Sur la notion d'identité
Il est toujours difficile de parler de l’identité parce qu’il s’agit là d’une notion intrinsèquement problématique. Plus qu’une réponse ou une affirmation, l’identité contient d’abord une interrogation ; elle s’énonce de manière interrogative. La problématique de l’identité n’apparaît en effet pleinement que lorsque devient concevable une question telle que: «Qui suis-je ?» Or, cette question, contrairement à ce que l’on pourrait croire, n’est pas de tous les temps. C’est à bien des égards une question typiquement moderne. Dans les sociétés traditionnelles, cette question ne se pose pas et ne peut tout simplement pas se poser. L’identité individuelle, en particulier, n’y est pas un objet de pensée conceptualisé comme tel, puisque l’individu se pense malaisément en dehors du groupe et ne saurait être posé comme une source suffisante de détermination de soi.
Dans les sociétés prémodernes, ce que nous appelons identité (mais que nul ne désigne alors de la sorte) est essentiellement une identité de filiation, tant dans l’espace privé que dans l’espace public. L’identité se déduit de la place attribuée extérieurement à chacun par la naissance, le lignage ou l’appartenance. Il en va encore de même au Moyen Age. La question de l’identité ne se pose que très imparfaitement dans une société d’ordres et d’états parce que ces horizons sont fixes. Donnés comme faits objectifs, ils déterminent l’essentiel de la structure sociale. La reconnaissance légale de l’individu, c’est-à-dire l’affirmation de son statut en tant que membre du corps social jouissant d’un certain nombre de libertés ou de capacités garanties, s’opère à partir de ces états fixes. Dans la société médiévale, la valeur qui prévaut est en outre la loyauté. La question n’est pas alors de savoir qui je suis, mais envers qui je dois être loyal, c’est-à-dire à qui je dois faire allégeance. Mon identité découle directement de cette allégeance. La société est alors fragmentée, constituée en segments qui s’imbriquent les uns dans les autres, mais restent en même temps fondamentalement distincts les uns des autres. Cette séparation limite l’hostilité entre les castes et les états, hostilité qui se déchaînera lorsque l’Etat-nation commencera à se mettre place, en tentant d’homogénéiser toute cette diversité.
On comprend alors d’emblée que la montée du questionnement sur l’identité s’opère, d’une part en réaction à la dissolution des liens sociaux et à l’éradication des repères induites par la modernité, et d’autre part en relation directe avec le développement de la notion de personne en Occident. A partir du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle, la notion de liberté se confond avec l’idée d’indépendance du sujet, désormais libre de s’assigner à lui-même ses propres fins. Chaque individu est censé déterminer librement son bien par le seul effet de sa volonté et de sa raison. Cette émergence de l’individu s’opère sous un double horizon : la dévalorisation des appartenances situées en amont du sujet et la montée de l’idéologie du Même.
La modernité naissante n’a cessé de combattre les communautés organiques, régulièrement disqualifiées comme des structures qui, étant soumises au poids des traditions et du passé, empêcheraient l’émancipation humaine. Dans cette optique, l’idéal d’«autonomie», hâtivement converti en idéal d’indépendance, implique le rejet de toute racine, mais aussi de tout lien social hérité. Comme l’écrit Zygmunt Bauman, «à partir des Lumières, on a considéré comme une vérité de bon sens le fait que l’émancipation de l’homme, la libération du véritable potentiel humain, exigeait la rupture des liens des communautés et que les individus soient affranchis des circonstances de leur naissance». La modernité se construit alors sur la dévalorisation radicale du passé au nom d’une vision optimiste d’un futur censé représenter une rupture radicale avec ce qui l’a précédé (c’est l’idéologie du progrès). Le modèle dominant est celui d’un homme qui doit s’émanciper de ses appartenances, non seulement parce que celles-ci limitent dangereusement sa « liberté », mais aussi et surtout parce qu’elles sont posées comme non constitutives de son moi.
Mais ce même individu, ainsi extrait de son contexte d’appartenance, est aussi posé comme fondamentalement semblable à tout autre, ce qui est l’une des conditions de sa pleine insertion dans un marché en voie de formation. Le progrès étant censé engendrer la disparition des communautés, l’émancipation humaine passe, non par la reconnaissance des identités singulières, mais par l’assimilation de tous à un modèle dominant. L’Etat-nation, enfin, s’arroge de plus en plus le monopole de la production de lien social.
La dynamique libérale moderne arrache donc l’homme à ses liens naturels ou communautaires en faisant abstraction de son insertion dans une humanité particulière. Elle véhicule une nouvelle anthropologie, dans laquelle il appartient à l’homme, pour acquérir sa liberté, de s’arracher aux coutumes ancestrales et aux liens organiques, cet arrachement à la «nature» étant regardé comme caractéristique de ce qui est proprement humain. L’idéal n’est plus, comme dans la pensée classique, de se conformer à l’ordre naturel ; il réside au contraire dans la capacité de s’en affranchir. La perspective libérale moderne repose ainsi sur une conception atomiste de la société comme addition d’individus fondamentalement libres et rationnels, censés agir comme des êtres désengagés, exempts de toute détermination a priori, et susceptibles de choisir librement les fins et les valeurs guidant leurs actions.
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Hegel a été le premier, en 1807, à souligner l’importance de la notion de reconnaissance : la pleine conscience de soi appelle et passe par la reconnaissance d’autrui. La notion de reconnaissance est en effet essentielle du point de vue de l’identité, que ce soit au niveau personnel ou au niveau collectif. «Qu’il s’agisse de la constitution de sa propre identité lors de l’expérience de la reconnaissance de soi dans le miroir ou de la reconnaissance de l’autre dans l’expérience de la communication, précise Bernard Lamizet, c’est le processus de la reconnaissance qui fonde la dimension symbolique de l’identité». Cette exigence est de tout temps, mais elle a été rendue encore plus aiguë par l’avènement de la modernité, car l’identité qui ne se fonde plus sur une position hiérarchique dépend plus encore de la reconnaissance des autres. L’identité ne se confond pas avec la reconnaissance, puisqu’il y a des identités non reconnues, mais l’une et l’autre sont étroitement liées. Comme l’écrit très justement Patrick Savidan, en suivant ici la pensée de Hegel, il ne faut pas croire «qu’il y a d’abord une identité et que se pose, ensuite, la question de la reconnaissance ou non de cette identité, mais que la reconnaissance intervient dans la définition même de cette identité, au sens où elle “réalise” cette identité». La reconnaissance complète ainsi l’identité. Elle en est le corrélat naturel : il n’y a de pleine identité que lorsque celle-ci est reconnue. C’est pourquoi Charles Taylor la définit comme la «condition de l’identité réussie».
Reconnaître l’autre implique, non seulement de le reconnaître comme autre, mais aussi d’admettre que si nous sommes semblables l’un à l’autre, c’est d’abord en ce que nous sommes l’un et l’autre différents. Il ne s’agit donc pas de concevoir la reconnaissance à la façon d’un Emmanuel Lévinas — pour qui reconnaître l’autre, c’est lui enlever sa différence et l’assimiler à ce Même dont je participe comme lui —, mais bien au sens de l’altérité reconnue. L’égalité des droits, dans cette perspective, n’est pas réduction de l’autre au même. Elle inclut au contraire le droit à la différence. Elle restitue à l’égal sa différence, ce qui veut dire qu’elle ne conçoit pas l’égalité dans le sens de la mêmeté. Elle pose l’universel, non comme ce qui reste une fois qu’on a supprimé les différences (car en ce cas, il ne reste rien), mais comme ce qui se nourrit des différences et des particularités. La nature humaine se donnant toujours à saisir sous des modalités multiples, l’identité humaine n’est par ailleurs jamais unitaire, mais toujours différenciée. La traduction juridique et politique de cette donnée élémentaire conduit à substituer un régime respectueux des différences à un régime de similitude. Emile Durkheim avait déjà évoqué une solidarité qui existerait en vertu de nos différences plutôt qu’en vertu de nos similarités. Cette proposition peut se transposer, en termes plus contemporains, dans l’idée que la reconnaissance de nos différences est précisément celle qui peut le mieux nous unir.
Le problème de la reconnaissance des identités est précisément l’un de ceux qui resurgissent aujourd’hui avec le plus de force en raison de la crise de l’Etat-nation occidental. Dans la postmodernité, le grand projet moderne d’un espace unifié, contrôlé et construit par le haut se trouve radicalement mis en question. «Les grandes identités que les Etats-nations avaient minutieusement construites s’écroulent, constate Zygmunt Bauman […] La construction de l’identité, et plus encore le maintien de l’identité, est devenue en ces circonstances une affaire de bricolage, sans ateliers et chefs d’usines manifestes. On pourrait dire que la production d’identité, à l’instar du reste de l’industrie, a été dérégulée et privatisée». Dans un contexte général d’effacement des repères, l’Etat-nation ne parvient plus à intégrer les groupes ni à (re)produire le lien social. Il ne fournit plus aux membres de la société un sentiment d’unité, une raison de vivre et de mourir, c’est-à-dire une raison de sacrifier leur intérêt personnel et parfois leur vie à quelque réalité ou notion excédant leur individualité propre. Il apparaît comme une structure abstraite, bureaucratique, éloignée de la vie réelle. Cette évolution libère des affirmations particularistes de toutes sortes. Les identités nationales se désagrègent, mais c’est au profit d’autres formes d’identité. Plus la «communauté nationale» s’affaiblit, plus les sociétés recherchent des communautés identificatrices de rechange.
Mais surtout, le problème de l’identité se pose désormais politiquement. L’exigence de reconnaissance visant à se faire reconnaître de tous pour ce que l’on est, le lieu de cette exigence ne peut être que la sphère publique. L’identité devient ainsi l’ensemble des pratiques et des actes par lesquels notre place peut être politiquement reconnue dans l’espace public. C’est bien pourquoi la défense des identités (culturelles, linguistiques, religieuses, sexuelles, etc.) — ce qu’Irving Fleitscher a appelé «le droit de rester soi-même» — joue un rôle essentiel dans les conflits sociaux et politiques actuels.
La revendication de reconnaissance vise à sortir d’une situation où la différence, étant rabattue sur la sphère privée, se retrouvait de ce fait inévitablement dominée par les pouvoirs publics. Elle traduit le désir de faire inscrire dans l’espace de la communication et de la sociabilité une identité qui s’était vue jusque là dénier les capacités et les pouvoirs d’une entité politique. «L’identité n’a de pertinence et, par conséquent, de validité institutionnelle, écrit Bernard Lamizet, qu’à partir du moment où elle fait l’objet d’une reconnaissance, d’une accréditation dans l’espace public : elle n’a de valeur institutionnelle que pour autant qu’elle a l’autorité d’un signifiant». C’est donc bel et bien la définition de l’espace public comme espace de l’indistinction qui se trouve mise en cause par les revendications identitaires. A un espace public « neutre », ne reconnaissant aucune appartenance spécifique, la revendication identitaire propose de substituer un nouvel espace public qui serait au contraire structuré par ces appartenances. Une telle exigence dévoile du même coup l’égalitarisme hostile aux différences comme porteur d’une vision uniformisante du monde, celle-ci n’étant elle-même qu’un principe culturel déguisé en principe universel. La revendication identitaire, autrement dit, ne se satisfait plus d’un universalisme moral et politique qui n’a que trop souvent été le masque de pratiques de domination inavouées. Une véritable politique de reconnaissance des différences doit être incorporée dans l’organisation de la société, car la reconnaissance est à la base du lien social. La justice sociale ne passe pas seulement par la redistribution, mais aussi par la reconnaissance. Elle appelle une politique de la reconnaissance de la part des pouvoirs publics.
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Compte tenu du peu de temps qui m’est imparti, j’insisterai ici sur deux points particuliers. L’un et l’autre, en effet, peuvent être à l’origine de bien des malentendus.
Le premier point tient à la nature même de l’identité et de la dynamique identitaire. Une erreur très commune consiste à définir l’identité comme une essence fondée sur des attributs intangibles. Mais l’identité n’est pas une essence ou une réalité statique. Elle est une substance, une réalité dynamique et à ce titre elle constitue un répertoire. N’étant pas une donnée homogène, continue, univoque, elle ne peut être pensée que dans une dynamique, une dialectique, une logique de la différence toujours confrontée au changement.
L’identité ne dit pas seulement la singularité ni la permanence de cette singularité. Envisager l’identité à partir de la notion de continuité conduit en effet à en percevoir rapidement les limites : la continuité inclut aussi le changement, tout comme la définition de soi implique le rapport à l’autre. «Ce que nous sommes ne peut jamais épuiser le problème de notre condition, parce que nous sommes toujours changeants et en devenir», souligne Charles Taylor. Ce qui veut dire que nous sommes avant tout ce que nous sommes devenus, et que c’est sur cette base que nous nous projetons vers l’avenir. Il n’y a donc pas d’identité sans transformation, l’important étant de ne pas poser ces deux termes comme contradictoires. Comparaison organique : aussi loin que je remonte dans mon existence, mon corps a toujours été mon corps, et pourtant toutes les cellules qui le composent ont été renouvelées plusieurs fois. Il n’en va pas autrement des cultures et des peuples. L’idée juste n’est pas que les peuples restent «toujours les mêmes» au travers des changements et des mutations souvent formidables qui affectent leur histoire, mais qu’ils ont une capacité spécifique de changement. La permanence n’est donc pas tant dans l’identité que dans l’instance qui définit et attribue cette identité. L’identité n’est pas ce qui ne change jamais, mais au contraire ce qui nous permet de toujours changer sans jamais cesser d’être nous-mêmes.
Paul Ricœur fait ici une très juste distinction entre l’identité idem et l’identité ipse, la « mêmeté » et l’«ipséité». La permanence de l'être collectif au travers de changements incessants (identité ipse) ne se ramène pas à ce qui est de l'ordre de la répétition (identité idem). La véritable identité n’est pas de l’ordre du Même, qui est un ordre des choses, mais de l’ipseitas, qui définit d’emblée le statut du vivant. L’ipseitas correspond à la valeur différentielle. L’identité est ce qui préserve l’ipseitas au travers des changements.
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Le second point dont je voulais parler à trait à la politique de reconnaissance, que j’ai déjà évoquée, et à la question de la réciprocité. La politique de la reconnaissance ne peut se concevoir que sous l’angle de la reconnaissance mutuelle. Celui dont on reconnaît la différence doit reconnaître celui qui l’a reconnu. Toute reconnaissance implique la réciprocité — point évidemment essentiel. Cependant, une politique de la reconnaissance n’est pas à comprendre comme l’alibi du relativisme. Respecter le droit à la différence ne signifie pas récuser toute possibilité de jugement moral sur cette différence — poser que toutes les valeurs sont égales revient à dire que rien ne vaut —, mais seulement s’interdire d’universaliser arbitrairement ce jugement et s’imposer la prudence nécessaire pour statuer à son sujet du point de vue du droit.
On est là au centre de la question de l’identité, car toute identité, toute conscience identitaire, suppose l’existence d’un autre. Les identités se construisent par l’interaction sociale, si bien qu’il n’existe pas d’identité en dehors de l’usage qu’on en fait dans un rapport avec autrui. Il en va de même de l’identité ethnique, qui n’est jamais purement endogène, mais «se construit entre la catégorisation par les autres et l’identification à un groupe particulier» (Alain Policar). L’identité étant la langue qui nous est propre, toute langue implique un dialogue — le dialogue comportant lui-même une part possible de conflictualité, dans la mesure où il est une confrontation.
Toute identité est donc dialogique. Cela signifie que ce n’est qu’en partant de son identité dialogique que le moi peut devenir autonome. Mais cela signifie aussi qu’autrui fait partie de mon identité, puisqu’il me permet de l’accomplir. L’individualisme ne conçoit le rapport à autrui que sous un angle instrumental et intéressé : la seule justification du rapport social est qu’il accroisse mon intérêt ou mon épanouissement immédiat. Dans une optique communautarienne, le rapport social est au contraire constitutif de soi. Comme l’écrit Charles Taylor, autrui est aussi «un élément de mon identité intérieure». Le groupe, tout comme l’individu, a besoin de se confronter à des «autruis significatifs». Croire que l’identité serait mieux préservée sans cette confrontation est donc un non-sens: c’est au contraire la confrontation qui rend l’identité possible. Un sujet ne devient sujet que grâce à d’autres sujets. C’est pourquoi il faut poser, d’un même mouvement, qu’on ne peut pas respecter l’appartenance des autres si l’on n’assume pas la sienne et qu’on ne peut pas assumer la sienne si l’on ne respecte pas celle des autres.
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