Langue maternelle et morale : une fragilité française

11.12.2016

Il est habituel de présenter la langue comme le lien principal unissant les hommes au sein d’une même communauté, singulièrement d’une même communauté étatique et nationale. Une position que résume le géographe Onésime Reclus au XIXe siècle par un adage traduisant l’esprit de la politique linguistique postérieure à la Révolution française, marquant en profondeur jusqu’aux territoires de l’empire colonial. « La langue fait le peuple (lingua gentem facit) », au point qu’elle pourrait dépasser sinon sublimer les différences ethniques, culturelles, religieuses en s’imposant partout comme le moyen de l’unité politique.

Dans cette optique, la langue française n’est rien moins qu’une sorte de superstructure de la Nation et de l’État, sinon de la République. Une superstructure censée permettre et réaliser l’assimilation des individus à la communauté politique, impliquant la nécessaire disparition des langues régionales et des dialectes, l’uniformisation de la langue par la diffusion d’un français académique et, par extension, la diffusion d’une culture savante au sein, sinon contre la culture populaire.
Les défenseurs du primat de la langue ne manquent certes pas d’arguments historiques, évoquant l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, prescrivant l’usage de la langue française dans les actes officiels. Une décision d’unification linguistique, certes d’abord au plan administratif, qui plongerait ses racines dans l’émergence d’une haute culture de langue romane, puis française, durant toute la période médiévale. La Séquence de sainte Eulalie composée vers 880, est ainsi fréquemment tenue pour l’anticipation d’une littérature d’expression française. Sans même évoquer les serments de Strasbourg de 842 par lesquels Charles le Chauve et Louis le Germanique nouèrent leur alliance militaire contre leur frère Lothaire. Des serments constituant ainsi le plus ancien texte « français » conservé, au caractère éminemment politique.

Ces éléments sont-ils aujourd’hui plus que des exemples historiques, assurant la crédibilité d’un « roman national » qu’ils viennent nourrir, lui apportant quelque supplément d’âme ? Peut-on se risquer à affirmer que « la langue fait le peuple » au sein d’un Hexagone que d’aucuns voudraient l’héritier de la IIIe République, sinon du verbe de Victor Hugo ? Le français y est désormais en butte à d’autres langues, parfaitement constituées et différenciées, relevant le plus souvent d’autres groupes linguistiques. Il y est désormais en butte à d’étonnantes formes dialectales émergentes, portées par les éléments de langage, les postures de la culture de masse exogène et les nouveaux médias – Internet, la téléphonie connectée et les réseaux sociaux constituant un dispositif aux effets biologiques et culturels sensibles. La langue française se diffuse ainsi désormais au milieu de fractures invisibles, qui participent d’une subtile tectonique des plaques de la langue et de la culture.
C’est en fait la notion même de langue, plus précisément de « langue maternelle », de langue du berceau national qui devrait aujourd’hui faire débat. Une langue peut-elle simplement devenir un simple instrument, un simple ensemble de mots doublé d’une grammaire qu’il suffirait de manier tout extérieurement pour s’en trouver transformé intérieurement, pour s’en trouver assimilé à la communauté nationale sans le moindre risque d’ambiguïté ? C’est fondamentalement le pari de « l’assimilation », qui se heurte pourtant à une série de difficultés, rien n’étant si simple, si rapide et finalement si artificiel pour la chair, donc au plan politique.

Plusieurs études menées par les psychologues Albert Costa, Janet Geipel et Catherine Harris montrent ainsi que nous ne réagissons pas de la même manière, confrontés à un dilemme moral, en fonction de la langue dans laquelle celui-ci nous est présenté. Plus exactement, nous sommes portés à résoudre un dilemme avec empathie et mesure lorsque celui-ci est formulé dans notre langue maternelle, faisant au contraire preuve d’indifférence sinon de dureté, lorsque celui-ci est formulé dans une langue acquise, même lorsqu’elle est maîtrisée. 20 % des personnes interrogées dans leur langue maternelle accepteraient ainsi de sacrifier 1 personne pour en sauver 5, tandis que 50 % des personnes interrogées dans une langue originellement étrangère, acquise, jugeraient ce sacrifice rationnel et moralement acceptable. La différence est considérable : reçue contre le sein de la mère, dans un environnement à haute charge affective, la langue maternelle peut s’appuyer sur nos sentiments et souvenirs positifs, tandis que la langue acquise semble mobiliser essentiellement le « jugement moral », d’une manière abstraite, comme extérieure à la situation énoncée.
La langue acquise semble mobiliser essentiellement le « jugement moral », d’une manière abstraite, comme extérieure à la situation énoncée.
De telle sorte que les effets de la langue acquise ne sont pas sans rappeler ceux des idéologies, généralement organisées autour de quelques thèmes et mots-clefs, dont la répétition apparaît comme une marque de loyauté à l’égard du corps social, séparant la personne de la réalité objective et affective pour mieux justifier des actions heurtant la moralité commune. En quelque manière, la langue acquise opère sur les individus comme un « programme », précisément comme une « superstructure » susceptible de dégénérer en « idéologie », pouvant certes suffire à donner les gages d’une assimilation, à acquérir les outils culturels et sociaux d’une intégration au corps social. Elle agit comme un « surmoi » désincarné qui ne préjuge d’aucun attachement profond, viscéral, à une communauté, tendant au primat de l’utilitaire. Plus exactement, elle implique la possibilité d’un déracinement intérieur, d’une disharmonie intérieure alors même que le processus d’assimilation semble extérieurement se dérouler.

Interprétation maximaliste d’un cas-limite, sans doute. Mais il est évident qu’une part de notre vie sociale se joue en amont même des « valeurs », de la religion, de la culture, des conditions particulières de l’existence socio-professionnelle, dans la langue même et dans la langue comme forme de la chair.

La langue de l’École ou de l’Assemblée, la langue des « valeurs » d’un État peut dès lors s’opposer à la « langue maternelle » au sens le plus littéral.

 A la langue du berceau, au risque d’accroître – secrètement – au sein de la Nation une fragilité structurelle, comme peuvent en témoigner quelques éléments. Dans une étude publiée en 2012, l’Insee souligne ainsi que parmi « les immigrés âgés de 18 à 60 ans vivant en ménage ordinaire en France métropolitaine en 2008, 71 % parlaient exclusivement en langue étrangère avec leurs parents pendant leur enfance et 25 % au moins deux langues dont le français », quand « l’apprentissage familial du français est quasiment absent pour ceux venus adultes de l’Europe méridionale ou encore de Turquie. » Seuls « 17 % des enfants d’immigrés parlent exclusivement français avec leurs parents ». Logiquement, parmi « les descendants d’immigrés qui ont reçu dans l’enfance une langue étrangère de leurs parents (59 %), plus de 8 sur 10 (9 sur 10 lorsqu’ils ont deux parents immigrés) ont l’occasion de la parler à l’âge adulte. » [1] Comment dès lors distinguer nettement la langue maternelle de la langue acquise, et les fondements du jugement, sinon de la personnalité et de l’identité ? Question restant en suspens, qui fait signe vers l’étrange situation de la France, « Nation linguistique », sinon « Nation littéraire » par excellence, en quelque sorte prisonnière de sa propre logique alors que près de 12 % de sa population est née hors de ses frontières.

S’il faut donc défendre la langue française, ou chercher à être défendu par elle, c’est comme « auxiliaire naturelle ». Comme l’une de ses matrices, et l’un de ses prolongements. Pour la pérennité de la communauté politique, qui peut n’avoir demain d’elle-même que l’apparence, ou les sonorités quotidiennes.

[1] INSEE. 2012. Immigrés et descendants d’immigrés en France.

 

SOURCE: https://www.parisvox.info/