La Russie sauvera-t-elle l’Occident (à nouveau), ou tout simplement le monde ?
L’ère de la représentation de la Russie comme « Empire du Mal » touche à sa fin, peut-être pas pour toujours, mais deux facteurs vont dans ce sens à long terme. Tout d’abord, un changement dans la hiérarchie des objectifs américains, et, deuxièmement, la réorientation (peut-être même la réorganisation) de l’Union Européenne.
La question de savoir si la Russie se vengera de la Chine pour la « diplomatie du ping-pong » des présidents Mao et Nixonreste à ce jour l’une des plus importantes questions géopolitiques dans le monde et dans l’histoire.Si les Russes acceptent l’offre assez claire d’occuper la position d’ailier des États-Unis dans une lutte du capitalisme industriel réactionnaire à la Donald Trump contre le nouveau centre émergent du capitalisme financier à Pékin et Shanghaï, alors le jeu mondial sera probablement réglé de nouveau (comme jamais dans l’histoire) pour un long moment. Dans cette option, cependant, il ne s’agirait pas d’une simple réinitialisation, mais de bien plus encore : la division actuelle entre l’Ouest et l’Est cesserait d’être valable et Moscou devrait être reconnue comme l’une des capitales à part égale du système économique et politique mondial (possiblement) vainqueur.
Une telle solution est soutenue par les tendances encore fortes à l’occidentalisation des dirigeants politiques russes (le nouveau За́падничество), ainsi que par la nature même de l’économie de la Fédération de Russie. On sait que nous aussi, en Europe centrale, nous sommes maintenant convaincus de cette option, et parce que nous sommes tenus par la courte laisse de Washington, nous sommes donc particulièrement obéissants aux instructions venant de cette direction. Cependant, contrairement à ce que les Américains disent aux Russes, les points de discorde entre Moscou et Pékin sont en nombre négligeable, pour ne pas dire nul. Dans ces conditions, pourquoi la Russie devrait-elle résorber son conflit avec l’Occident (qui s’est avéré, en fait, peu aggravant), pour en ouvrir un autre contre un Extrême-Orient beaucoup plus axé sur le développement et l’avenir ?
Mais même pour cette question rhétorique, une réponse simple a été trouvée. Il existe des centres de pouvoir très actifs qui cherchent à convaincre les Russes qu’ils sont… « dépendants de la Chine ». Pour briser cette dépendance, les Russes devraient rejoindre la concurrence, par exemple dans la zone de l’Asie centrale, donc agir envers la République Populaire de Chine plus ou moins comme la Pologne et la Lituanie le font aujourd’hui envers la Fédération de Russie. Bien sûr, la Russie n’est pas dans le suivisme de l’Occident, et elle n’y sera probablement jamais, donc la comparaison peut sembler fausse – mais les exemples polonais ou roumains devraient être suffisamment répugnants pour que les décideurs russes laissent tomber de tels « bons conseils » cette fois.
Le temps et le facteur de mutualité
En outre, la Russie, n’est pas désireuse de prendre des mesures consistant, par exemple, à s’engager dans une quelconque Internationale anti-américaine. Les leçons de la diplomatie traditionnelle ont été bien comprises au Kremlin et au ministère russe des Affaires étrangères, à savoir que leurs seuls et meilleurs alliés étaient leur propre armée et leur flotte. Grâce à elles, les Russes sont aujourd’hui l’un des acteurs décisifs au Moyen-Orient, ce qui contribue, par exemple, à donner un tournant géopolitique vers l’indépendance à l’un des pays les plus proches de l’OTAN, la Turquie.Ce n’est encore qu’une potentialité, mais déjà existante, d’une solution rapide à la crise ukrainienne (si quelqu’un recommence à jouer la carte de Kiev) – grâce à laquelle l’escalade dans cette région du monde a été arrêtée (nous devrions tous être reconnaissants au Kremlin pour cela). Par-dessus tout, c’est le maintien de sa propre puissance qui donne à la Russie ce dont elle a le plus besoin : du TEMPS.
La Russie a besoin de temps pour accélérer sa modernisation intérieure, pour augmenter sa propre sphère sociale et infrastructurelle au niveau déjà atteint par les possibilités politiques russes. Par conséquent, la pacification aux frontières est dans l’intérêt de Moscou. Mais pas en échange d’autres conflits et, d’un point de vue général, pas à tout prix. Comme on le voit de mieux en mieux, même chez les publicistes officiels, la diplomatie moderne ne nie plus le principe du donnant-donnantet admet que la mutualité reste cruciale, mais personne n’est capable d’indiquer ce que l’Occident pourrait offrir de plus à la Russie (en dehors de la réduction des tensions).
La seule chose qui reste aux agitateurs est qu’à Moscou existe toujours la tentation de « donner aux barbares orientaux le certificat des valeurs occidentales », ce qui a fonctionné il y a 300, 200 et 30 ans. Mais espérons que les Russes aussi se rappellent que jusqu’à présent, quand un « bon ami » a distrait la Russie des affaires orientales et l’a ramenée en Europe, il n’en a résulté que d’énormes problèmes, pertes et destructions, et la nécessité de tout recommencer presque dès le début…
En fin de compte, ce seront les Russes eux-mêmes qui décideront si ce commerce sera rentable et à quelles conditions. Mais qu’en est-il pour nous, les habitants du reste de l’Europe?
Soros change de ton ?
Les conclusions générales sont aussi claires que justes : d’une manière ou d’une autre, la détente globale dans les relations avec la Russie arrive enfin. Que ce soit à la manière de Donald Trump, ou parce que l’ancienne Union Européenne s’efforce également de le faire, avec la France et l’Allemagne en première ligne. Cela est principalement dû à la crise de l’ensemble de l’UE et de ses composantes fondamentales, à la nécessité de résoudre les problèmes sociaux et ethniques croissants, à la pression des sociétés qui exigent ce que fait, par exemple, le Président Poutine, à savoir se concentrer sur leurs propres affaires, plutôt que sur un programme de polarisation-aliénation et la diffusion permanente de slogans de propagande.
Cependant, ils tiennent bon, même si leurs partisans ont également dû adapter leurs attentes et réorienter leurs stratégies. De même que le Président Trump veut s’entendre avec la Russie pour l’entraîner dans son conflit avec la Chine, George Soros cherche invariablementà ce que la Russie fasse partie du Nouvel Ordre Mondial, projet de mondialisation sur les principes du capitalisme financier universel et des slogans de démocratie libérale et de « Société Ouverte »,etc., ou du moins à ce que la Russie ne soutienne pas les ennemis de cette construction, ainsi qu’elle était naguère perçue dans de tels milieux. « La paix pour la démocratisation » – telle était l’offre de Soros jusqu’à tout récemment, ou plus précisément : « La paix en échange de la reddition et de l’alignement ». Aujourd’hui, cependant, l’affaiblissement du centre occidental de Soros rendrait une telle transaction absurde, de sorte qu’ils ont reformulé leur proposition en « La paix, seulement la paix, mais que personne de chez nous ne regarde de votre côté ».
Pour survivre, la version bruxelloise du projet européen (qui dépend toujours de l’Amérique, mais qui diffère légèrement des États-Unis sur le plan idéologique) doit aussi renforcer et changer ses priorités, non pas sur des questions de politique étrangère (comme Trump doit le faire), mais sur des questions intérieures. D’où le fait que Paris et Berlin – et dans leur sillage d’autres petits centres moins dépendants de l’Amérique –ne voient plus l’intérêt de maintenir une confrontation avec la Russie. Surtout dans une situation où, en France, en Allemagne et surtout en Italie, la demande populaire est de plus en plus forte pour coopérer directement avec la Russie sur la base de valeurs, de contenus et d’intérêts extrêmement opposés à ceux sur lesquels le supra-État de Bruxelles s’est construit.
Voici maintenant la réponse à la question titre. L’Amérique souhaite la participation de la Russie (et dans une moindre mesure d’autres centres de pouvoir, y compris l’Europe) à une telle transition qui maintiendrait autant que possible la forme unipolaire actuelle du monde – ou du moins Washington a besoin d’aide pour assurer la position américaine dans les réalités multipolaires. Cette offre est certainement plus attrayante que les conditions et les relations actuelles, mais est-elle la seule ? On ne peut pas oublier les menaces persistantes. Les élites européennes représentent un projet en déclin, défensif, mais toujours dangereux, consistant à remplacer l’unipolarité par une mondialisation basée sur un mono-idéisme libéral à la Karl Popper. Une troisième voie est-elle possible, un projet fondé sur la souveraineté des sociétés et sur leur identité réelle ? Pour beaucoup, ce n’est encore qu’une utopie – et ce n’est peut-être qu’une mission russe de plus (comme en 1812 et 1945). Cependant, elle ne peut se réaliser qu’avec la prise de conscience et la participation de nous tous.