L’orientation spirituelle contemporaine de l’Occident – Pierre-Antoine Plaquevent

18.08.2022
Voici l’adaptation écrite d’une conférence en ligne donnée dans le cadre du forum international « Europe-Asie : dialogue des civilisations » qui avait lieu à Perm en Russie, le jeudi 26 mai 2022. Cette intervention faisait partie du panel « Aspects spirituels du dialogue eurasien » de ce forum. Je publie ici une version plus longue en français suivie de la version plus courte de mon intervention en anglais. Intervention raccourcie en anglais qui fut traduite en russe durant ce forum.

A l’heure où l’ordre international subit des perturbations inédites dans l’histoire contemporaine, il est fondamental selon moi d’aborder l’étude des relations internationales avec une approche métapolitique. C’est-à-dire une approche qui intègre ce que le comte Joseph de Maistre (1753- 1821) désignait comme une « métaphysique des idées politiques »[1].

Cette approche métaphysique des idées politiques s’intéresse en fait à ce que l’on pourrait décrire comme une ontologie des civilisations et des cultures et donc aussi des acteurs actuels du système contemporain des relations internationales.

Si l’on cherche à saisir l’ontologie d’une culture ou d’une civilisation, nous sommes naturellement conduits à rechercher le noyau spirituel qui la fonde. Car il n’existe pas de peuples, de nations, de culture, ou d’États qui ne soient structurés par un noyau spirituel même sécularisé. L’athéisme rationaliste lui-même, qui est désormais devenu la norme culturelle commune des peuples d’Occident[2], plonge ses racines dans un ensemble d’idées et de conceptions non-rationnelles et en fait « parareligieuses ». Idées apparues dès la Renaissance de manière sous-terraine et qui commenceront de s’imposer comme l’idéologie diffuse des élites occidentales à partir des Lumières. « Lumières » dont le terme même renvoie par ailleurs à l’illuminisme et à l’ésotérisme maçonnique.

Partant de ce constat, la recherche d’un dialogue et d’une compréhension mutuelle entre cultures à une échelle continentale eurasiatique, ne peut s’établir que sur la base d’une connaissance profonde du noyau spirituel de chaque intervenant de ce dialogue. C’est là une approche réellement universelle car elle passe par le particulier, c’est-à-dire par la personnalité spirituelle propre à chaque groupe humain, pour établir la possibilité même d’un dialogue.

De plus, si géographiquement l’Europe fait partie de l’Eurasie, pour l’instant l’Europe n’est pas indépendante et fait partie politiquement de l’Occident.

Si l’on parle d’entamer un dialogue spirituel à l’échelle eurasiatique, il faut donc s’interroger en amont sur la nature des conceptions spirituelles qu’ont les acteurs politiques ou culturels qui participeraient à ce dialogue. Cela peut se résumer en une question simple : de quelle manière conçoivent-ils la nature de l’Esprit ? [3]

En Occident, au terme d’un long processus historique[4] a fini par s’imposer l’idée que la matière primerait sur l’esprit et que finalement, l’esprit ne serait qu’un stade subtil et particulièrement élaboré de la matière. Selon cette idée, la matière évolue de manière continue par elle-même et sans aucune intervention extérieure ; cela jusqu’à se complexifier au point de générer l’apparition spontanée de la conscience et de l’esprit. Dans cette vision évolutionniste d’une existence sans réelle cause spirituelle première – sans arkhè (ἀρχή) – la vie, la conscience et l’esprit ne sont que des stades successifs d’une même matière auto-créée et auto-organisée.

Une forme d’autopoïèse noétique permanente de la matière et de l’ensemble de la réalité, perçue dès lors comme un continuum panthéiste inversé. Inversé, car ici c’est bien la matière qui précède l’Esprit et non la matière qui découle de l’Esprit comme dans l’hypothèse émanationniste de type plotinienne ou brahmanique ; ni même l’Esprit qui crée la matière ex nihilo comme dans l’hypothèse créationniste des religions révélées abrahamiques. Systèmes dans lesquels le Créateur et la création ont des essences radicalement distinctes et séparées (à des degrés divers selon les traditions et école de pensée de ces systèmes théologiques).

Cette conception spirituelle moniste inversée, qui établit l’esprit comme un stade « évolué » de la matière, est celle qui sous-tend la plupart des orientations intellectuelles, technoscientifiques, politiques et sociales occidentales contemporaines.

Des personnalités fondatrices de l’actuel système de gouvernance globale qui régit désormais l’Occident sont ou ont été imprégnées par cette orientation philosophique. Parmi tant d’exemples, citons ici l’influent et éminent biologiste britannique Julian Sorell Huxley (1887-1975), premier directeur général de l’UNESCO, eugéniste et darwinien convaincu qui fut le père du terme transhumanisme. Son grand-père, Thomas Henry Huxley, ami et proche de Darwin, avait déjà forgé au XIXème siècle le terme d‘agnosticisme, précisément   dans   le   contexte de la confrontation intellectuelle entre l’évolutionnisme darwinien naissant et l’ordre spirituel établi de l’époque.

Si l’on veut dialoguer spirituellement avec la partie occidentale de l’Eurasie qu’est l’Europe, il faut avoir à l’esprit que, désormais, l’orientation spirituelle des élites occidentales est constituée par ce matérialisme spiritualiste moniste.

C’est cette orientation spirituelle qui constitue l’arrière-fond philosophique de la plupart des grandes orientations de société que poursuit actuellement l’Occident : planification écologiste et décarbonation forcée de l’économie, planification médicale mondiale, réduction planifiée de la population mondiale etc. Orientations qui ne sont d’ailleurs pas forcément toutes mauvaises (par exemple celles qui ont avoir avec l’assainissement de l’environnement) mais qui sont imposées sans alternatives ni discussions possibles et surtout par les mêmes forces qui sont généralement à l’origine des dérèglements écologiques planétaires[5].

Extérieurement l’Occident peut continuer d’être perçu comme un « club chrétien » mais c’est désormais inexact car ses élites sont essentiellement transhumanistes. L’Occident politique et stratégique est donc désormais post-chrétien et transhumaniste. Ce changement de paradigme interne à l’Occident – qui n’est pas toujours bien compris et évalué dans les sphères civilisationnelles extérieures à l’Occident – génère des problématiques d’instabilité qui ont des répercussions sur l’ensemble de la sécurité de l’ordre mondial actuel.

Car ce changement de cap spirituel de l’Occident s’accompagne – comme toujours dans l’Histoire – d’un changement d’orientation stratégique et politique qui cherche à imposer cette vue du monde matérialiste intégrale à la fois à l’extérieur de l’Occident politique mais aussi à l’intérieur, aux populations qui vivent en Occident. Des populations qui sont encore – pour une partie d’entre elles – attachées au socle de valeurs chrétiennes sécularisées qui structuraient encore l’être collectif européen jusqu’à il y a peu. Ce qui génère des perturbations politiques et sociales internes inédites dans l’Histoire contemporaine de l’Occident depuis l’après seconde guerre mondiale. Mais à l’extérieur de l’Occident politique, cette vision du monde a aussi des répercussions car elle cherche à s’imposer à l’ensemble des acteurs géostratégiques. Quand cette vision du monde matérialiste-transhumaniste n’use pas de la voie directe de la guerre ouverte, elle use pour ce faire de toute l’armature techno-politico-administrative de ce qui est présentée – avec euphémisme – comme une « gouvernance globale » mais qui constitue de fait, un système de gestion planétaire de l’Humanité par des instances supra et para-Étatiques non élues.

L’humanisme chrétien européen classique s’effondre ainsi intérieurement sous la poussée du transhumanisme porté par les élites occidentales techno-scientistes. Elites qui, tout en continuant de faire de l’Occident une forteresse du transhumanisme, cherchent aussi à transformer l’ensemble de l’ordre international en usant de la puissance de l’Occident politique.

Cette orientation post-humaniste et post-chrétienne des élites occidentales actuelles ne fait de plus que se renforcer avec le passage du temps et l’éloignement progressif de la source helléno-chrétienne qui constitue la racine spirituelle de l’Occident. Divorcées spirituellement de l’héritage réel de la civilisation européenne, les élites occidentales qui ne souhaitent même plus entamer un dialogue avec les populations dont elles ont théoriquement la charge, sont-elles seulement encore à même de dialoguer avec le monde extérieur ? Et le souhaitent-elles même seulement ?

Le seul moyen pour qu’un dialogue interculturel dépasse la phase actuelle très critique de contraction de l’ordre mondial passe selon nous par :

1/ soit un changement d’orientation des élites occidentales, ce qui nous apparait improbable au stade actuel. Il est au contraire à craindre que les élites occidentales ne se crispent toujours plus face à la montée conjointe d’une contestation géostratégique extérieure portée la Russie et la Chine et d’une contestation politique intérieure portée par la partie encore vivante spirituellement de la population occidentale. C’est ce que je désigne comme l’ « arc de crise » du globalisme, à savoir le risque systémique d’un « télescopage » des contestations internes et externes à l’Occident politique.

2/ soit un remplacement de ces élites au terme d’un processus de « crise-révolution-transformation » de la forme politique occidentale actuelle. Processus de crise extrême qui ne se fera pas sans douleurs ni répercussions pour l’ensemble de l’ordre international et d’abord pour les populations occidentales elles-mêmes.

Si les élites occidentales changent, alors un dialogue – même spirituel – sera à nouveau possible à l’échelle eurasiatique. A l’heure actuelle il s’agit en fait du côté occidental, d’un monologue ininterrompu qui scande perpétuellement les mêmes mots d’ordre matérialistes, post-spiritualistes et impérialistes.

Pierre-Antoine Plaquevent – juin 2022

The contemporary spiritual orientation of the West 

If we are talking about initiating a spiritual dialogue on a Eurasian scale, we need to ask ourselves about the nature of the spiritual conceptions of political or cultural actors who would participate in this dialogue. This can be summed up in a simple question: in what way do they conceive the nature of the Spirit ?

In the West, at the end of a long process that we believe began in the Middle Ages, emerged the idea that matter takes precedence over spirit and that, in the end, spirit is only a particularly developped stage of matter. According to this idea, matter evolves continuously on its own and without any external intervention, until it becomes so complex as to generate the spontaneous appearance of consciousness, mind and spirit. In this vision, life, consciousness, mind and spirit are only successive stages of the same self-created and self-organised matter.

This monistic view of spirit as an ‘evolved’ stage of matter underlies most contemporary Western intellectual and techno-scientific orientations. Founding figures of the current system of global governance that now governs the West are or have been imbued with this philosophical orientation. Amongst many examples, let us mention here the influential and eminent British biologist Julian Huxley (1887-1975), the first Director of UNESCO, who was an eugenicist and a Darwinian and also the father of the term transhumanism.

If we want to enter into a spiritual dialogue with Europe, the western part of Eurasia, we have to bear in mind that the spiritual orientation of the western elites is now based on this monistic spiritual materialism.

It is this spiritual orientation that constitutes the philosophical background of most of the major societal orientations that the West is currently pursuing : ecological planning and forced decarbonisation of the economy, global medical planning, global population reduction, etc. These orientations are not necessarily all bad, but they are imposed without any possible alternatives or discussion.

Externally, the West may continue to be perceived as a « Christian club » but this is no longer true. The political and strategic West is now post-Christian and guided by spiritually transhumanist elites.

It is from this perspective that a dialogue with the West of Eurasia can be envisaged, bearing in mind the current spiritual reality of the political West which unfortunately includes Western Europe.

I thank you and greet you fraternally from France.

Pierre-Antoine Plaquevent – 27 mai 2022

[1] « J’entends dire que les philosophes allemands ont inventé le mot métapolitique, pour être à celui de politique ce que le mot métaphysique est à celui de physique. Il semble que cette nouvelle expression est fort bien inventée pour exprimer la métaphysique de la politique, car il y en a une, et cette science mérite toute l’attention des observateurs». Joseph de Maistre, Considérations sur la France, suivi de l’Essai sur le principe générateur des constitutions, 1797

[2] Hors isolats de groupes humains conservateurs auxquels nous appartenons.

[3] L’esprit entendu ici comme esprit individuel ou Esprit universel, esprit de la créature ou Esprit du Créateur. Sur cette notion d’Esprit, fluctuante entre toutes, et pourtant fondamentale on consultera par exemple : « Corps, Ame, Esprit. Introduction à l’anthropologie ternaire » Michel Fromaget, 2ème édition, 2000

[4] Processus qui selon nous commence dès le Moyen-âge avec le schisme de l’Eglise et de la romanité chrétienne en 1054.

[5] Par exemple la famille Rockefeller dont la fortune s’est construite au XXème siècle sur le pétrole et la géopolitique impériale qui lui est liée. La Fondation Rockefeller pilote aujourd’hui une grande partie de la transformation énergétique de l’industrie occidentale et elle est en pointe de la décroissance démographique au sein de la gouvernance mondiale depuis 1945.

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