LA FIN DE LA FIN DE L’HISTOIRE
Avec le Brexit, aurait pu théoriser le rédac’chef à l’époque, c’était l’Histoire qui se remettait en marche. Ah bon ?
C’est en 1992 que Francis Fukuyama publiait « La Fin de l’histoire et le dernier homme ».
La même année, le 7 février 1992, était signé le Traité de l’Union européenne – que le très libéral Alain Madelin vantait ainsi : « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure. »
En 1992 toujours, le 17 décembre, en Amérique cette fois, était signé l’Accord de libre-échange nord américain entre les Etats-Unis, le Mexique et le Canada.
Le très influent, et fort libéral, prix Nobel d’économie Gary Becker applaudissait : « Le droit du travail et la protection de l’environnement sont devenus excessifs dans la plupart des pays développés. Le libre-échange va réprimer certains de ces excès en obligeant chacun à rester concurrentiel face aux importations des pays en voie de développement » (Business, 9/08/93).
Ses espérances étaient comblées l’année suivante, le 15 avril 1994, avec les accords de Marrakech : des pays du sud rejoignaient le Gatt puis l’OMC, les tarifs douaniers étaient encore réduits, l’agriculture entrait dans la danse.
Ils ont voulu en finir avec l’histoire.
La geler.
« Graver le libéralisme dans le marbre », comme ils le diront, dix années plus tard, en 2005, au moment du Traité constitutionnel européen.
Et ça a marché.
Et ça marche encore.
Grâce à la « libre circulation des capitaux et des marchandises », à la « concurrence libre et non faussée », tout progrès – social, fiscal, environnemental – est devenu interdit. Comment augmenter les salaires, ou réduire le temps de travail, avec sous la gorge la menace, permanente et effective, des délocalisations, d’un départ du siège social, d’une fuite des capitaux ? Comment relever l’impôt sur les sociétés, ou imposer des normes aux industriels, face à des firmes maîtres-chanteurs qui, comme dans un super-marché mondial, choisissent ici, en Roumanie ou en Inde, les pires salaires, là, au Luxembourg ou au Bahamas, les plus faibles taxes ?
Nous étions condamnés à une lente régression, à un déclin tranquille.
Mais cette maxi-contrainte du libre-échange ne suffisait pas : il fallait encore, pour plus de sûreté, enserrer l’histoire dans des traités, d’Amsterdam, de Lisbonne, dans des critères, de 3 % et de 60 %.
La politique revêtait le costume d’un expert-comptable.
Et elle se coupait encore un bras, se défaisant de sa monnaie, la confiant aux experts godmansachsisés de la Banque centrale européenne.
Ouf, l’impuissance était garantie.
Le carcan était solide.
L’histoire, verrouillée.
Les dirigeants – je veux dire les vrais dirigeants – étaient prémunis, pas seulement « contre l’expérience socialiste pure et dure », mais contre toute expérience, qu’elle soit keynésienne, décroissante, marxiste, ou je-sais-pas-trop-quoiiste, un vaccin contre les Soviets et le Front populaire.
On voit bien leur intérêt à ça.
Mais nous, pourquoi avons-nous consenti à cela ?
C’est que l’histoire effraie.
Elle tonne, elle tue.
Elle est héroïque et tragique.
Elle a lacéré le continent deux fois en un siècle.
L’Europe en est fatiguée, de l’histoire, je crois. Nos peuples, vieillissants, préfèrent s’en tenir à l’abri, sans histoire, certes, mais avec encore, quand même, un certain confort.
Et même à gauche.
Bien à gauche, je veux dire.
A Bruxelles, hier, j’avais un débat sur le protectionnisme avec Thomas Coutrot, co-président d’Attac, qui répétait son horreur des « frontières », des « taxes qui sont prélevées aux frontières », parce que « les frontières réveillent les nationalismes ».
Mais l’histoire, oui, est avant tout nationale.
On parle de la Grèce (j’y viens).
On parle de l’Espagne.
On parle du Venezuela.
On parle donc de nations.
La gauche a peur de l’histoire, de l’histoire réelle et nationale, aussi mise-t-elle sur une autre histoire, idéale, faite de « forums sociaux mondiaux », de peuples et d’ONG qui se donnent la main à travers le globe, rêvant de conquêtes universelles du Bengladesh jusqu’au Portugal. Et c’est une autre manière d’arrêter l’histoire, alliée à la première, que cette aspiration altermondialiste, cette attente d’une harmonie planétaire.
Lutte-t-on, ou feint-on de lutter ?
Veut-on ou non, vraiment, ici, maintenant, chez nous, en France, faire sauter le carcan – de Bruxelles, de Francfort, de Washington ?
Je ne crois pas.
La gauche ne veut plus d’histoire – et une partie de moi également, sans doute, qui tapote aujourd’hui sur cet ordinateur, calmement à côté d’un radiateur, qui bénéficie des allocations chômage, une partie de moi la craint, cette histoire.
Qu’on le veuille ou non, pourtant, elle s’est remise en marche.
Après 2008 et la chute de Lehman Brothers, la crise déroule son scénario.
Financière.
Economique.
Sociale.
Et désormais politique.
Voilà, pour moi, le sens de Syriza – et de l’émergence soudaine de Podemos : c’est « la fin de la fin de l’histoire » sur notre continent.
C’est le retour à des expériences.
Qui ne seront jamais triomphales.
Qui vont se heurter à de formidables puissances.
Qui ouvriront des brèches chez les voisins, sans contagion automatique.
Qui se traduiront ailleurs, chez nous ?, par des victoires de l’extrême droite.
Bref, accrochez vos ceintures !
Source : Fakir