qu’il perd donc ainsi son fondement légal. Au regard des valeurs républicaines, ce gouvernement est anticonstitutionnel. On peut donc avancer l’hypothèse selon laquelle nous ne serions pas tenus par la loi de lui obéir – ce qui ouvre au concept de « désobéissance civile » – voire même que nous serions tenus de le renverser puisqu’il est illégal. Que nous dit le Conseil constitutionnel à ce sujet ? Il reproduit sur son site la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de la Constitution du 24 juin 1793. L’article 35 est formel : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

L’esprit de la Constitution nous obligerait donc à renverser le régime actuel, et c’est l’accepter qui nous plongerait dans l’illégalité ? De ce point de vue, l’insurrection qui vient sera celle de la civilisation et des institutions contre un régime qui les transgresse. L’anti-constitutionnalité du gouvernement vient de ce qu’il applique un principe étranger à tous ceux en vigueur en France, à savoir l’exécutif unitaire à la sauce néoconservatrice américaine, lui-même dérivé du Führerprinzip qui donne les pleins pouvoirs à l’exécutif. Or, qui a fait l’usage le plus exemplaire de ce concept au XXe siècle ? Adolf Hitler. Du point de vue du droit constitutionnel, il y a donc une filiation inavouée entre ce gouvernement « de gauche » et le Troisième Reich. En disant cela, je ne tombe pas dans le point de Godwin ou la réduction ad hitlerum, j’observe un fait qui relève de l’histoire des institutions. Il est ironique de constater qu’un individu comme Manuel Valls se fait aujourd’hui le grand architecte de cette « nazification » des institutions françaises, sous les applaudissements du lobby auquel il est lié de « manière éternelle ».

 

L'entretien fait par E&R: http://www.egaliteetreconciliation.fr/Lucien-Cerise-Lutter-contre-le-Systeme-en-exploitant-ses-failles-38280.html