La difficulté de lire Carl Schmitt

23.06.2021

Jusqu’à la fin de sa vie, Carl Schmitt aura vécu sous l’opprobre de procureurs plaintifs et malveillants pour s’être un temps compromis avec le régime nazi. Comment dès lors, otage de ce passé, a-t-il pu influencer une large frange des théoriciens de gauche parmi les plus éminents ?

Par son essai intitulé Carl Schmitt et la gauche radicale. Une autre figure de l’ennemi,  Aristide Leucate s’attache à démontrer de manière percutante que la thèse de la « confluence » des extrêmes est aussi fallacieuse que peu convaincante. En dépit des étiquettes caricaturales, le juriste allemand reste un penseur existentiel de premier plan, théoricien des limites, de l’ordre concret et de la figure de l’ennemi. Loin de représenter une simple tentation fasciste, il est avant tout apparu à une gauche radicale en perte de vitesse intellectuelle et politique comme une source d’inspiration providentielle destinée à renouveler ses fondements marxistes léninistes. Bref, un « ennemi » avec lequel il faut compter.

Aristide Leucate est juriste et essayiste. Ses travaux portent sur le droit, la philosophie et l’histoire des idées. Il est l’auteur d’un « Qui suis-je ? » sur Carl Schmitt.

Pour en parler, nous avons interviewé son auteur

Breizh-info.com : Après votre « Qui suis-je ? » sur Carl Schmitt, pourquoi avez-vous souhaité aller plus loin dans l’étude de ce penseur du 20ème siècle ?

Aristide Leucate :  J’étudie Carl Schmitt et son œuvre depuis mes premières années de thèse. Cela fait donc plus de vingt ans que je côtoie ce penseur majeur du siècle dernier qui n’en finit pas de nous apprendre sur nos temps actuels. Le « Qui suis-je » constituait une première étape dans la présentation du juriste et l’occasion de remettre certaines « vérité » à l’endroit (notamment son supposé « nazisme » viscéral). Avec ce nouvel opus, l’occasion m’a été joliment donnée de traiter les influences de cet auteur sur ses « ennemis » substantiels d’extrême gauche. A l’occasion du fameux colloque organisé fin 2020 par la revue Eléments lors de la publication en langue française de la correspondance entre Carl Schmitt et Ernst Jünger, s’est posée la question d’une thématique originale susceptible d’être abordée concernant Schmitt. De nos fructueuses discussions est sorti ce qui allait devenir le sujet du livre d’aujourd’hui.

Breizh-info.com : Vous écrivez que Carl Schmitt fût à la fois diabolisé, mais également source d’inspiration pour la gauche radicale. Pouvez-vous expliquer et nous parler de « cet ennemi avec qui il faut compter » ?

Aristide Leucate : J’explique dans le livre que les rapports de Schmitt avec la gauche radicale sont empreints d’ambiguïté, tenant à la fascination-répulsion que cet auteur a exercé et exerce encore sur ces zélotes du « Grand soir » révolutionnaire. Pour répondre précisément à votre question, je citerais Mario Tronti, l’un des fondateurs de l’opéraïsme italien, qui reconnaissait « qu’il y eut au début l’ambition pratique d’extorquer à Schmitt le secret de l’autonomie du politique pour le remettre, comme arme offensive, au parti de la classe ouvrière ». Conséquent, il en arrivera à conclure qu’il est « impossible, au vingtième siècle, de lire politiquement Marx sans Schmitt », dans la mesure où existe « entre Marx et Schmitt, un rapport de complémentarité historique naturelle ».

Breizh-info.com : Pourquoi ce dernier est-il lu par un grand nombre d’intellectuels de gauche alors que sa figure devrait pourtant les horrifier, de Balibar à Derida ou encore Negri ?

Aristide Leucate : Schmitt ne les horrifierait que pour autant que ces intellectuels, forcément « antifasciste » le tiendrait exclusivement pour un authentique nazi. Or, force est de constater qu’ils ont trouvé chez Schmitt tout un arsenal conceptuel et philosophique qui les a incontestablement aidés à renouveler leur marxisme-léninisme, qui plus est rendu responsable des pires atrocités totalitaires du XXe siècle. Mais, je qualifie cette référence d’« extorsion » dans la mesure où elle est empreinte de sous-entendus et d’ambivalence. La gauche radicale assume difficilement ces emprunts à Schmitt et quand elle le fait, est-ce aussitôt pour s’en dédouaner, et ce, de manière plus ou moins subtile, c’est-à-dire, soit en affirmant ne pouvoir faire autrement que de se référer à lui (Balibar), soit en détournant/dépréciant (au prix d’une dénaturation sinon d’une trahison fondamentale) la pensée de Schmitt (Agamben), soit en la « libéralisant » (Mouffe).

Breizh-info.com : Peut-on, dans tous les cas, résumer un homme, à une infime partie de son passé et de son engagement (en l’occurrence son appartenance au NSDAP) et surtout un homme qui a pesé par ses écrits avant et après cette période comme Schmitt ?

Aristide Leucate : Assurément pas. Mais il faut bien reconnaître que ce que vous appelez « cette infime partie » de ce passé, que je qualifie, pour ma part, d’intermède opportuniste, pèse sacrément lourd dans la postérité du juriste. La « reductio ad hitlerum » est d’autant plus automatique et décomplexée que le nazisme a été érigé en étalon du Mal absolu. Aussi, ne faut-il guère s’étonner que ceux qui ont dîné avec le diable, même avec une longue cuillère, soient uniment frappés d’infamie. D’ailleurs, vous remarquerez que nous avons quitté le discours rationnel pour entre dans le champ lexical de la démonologie… La difficulté pour les contempteurs de Carl Schmitt – comme pour ceux de Heidegger – est de faire l’impasse sur une œuvre et des approches conceptuelles qui ont résolument marqué le droit la politique ou la philosophie. S’enfermer dans une attitude hostile par principe – totalement ascientifique – relève de l’évidente mauvaise foi militante. Je traite d’ailleurs dans mon essai d’un cas symptomatique d’aliénation épistémologique qui semble davantage avoir cours à l’Université.

Breizh-info.com : Que reste-t-il aujourd’hui, dans la vie de la cité, des travaux de Carl Schmitt ? Qui influence-t-il encore et sur quelles grandes thématiques ?

Aristide Leucate : Une multitude de choses, en vérité : sa critique du libéralisme politique, sa vision des relations internationales et de son droit subséquent, sa conception post-clausewitzienne de la guerre de partisans qui éclaire d’un jour original les conflits de l’Occident avec le monde musulman, sa définition polémogène du politique qui explique l’état de tension extrême de nos sociétés contemporaines fracturées, sa « théologie » politique, son approche de la justice… Rien qui ne soit plus en phase avec une brûlante actualité. Schmitt, à l’instar de Marx, Machiavel, Hobbes ou Rousseau figure désormais parmi les « classiques » de la pensée politique.

 

Interview par Breizh-info.com