Le Katechon russe face au globalisme

18.06.2016

Du 17 au 26 juin devaient se réunir en Crète, l’ensemble des 14 Églises orthodoxes autocéphales. Dans un récent communiqué, le saint synode (assemblée des évêques) de l’Église orthodoxe russe a annoncé qu’elle ne participerait pas au concile orthodoxe, suivant en cela d’autres Eglises comme les Eglises bulgare et géorgienne. Annoncé comme historique et préparé de longue date, ce concile est perçu par certaines des principales Eglises orthodoxes, dont l’Eglise russe, comme une tentative d’imposer le modernisme au sein de l’Eglise. (1)

Cet événement nous donne l’occasion de nous pencher sur l’influence grandissante des réseaux conservateurs orthodoxes dans la politique russe ainsi que sur certains de leur relais les plus efficaces. Influence qui se fit jour de manière particulièrement visible lors du voyage de Vladimir Poutine au Mont Athos en mai dernier. Un déplacement de haute importance qui a certainement aidé le Patriarcat russe dans sa décision de ne pas participer au concile de Crête.

Autorité spirituelle et pouvoir temporel

En mai dernier, le président russe Vladimir Poutine était en Grèce pour une série de visites importantes. Après les rencontres avec l’exécutif grec, le président Poutine s’était rendu au Mont Athos où il participa avec le Patriarche Cyrille à la commémoration du millénaire de la présence spirituelle russe sur la montagne sacrée. Ces célébrations furent l’occasion d’un événement de très grande portée symbolique. Un événement qui confirma pour l’Etat russe, sa rupture avec le sécularisme et l’indifférence religieuse de l’Occident. Au point culminant de cette visite au Mont-Athos, le président russe s’est ainsi tenu à la place qu’occupaient autrefois les empereurs byzantins du temps de l’Empire romain d’Orient. Cet événement allant jusqu’à provoquer une brouille entre les autorités de l’Athos et la délégation grecque.

L’événement avait été alors très commenté par le think-tank Katehon et sur la télévision orthodoxe Tsargrad :

« Les moines de l’Athos ont alors offert à Vladimir Poutine de prendre la place prévue pour les évêques et les dirigeants de l’Etat orthodoxe. Dans le passé, cet endroit a été occupé par les empereurs byzantins. Cette proposition est devenue une source de scandale diplomatique car, avec le Président russe, était venu au Mont Athos le président de la Grèce, Prokopis Pavlopoulos. Cependant, la place d’honneur n’ayant pas été offerte au Président grec, mais à l’invité russe. À la suite du débat entre le gestionnaire de l’Athos et les autorités grecques, le secrétaire spécial pour la diplomatie religieuse auprès du Ministère des Affaires Etrangères, M. Stafis Liantas, a été déclaré persona non grata sur le Mont Athos. En conséquence de cela, le Président de la Grèce n’a pas participé au culte. Au lieu de cela, à la droite du Président Poutine, se tenait le ministre des Affaires étrangères de la Grèce, Nikos Kottsias.» (2)

« Cet épisode démontre que les moines du Mont Athos pensent que Poutine est leur chef politique, bien que formellement l’Athos fasse partie de la Grèce. Et pas uniquement les moines grecs. Sur l’Athos il y a aussi des monastères serbes, bulgares, géorgiens et russes. Parmi les moines de l’Athos, il y a de nombreux représentants d’autres nations orthodoxes: Roumains, Macédoniens, Albanais. Le Centre spirituel du monde orthodoxe manifeste donc que le chef de l’Etat russe est le principal défenseur de la foi chrétienne et place en lui de grands espoirs. Le président russe et le Patriarche, avec leur visite au Mont Athos, ont montré que la notion d’autorité byzantine renaît en Russie. Le dirigeant russe a ainsi pris la place symbolique de chef politique orthodoxe et a, de fait, soutenu l’Athos en faveur du maintien de la pureté de l’Orthodoxie et condamné les tendances crypto-catholique de la vie de l’Eglise.»

Le symbole est clair, Poutine est désormais reconnu par l’une des plus hautes autorités spirituelles du monde orthodoxe – les moines du Mont Athos – comme le défenseur de la Chrétienté orthodoxe dans le monde. En prenant la place autrefois réservée aux empereurs byzantins, le président russe est désormais considéré comme le « Basileus », le protecteur de l’Orthodoxie universelle et la Russie comme le « Katechon » qui résiste au Nouvel Ordre Mondial et au sécularisme.

A bien des égards on assiste ici à un retour de la symphonie des pouvoirs temporel et spirituel, système caractéristique des Etats chrétiens orthodoxes.

La menace pressante de l’œcuménisme religieux

Les commentaires du groupe Katehon vont plus loin encore dans cette idée d’une dyarchie théopolitique entre l’Eglise Orthodoxe et l’Etat Russe en précisant les menaces auxquelles sont confrontées l’Eglise et l’Etat russe :

« Tant le gouvernement que l’Église russe sont maintenant dans le besoin d’un soutien spirituel des anciens du Mont Athos. L’État retient comme il peut la marée du libéralisme occidental athée, ce qui augmente la pression sur la Russie dans toutes les directions et menace de déclencher un conflit militaire direct sans ambiguïté. L’Eglise quant à elle, mène une guerre spirituelle, et se prépare à affronter la tendance œcuménique et progressiste lors du prochain Conseil pan-orthodoxe qui se tiendra en Crête à la fin juillet. »

Aussi des précisions très importantes ont été amenées sur le concile pan-orthodoxe par le think-tank Katehon:

« Le 17 juin prochain, le concile pan-orthodoxe se tiendra en Crète. Ce concile a été appelé le huitième concile œcuménique mais en fait un tel concile n’a pas été organisé depuis 1300 ans. Je voudrais donc souligner que ce concile pan-orthodoxe est organisé sous la pression de l’Occident.

Si nous parlons de géopolitique, l’Église russe subit actuellement une pression énorme. Le patriarche Cyrille est personnellement sous pression aussi. Durant le conseil préparatoire au concile, à Chambésy en Suisse (3), notre patriarche, s’est ainsi retrouvé presque seul face à ceux qui voulaient soulever durant les discussions des choses très désagréables pour les croyants, des choses qui pourraient affecter la tradition orthodoxe. […]

Il doit aussi être pris en considération que dans les préparatifs du concile pan-orthodoxe de Crète, les services de renseignement américains (du FBI et de la CIA) ont été invités pour aider à assurer la sécurité antiterroriste. Même si le concile va regrouper tant de croyants orthodoxes et de hiérarques qu’il faut bien sûr protéger des risques d’attentats, ils ont bien sûr choisi des spécialistes américains en grandes quantités qui contrôleront de fait pratiquement tous les processus de l’événement.

C’est sous une telle pression que le chef d’un Etat orthodoxe, le président russe, a visité le Mont Athos, là où l’orthodoxie a été entièrement perfectionnée et préservée, là où les moines disent toujours la vérité. Ils disent ce qu’ils pensent vraiment sur le Pape ou le Concile pan-orthodoxe, et cela est très important ! Le président Poutine a montré que la Russie suivra toujours le chemin de l’Orthodoxie véritable. En cela il est appuyé par le patriarche Cyrille, avec qui il a voyagé durant ce pèlerinage. C’est la première et seule fois dans l’histoire que le chef du gouvernement russe et le Patriarche prient ensemble à la Sainte Montagne. » (4)

Comme à l’époque de Constantin et du Concile de Nicée, les chrétiens véritablement orthodoxes, ceux qui suivent la voie juste, en appellent au pouvoir temporel pour les appuyer face à l’hérésie. Une hérésie représentée de nos jours par l’œcuménisme globaliste et l’indistinction religieuse. L’Etat russe et l’Eglise orthodoxe assumant ici la mission d’empêcher la sécularisation et le globalisme de pénétrer la structure même des Eglises orthodoxes menacées par la tenue d’un concile que certains envisageaient déjà comme le Vatican II des Orthodoxes.

L’influence du « soft-power » conservateur orthodoxe

La mise en forme théopolitique de cette visite ne devait rien au hasard. Ainsi, la semaine précédant la venue du président Poutine, Alexandre Douguine avait devancé la délégation officielle pour la préparation de l’événement. Il avait alors été la cible d’une tentative de sabotage de cette visite par certains bureaucrates de l’Union Européenne.(5)

Toute la cérémonie fût retransmise en direct en Russie par la chaîne orthodoxe Tsargrad dont le rédacteur en chef n’est autre qu’ Alexandre Douguine. Le philosophe se chargeant aussi d’exposer certaines notions religieuses aux téléspectateurs russes, notamment la fonction et l’essence du monachisme.

Dans un article publié sur Katehon, Alexandre Douguine a très bien expliqué l’architecture interne du pouvoir politique actuel en Russie : le président de la Fédération de Russie est au centre d’un jeu d’influence complexe entre patriotes, libéraux, occidentalistes et conservateurs de différents degrés. Un système que Douguine considère être du césarisme politique classique. Dans ce système, le Chef d’Etat fait s’équilibrer entre elles les différentes tendances politiques existantes dans l’Etat. Réalisme politique et maîtrise des rapports de force constituant l’essence du politique de type césariste. (6) Parmi ces différentes tendances gravitant autour et dans l’exécutif russe, les cercles conservateurs s’organisent afin d’orienter le césarisme russe vers une direction qui romprait plus clairement avec certaines ambiguïtés et une trop grande tolérance accordée aux idées libérales. Dans cet esprit le général Alexandre Bastrykine – chef du Comité d’enquêtes russe – a récemment préconisé pour l’Etat d’abandonner le libéralisme idéologique afin de se doter d’une vision du monde qui lui permette de résister sur le fond aux attaques de l’Occident. Nombreuses sont les personnalités russes a vouloir que l’Etat affirme des positions claires face aux ennemis de l’extérieur comme de l’intérieur.

Les observateurs occidentaux commettent souvent l’erreur de présenter l’Etat russe actuel comme un système omnipotent et quasi totalitaire qui encadrerait la société à la manière du PCUS de l’époque soviétique. Rien n’est plus faux. Il serait plus juste de voir l’Etat comme un réseau parmi d’autres en lutte afin de garder le contrôle et le monopole de la puissance publique. Un réseau qui garde certes la préséance et l’avantage historique mais qui n’est pas tout puissant face aux autres types de réseaux à l’œuvre en Russie. Beaucoup de russes s’alarment ainsi du nombre croissant de personnalités de l’administration publique ou des secteurs importants comme l’énergie ou les nouvelles technologies qui regardent plus vers l’Atlantique que vers l’Eurasie pour le développement de la Russie. Ces personnalités sont l’équivalent des « Young Leaders » dans la politique française, de véritables agents d’influence atlantistes similaires à nos technocrates européens. L’ouverture récente d’un très grand centre/musée dédié au très trouble président Boris Eltsine constituant pour beaucoup de conservateurs russes le symbole visible de la puissance bien réelle de la cinquième colonne libérale-occidentaliste en Russie. Récemment, le celebre cinéaste Nikita Mikhalkov s’inquiétait de l’ouverture de ce centre dans l’émission historique et politique très regardée qu’il anime.

Tsargrad et Katehon : avant-garde de l’Orthodoxie 

Dans ce débat pour définir quelle sera la nouvelle idée nationale à conduire la Russie dans ses combats contemporains, les conservateurs chrétiens intégraux se dotent de leurs propres outils pour un « soft-power » traditionaliste. Parmi ceux-ci la chaîne religieuse et politique Tsargrad et le think-tank Katehon.

Tsargrad (tsargrad.tv) est une chaîne religieuse qui affiche la volonté de parler de politique et de géopolitique dans une perspective orthodoxe et anti-globaliste. Une chaîne de télévision ouvertement anti-libérale et anti-moderne. Quelque chose d’inimaginable en France, où le catholicisme est scindé entre modernistes apostats et traditionalistes figés. La tradition étant encore vécue en Orthodoxie de manière organique, naturelle et non puritaine, cela malgré les décennies d’oppression communiste athée. Alexandre Douguine est le rédacteur en chef de Tsargrad.tv, il y présente aussi une émission d’orientation politique.

Le nom Tsargrad désigne l’ancien nom que donnaient les orthodoxes à la ville de Constantinople. Littéralement la ville du Tsar. Dans l’esprit russe traditionnel, Tsargrad représente le symbole intemporel de la Romanité orthodoxe dont la Russie a hérité de par le titre de « Troisième Rome ».

Katehon est un centre d’analyse et de stratégie politique, un think-tank d’orientation non-alignée et conservatrice. Il produit des analyses et du contenu géopolitique et métapolitique édité sur son impressionnant site multilingue : katehon.com
Le Katehon – Katechon – est un concept que le juriste et philosophe Carl Schmitt utilise dans sa théologie politique afin de désigner une figure théopolitique qui aurait pour effet de « freiner »  (ce que désigne le terme grec « katechon ») l’universelle dissolution propre à la modernité et aux anti-valeurs héritées des lumières. Carl Schmitt reprend ce terme de la deuxième lettre aux Thessaloniciens de Saint Paul, où l’apôtre explique que le retour du Christ n’adviendra qu’une fois l’Antéchrist régnant sur la terre. Mais pour qu’il advienne, il faut d’abord que ce mystérieux Katechon – celui qui freine ou retient la venue de l’Antéchrist – soit vaincu. Classiquement les pères de l’Eglise successifs ont identifié cette figure avec l’Empire romain. On peut considérer comme Katechon, l’Etat qui assume la charge de défendre la Chrétienté – et plus généralement le monde – de l’anomie et de la soumission aux forces de subversion. La Russie assumant aujourd’hui la fonction de Troisième Rome après Rome et Constantinople pour les Orthodoxes, elle peut donc être identifié avec le Katechon en lutte face à l’Antéchrist globalisé.

Une révolution conservatrice en cours

Un véritable archéofuturisme médiatique s’élabore actuellement en Russie. Une révolution conservatrice qui sait user du meilleur des techniques de communication actuelle au service d’une actualisation de la tradition. Le pèlerinage à l’Athos de Vladimir Poutine peut être vu comme le résultat du minutieux travail en amont de ces réseaux médiatiques conservateurs.

Tsargrad et le think-tank Katehon se donne la mission d’une orientation théopolitique de l’Empire russe en gestation. Alexandre Douguine illustrant toujours plus ce que peut être le rôle de conseiller du Prince : orienter autant que possible le pouvoir temporel par l’autorité spirituelle. L’orienter selon les principes universels qui sous-tendent toute civilisation réellement traditionnelle : la dyarchie entre l’ « auctoritas » spirituelle et la « potestas » politique.                          Entre l’ « Imperium » et le « Sacerdotium » d’une symphonie des pouvoirs restaurée.

Une tentative incroyable a lieu actuellement en Russie : celle de freiner la venue de l’anomie généralisée, de l’Antéchrist comme principe de dissolution universelle. L’ « universelle protestantisation » du monde comme la désignait Joseph de Maistre en son temps. Lui qui s’était fait alors le chantre de l’alliance avec la Sainte Russie face à la France révolutionnaire et régicide de 1789. Dans cette lutte eschatologique et médiatique l’Orthodoxie russe est aujourd’hui en première ligne, là où le Catholicisme officiel a quant à lui complètement baissé les bras pour se rallier au mondialisme. Comme à chaque époque le combat se joue autant sur le terrain cognitif qu’au niveau politique ou militaire. En utilisant le « soft-power » tout autant que le « hard-power » .

La Tradition et le front de la contre-subversion usant des moyens techniques de la post-modernité en une « négation de la négation » souveraine.                         

Le principe de conservation n’est pas un principe statique mais un principe dynamique. La Tradition n’est pas le passé mais ce qui ne passe pas : elle est l’échelle qui peut nous permettre de nous hisser hors du temps et de la mort à tout instant. A chaque époque elle peut donc être retrouvée et actualisée avec les moyens du temps présent contre le temps présent. Dans cet esprit le père de la Révolution conservatrice allemande, l’écrivain philo-russe Moeller Van Den Bruck, avait lancé en son temps le mot d’ordre :

« Autrefois les conservateurs combattaient la révolution, aujourd’hui ils doivent en prendre la tête ».

C’est ce qui se joue aujourd’hui en Russie : les traditionalistes russes comptent bien prendre la tête de la révolution médiatique et numérique en cours. La Russie est ce continent de l’Esprit où la métaphysique, la mystique et la foi n’abandonne jamais la politique à elle-même, même durant l’intermède soviétique. En ce sens la Russie est naturellement antagoniste du sécularisme occidental et du matérialisme libéral. Pour vaincre, elle va devoir combattre sur le fond, avec l’appui des forces spirituelles qui constituent son identité ontologique. Relier ces forces à la noosphère médiatique contemporaine est le pari que tentent aujourd’hui les forces conservatrices intégrales du monde russe.

Les forces alter-européennes conservatrices d’Europe de l’Ouest ont tout à gagner à s’inspirer du soft-power orthodoxe russe et à s’allier avec lui dans sa lutte globale pour un monde multipolaire. La Russie, comme en 1917,  se pose ici en avant-garde. L’avant-garde de la première internationale conservatrice anti-moderne. La première « alternationale » conservatrice non-alignée.

L’Empire du cœur contre l’impérialisme globaliste

Pour finir évoquons ici la raison profonde de l’appui que nous devons apporter au conservatisme orthodoxe russe. Ce soutien nécessaire relève d’un autre ordre que du seul domaine politique ou géopolitique, il est d’ordre spirituel et métaphysique.

Rappelons ici un principe qui devrait toujours guider tout combat métapolitique : un empire ou un Etat ne peut être considéré comme traditionnel – et donc comme réellement conservateur – uniquement s’il est guidé par une élite spirituelle reliée à l’Esprit éternel, au Dieu créateur de toute chose. En Europe orthodoxe, c’est au Mont Athos qu’une telle élite existe. Elle y dédie sa vie à la prière pour le bien et le salut des hommes. Elle lutte spirituellement au quotidien pour la conservation du dépôt sacré de la foi orthodoxe, rempart du monde contre le malin qui partout s’immisce.

Le monde orthodoxe considère les moines du Mont Athos comme l’élite du monachisme. Rappelons ici succinctement la spécificité du monachisme orthodoxe par rapport au monachisme occidental. Cette différence réside prioritairement dans la possibilité pour le chrétien de réaliser, dès cette vie, ce que l’Orthodoxie nomme la « Théosis » : la déification ou divinisation de la nature humaine. Processus aussi désigné comme l' »acquisition du Saint-Esprit ». Cette notion de Théosis est ce qui définit essentiellement les buts de la vie contemplative chrétienne orthodoxe. Vie contemplative dont la finalité la plus haute est pour le chrétien accompli de pouvoir participer dès cette vie à la Sainte-Trinité. Etat d’unité retrouvée que les saints rejoignent. On nomme les moines qui connaissent cette déification dans l’anonymat et l’humilité intégrale : théophores ou pneumatophores. Ils sont les porteurs de l’Esprit Saint de Dieu. La tradition patristique de l’Orient considère la déification comme l’accomplissement de la vie spirituelle, c’est elle qui donne son identité profonde à la spiritualité byzantine. C’est là aussi l’une des raisons de l’éloignement du Catholicisme et de l’Orthodoxie, plus encore que les raisons politiques ou extérieures.

Dans son ouvrage sur le monachisme orthodoxe « Nous avons vu la vraie lumière » le père Placide Deseille évoque une lumière ineffable de sagesse et de sainteté, dont la lumière sensible n’est que l’image dans notre ordre de réalité. Il cite notamment le texte d’un saint père sur les deux lumières : celle déchue, luciférienne, qui aveugle et peut perdre l’homme en lui faisant croire qu’elle est la lumière de Dieu ; et la seconde, la vraie et Sainte lumière thaborique, celle qu’a entrevu Saint Paul sur le chemin de Damas, la lumière qui n’est pas de ce monde et dans laquelle la Jérusalem céleste baignera à son retour à la fin des temps. Cette lumière n’est accessible qu’à très peu d’hommes, elle se révèle au cœur du cœur à ceux-là par le travail incessant de la prière et par l’action gratuite de la Providence qui choisit qui elle veut, quand elle veut. La connaissance vécue de cette lumière constitue l’apex de la vie ascétique et contemplative orthodoxe. Elle a été poussée à sa perfection sur le Mont Athos, omphalos de la spiritualité orthodoxe.

Pour qu’un empire soit stable, pour qu’un empire soit valide, pour qu’il soit réellement licite et traditionnel, il lui faut la présence et l’existence d’une telle élite du cœur en son sein. Il faut que cette élite existe et soit entendue et protégée par les « bellatores » de la seconde fonction : la fonction guerrière et politique. C’est cette élite d’hommes qui vit et prie au Mont Athos et qui a choisi la Russie comme protectrice. Le rapprochement du pouvoir politique de la Troisième Rome avec la montagne sacrée de l’Athos – là où vivent les saints théophores et pneumatophores de l’Europe – est un événement théopolitique central de notre époque pour qui comprend la dimension la plus profonde des guerres qui ensanglantent le monde depuis un siècle et plus : la dimension eschatologique.

Jusqu’à la fin il y aura un « Katechon » pour lutter contre la venue du pire; c’est aujourd’hui en Russie qu’il prend l’une de ses formes contemporaines les plus explicites. Une forme jamais totalement aboutie et toujours mêlée aux ambiguïtés relatives à la condition terrestre du pouvoir politique. Comme il en va toujours pour toutes les formes politiques dans l’Histoire. Aujourd’hui dans ce combat global la Russie orthodoxe nous précède. Malgré ses faiblesses elle est la seule puissance politique d’envergure ouvertement chrétienne. C’est aux côtés du Katechon orthodoxe russe que doivent se joindre toutes les forces de la contre-subversion en lutte contre le mondialisme.

A mesure que l’Europe sombrera, l’Orthodoxie apparaîtra toujours plus aux chrétiens occidentaux encore debout au milieu des ruines, comme le recours majeur vers la Tradition et l’immortalité. Que ce soit face à l’athéisme ou à l’islamisme, la gardienne de l’Orthodoxie c’est aujourd’hui la Sainte Russie. A nous de faire de la France et de l’Europe des puissances non-alignées en lutte aux côtés du Katechon russe.

Dans les années à venir, le combat entre la multipolarité émergente et l’unipolarité déclinante va s’intensifier. Partout les guerres de cet affrontement illuminent la scène du monde : le monde multipolaire est dans les douleurs de l’enfantement.

Prions le Seigneur afin qu’il soit notre soutien dans ce combat planétaire entre le Christ et ses ennemis.

Entre Tsargrad et Carthage.

Pierre-Antoine Plaquevent

Source : Les non-alignés