Le nationalisme russe à l’époque soviétique

28.05.2016

Alors que l’issue de la crise qui déchire actuellement l’Ukraine est incertaine après la “révolution” survenue à Kiev et les événements de Crimée, le facteur du nationalisme russe (ou pro-russe) semble s’être invité dans le débat comme un élément-clé sans lequel il est impossible de comprendre ce qui se passe à l’Est. Il me paraît donc intéressant d’examiner quelles sont les spécificités de ce nationalisme russe, si étranger à nos conceptions, qui parle plus souvent d’empire que de nation, et de regarder un peu en arrière pour découvrir dans quelle mesure il plonge ses racines dans l’époque soviétique. La récente parution de la thèse de Vera Nikolski consacrée à ce sujet nous en donne l’occasion.

Vera Nikolski, chercheuse en sciences politiques d’origine russe, est l’auteur d’une thèse intitulée Les nouvelles formes de pensée conservatrice en Russie contemporaine, du militantisme des jeunes à ses fondements idéologiques. Elle a fait paraître il y a quelques mois, à destination d’un plus large public, un ouvrage inspiré de sa thèse, National-bolchevisme et néo-eurasisme dans la Russie contemporaine. Elle fonde sa recherche sur les diverses contestations nationalistes qui ont accompagné et accompagnent encore la transition libérale en Russie après la chute de l’URSS en se concentrant plus particulièrement sur deux figures que les lecteurs de Rébellion connaissent bien : Alexandre Douguine et Edouard Limonov.

Mais on ne saurait comprendre ces deux phénomènes idéologiques typiquement russes et inscrits dans la modernité si on ne replonge pas un peu dans le passé et qu’on ne s’interroge pas sur les formes plus anciennes du nationalisme russe, notamment durant l’ère soviétique. Nikolski recule même davantage et va chercher au XIXème siècle, chez les Centuries noires et dans le courant slavophile, les ancêtres de l’eurasisme contemporain. Il est vrai qu’une partie des nationalistes russes d’aujourd’hui aime à se référer aux anciens tsars comme à des figures tutélaires mais ces références, selon Nikolski, sont artificielles, purement symboliques, et ne présentent aucune cohérence idéologique avec ce qu’avait pu être, dans un contexte tout à fait différent, le nationalisme tsariste de l’époque.

L’URSS était nationale-communiste

Beaucoup de communistes européens actuels, oublieux de l’histoire et désinformés par l’idéologie gauchiste ambiante, ont occulté ce qui apparaît pourtant comme une évidence quand on étudie un tant soit peu les événements du XXème siècle : partout dans le monde où des révolutions communistes ont triomphé, de la Chine à la Yougoslavie en passant par Cuba, elles se sont appuyées sur un sentiment patriotique vif et ont fondé des régimes qu’on pourrait à bon droit qualifier de nationaux-communistes. L’URSS a connu une histoire assez semblable à celle de tous les autres pays nationaux-communistes. Les sentiments patriotiques de Lénine étaient connus mais c’est surtout Staline qui, après une période de remise en cause des guerres dites impérialistes (« pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes ») à la suite de la Révolution d’Octobre survenue en pleine guerre mondiale, a orienté ses efforts vers une réhabilitation plus traditionnelle du nationalisme russe. En remplaçant dans ses discours l’expression communiste “camarades” par celle de “frères et sœurs”, en faisant l’éloge d’Ivan le Terrible ou d’Alexandre Nevski (réhabilitation qui a permis la réalisation du chef-d’œuvre éponyme d’Eisenstein) et, sur un mode beaucoup plus problématique, en ethnicisant le pouvoir – ethnicisation qui a accompagné certaines vagues de persécutions racistes à l’encontre de diverses minorités – Staline renoue avec une conception du pouvoir ancestrale en Russie.

Alors que dans l’Europe contemporaine, le nationalisme est surtout le fait des classes populaires et ne rencontre que mépris de la part des élites (toutes converties à la globalisation et au catéchisme européiste), le schéma était bien différent en URSS où le nationalisme était très prisé par l’intelligentsia, à la fois dans le Parti (les intellectuels d’Etat, que Nikolski qualifie déjà de nationaux-bolcheviks) et dans l’opposition, où on trouvait des nationalistes de sensibilité parfois libérale ou démocratique. C’est cette distinction entre pouvoir et opposition qui a amené les historiens à parler des courants dits légaux et illégaux dans le nationalisme russe de cette époque. Si les premiers professent souvent l’athéisme et suivent la ligne officielle, celle du matérialisme dialectique, les seconds sont parfois orthodoxes ou d’autres sensibilités religieuses, et Nikolski parle de « connivences entre les nationalistes orthodoxes et païens »1. Certains nationalistes de l’opposition cèdent aux sirènes de l’union sacrée et valident, souvent à contrecœur, le régime soviétique comme dépositaire de l’identité nationale russe. Ce rattachement volontaire d’une partie de l’opinion traditionaliste à un système connu pour sa politique révolutionnaire de tabula rasa paraît difficile à comprendre pour un spectateur occidental mais dans de nombreuses cultures – et je l’ai remarqué aussi en Chine – il est parfois difficile de concevoir un nationalisme qui ne soit pas à la fois un acte d’allégeance à l’Etat. D’autres opposants nationalistes, plus férocement anti-communistes ceux-là, refuseront cette concession et préféreront fuir à l’étranger où certains d’entre eux se rapprocheront des mouvements fascistes européens.

L’opposition nationaliste face à la perestroïka

Mais le régime, entre la période de Staline et celle de sa chute, connaît de nombreux bouleversements qui entraîneront également des bouleversements dans la conception du nationalisme. La perestroïka constitue un changement majeur à la fois dans les rapports de pouvoir et dans le positionnement du camp national. Durant les années Andropov déjà, on a assisté à un refroidissement des relations entre le Parti et les revues littéraires nationalistes, signe annonciateur d’un déclin du courant nationaliste légal. La perestroïka, associée à un affaiblissement de l’Etat et à une phase d’occidentalisation, est de ce fait vivement critiquée par les nationalistes et c’est là tout le paradoxe : c’est précisément la perestroïka, et le regain de liberté d’expression qu’elle déclenche, qui permet aux opposants d’articuler leurs critiques sans finir nécessairement au goulag. Beaucoup d’intellectuels sont alors déchirés par ce paradoxe : l’écrivain Alexandre Zinoviev, par exemple, attaque avec vigueur (et beaucoup d’humour) la politique des réformes dans son roman Katastroïka mais c’est grâce à ces réformes qu’il peut enfin revenir d’exil, tout comme Soljenitsyne ou Limonov – pour ne citer que des personnalités connues. « L’opportunité du retour, réel ou symbolique, écrit Nikolski, est d’autant plus importante pour les auteurs nationalistes qu’elle rétablit la cohérence de leur parcours que troublait l’abandon de la patrie. »

Nous voilà encore devant un phénomène malaisé à comprendre de l’extérieur : alors qu’il apparaît manifestement que le régime soviétique est en voie d’affaiblissement, les opposants nationalistes, loin de s’en réjouir, s’en désolent. Outre le problème de l’association de la nation à l’Etat (et donc au régime) dont nous parlions plus haut, cet apparent paradoxe s’explique par l’émergence d’une nouvelle opposition concurrente à celle des nationalistes, l’opposition libérale. Celle-ci bénéficie comme l’autre de ce regain de liberté mais en plus elle fait son beurre des nouvelles idées, à commencer par celle de l’influence philosophique et économique de l’Occident. « Si l’ouverture du régime offre [aux nationalistes] de nouvelles possibilités, elle ne leur fournit aucune légitimité particulière, alors que leurs homologues libéraux vivent au contraire, pendant la perestroïka, un moment court mais intense de consécration. »4 Le camp national réagit alors en radicalisant son discours et en critiquant avec virulence le gouvernement Gorbatchev et ses nouvelles orientations. Au même moment, ce camp voit émerger dans ses rangs un nouveau type d’intellectuel, qu’on pourrait qualifier d’outsider : contrairement aux communistes ils ne sont pas sortis des écoles officielles du Parti et contrairement aux libéraux ils n’ont pas été formés dans des instituts internationaux chapeautés par les Etats-Unis, ce sont des francs-tireurs extérieurs au monde académique, des écrivains, des journalistes, des militaires dissidents, des autodidactes révoltés. Les figures de Douguine et de Limonov s’inscriront dans cette nouvelle vague.

Nationalisme rouge contre nationalisme blanc

Du côté du pouvoir, les tenants conservateurs du Parti, ceux qui se sentent le plus affaiblis face aux réformateurs libéraux, se laissent tenter par des alliances avec les nationalistes du courant légal. « L’alliance entre les communistes et les nationalistes de tendance impériale-étatiste constitue sans conteste le centre de gravité de ce qu’on commence à appeler le camp national-patriote. »5 Ce rapprochement contribue, un peu par réaction au nouveau rapport de forces, à renforcer la ligne de ce que l’on peut déjà qualifier (sans référence directe à son pendant allemand de la première partie du XXème siècle) le national-bolchévisme, et qui se caractérise par un nationalisme interethnique, prenant de ce fait en compte la dimension impériale d’une Russie très mélangée. Celui-ci est, sur le plan idéologique, en concurrence directe avec une autre forme de nationalisme très présente dans une partie de l’opposition, le nationalisme blanc, émanant de l’extrême droite et porteur d’une vision racialiste et souvent monarchisante. Après la chute de l’URSS, le national-bolchévisme l’emportera durablement sur le nationalisme d’extrême droite.

Cette chute, toutefois, modifiera encore une fois radicalement le statut du nationalisme russe dans ses rapports complexes au pouvoir. On le sait, la libéralisation sauvage qui s’en est suivie a entrainé, en 1992, une hyperinflation, les prix ont explosé, les privatisations se sont succédé et ont entrainé une paupérisation massive dans la population aux conséquences dramatiques : crise démographique, baisse de l’espérance de vie, aggravation vertigineuse des inégalités sociales, quasi-disparition de la classe moyenne – les joies du capitalisme. Comme sous la perestroïka, les réformes ont entrainé une levée de boucliers des nationalistes, soutenus cette fois par les communistes chassés du pouvoir et horrifiés de voir l’ancienne politique socialiste remplacée par une économie de marché prédatrice. Même les anciens critiques les plus virulents du système communiste se mettent à devenir nostalgiques. Ainsi de Douguine qui confie : « J’ai dit oui à l’URSS au moment où elle a cessé d’exister. Car ce qui est venu à la place était tellement pire que la question ne pouvait pas se poser. […] Je suis un homme soviétique, mes parents sont soviétiques. Bien que j’aie essayé au maximum d’éliminer le soviétique en moi, le 19 août 1991 j’ai commencé à restaurer cet héritage. »6 C’est d’ailleurs par le truchement de l’eurasisme que Douguine se met à considérer l’URSS comme l’héritière légitime de l’Empire russe.

Union sacrée contre les libéraux

Suite à l’échec des rébellions de 1992-1993, le KRPF (le parti communiste post-soviétique) s’affirme comme le seul tenant du nationalisme rouge, au grand dam des groupuscules nationalistes qui se voient voler la vedette. Ce parti est fondé et présidé par Guennadi Ziouganov, un homme politique majeur dans l’histoire russe contemporaine et qui, aujourd’hui encore, est le principal concurrent de Poutine sur le plan électoral. Ancien cadre du PCUS dissout, il a reconstruit un parti autour de la même obédience marxiste mais sur une ligne plus conservatrice et plus nationaliste que l’ancien. Il est possible que l’influence de Douguine ait joué un rôle dans cette orientation, lequel entretenait des relations avec lui et le conseillait parfois7 ; Douguine disait d’ailleurs : « Le KRPF, c’est pour une large part un parti eurasiste de gauche. »8 Plus tard, lorsque serait fondé le Parti National-Bolchevik, Limonov expliquerait que son objectif était de surmonter l’opposition qui existe entre les programmes du LPDR de Jirinovski (parti nationaliste) et le KRPF de Ziouganov.

Durant les années Eltsine qui ont suivi la chute de l’URSS, on peut donc dire que le pouvoir est libéral et que l’opposition est nationaliste. Le schéma s’inversera avec l’arrivée de Poutine au pouvoir. Celle-ci s’accompagnera d’un affaiblissement momentané de l’opposition car cette dernière se verra dépassée sur son propre terrain par le Kremlin. Une partie de cette opposition, notamment celle des nationaux-bolchéviks, trouvera toutefois sa place dans le camp révolutionnaire, notamment sur le front social. Mais c’est déjà une autre histoire.

David L’Epée

Article paru dans le Rébellion numéro 64 ( Mai/juin 2014).