En Libye, une nouvelle guerre qui ne dit pas son nom
AQMI élargit la zone d’insécurité en Afrique de l’Ouest : il ajoute à son tableau de chasse un pays du Sud, qui n’avait jamais subi ce genre d’attaques auparavant, et qui est réputé proche de la France (1). Une fois encore, il frappe dans un cœur symbolique de l’ex-pré carré africain de la France, avec les objectifs habituels : se venger de l’Occident ; faire fuir les expatriés ; entraver le tourisme « impie » et l’ensemble de l’économie ; profiter de cette déshérence, si possible, pour recruter ; revendiquer l’application de la charia, etc.
L’organisation djihadiste préfère désormais s’attaquer aux objectifs civils, en s’en prenant aux centres-villes, et en ciblant notamment les étrangers, comme elle l’a montré précédemment dans les attentats de Bamako et Ouagadougou. Elle semble surtout avoir adopté depuis quelques mois une stratégie délibérée d’évitement de l’armée française : cette dernière quadrille la région sahélienne au titre de l’opération Barkhane, et tente — discrètement — de désorganiser le commandement d’AQMI en « éliminant » certains de ses chefs.
Bande côtière
Mais c’est l’emprise croissante de son challenger — l’organisation de l’Etat islamique (OEI) ou Daesh — qui a préoccupé la « communauté internationale » ces dernières semaines : en Syrie et en Irak, bien sûr, mais également en Libye, où l’OEI a pris le contrôle d’une bande côtière de 250 kilomètres dans la région de Syrte, fief de l’ex-président Mouammar Kadhafi. La succursale de l’OEI disposerait de 6 000 à 7 000 combattants, dont 1 500 Tunisiens, selon l’ONU.
L’OEI profite du vide libyen pour semer le chaos : elle s’étend à l’est, dans le « croissant pétrolier », à l’ouest, où elle a lancé l’assaut sur Zliten (2), et sur Ben Guerdane, à la frontière tunisienne, où elle a tenté récemment une percée spectaculaire. A quelques encablures des grands champs pétrolifères de l’est libyen, et à 400 kilomètres des frontières de l’Europe, cette emprise d’un nouveau califat décidé à porter la guerre jusqu’en Tunisie et en Egypte, voire à être une base de départ pour des opérations dans les pays européens, a donné des arguments aux « éradicateurs », partisans d’une action militaire, quelles qu’aient pu être les conséquences (désastreuses) de la précédente intervention en 2011.
En tout état de cause, une opération internationale dans le contexte actuel ne pourrait se comprendre que :
• si elle est lancée à la demande d’un exécutif unique (alors que trois « gouvernements » se disputent le leadership libyen) ;
• si l’intervention au sol, appuyée depuis les airs et la mer par une coalition étrangère, est menée par des troupes locales (alors que les milices issues de la révolution de 2011 sont dans l’incapacité de se fédérer, et que « l’armée » du général Khalifa Haftar, un ancien cacique du régime de Kadhafi, rencontre l’hostilité du parlement de Tripoli et de plusieurs mouvements politiques) ;
• et si le Conseil de sécurité de l’ONU lui accorde un mandat (alors que l’Union africaine reste par principe opposée à une action militaire extérieure, comme elle l’avait été en 2011) (3).
Les plus mal placés
La menace de sanctions américaines, européennes ou internationales, contre certains dirigeants libyens, notamment les présidents des deux parlements concurrents de Tripoli et Tobruk, n’a pas suffi à débloquer un processus de transition politique qui piétine depuis deux ans. Parmi quelques autres, le ministre français de la défense, Jean-Yves Le Drian, continue ainsi à secouer dans le vide le palmier libyen : en septembre 2014, il attirait déjà l’attention sur la naissance en Libye d’un « hub terroriste ». A cette époque déjà, on reconnaissait dans son entourage que la France était « évidemment la plus mal placée pour déclencher ou conduire un engagement » dans ce pays. Plus récemment, un « haut responsable de la défense française » indiquait au Monde que « la dernière chose à faire serait d’intervenir en Libye. Il faut éviter tout engagement ouvert, il faut agir discrètement ».
De fait, depuis quelques semaines, une nouvelle guerre de Libye semble avoir sourdement commencé. Côté français — mais c’est le cas aussi pour les Britanniques et les Américains, voire les Egyptiens et les Qataris —, il s’agit de la présence de « forces spéciales » déployées en petit nombre et agissant en toute discrétion (4). Une présence d’ailleurs confirmée par un porte-parole de l’armée du général Haftar, pour qui il s’agit de conseillers ne participant pas aux combats. « C’est leur absence en ces lieux qui serait inattendue », a estimé de son côté Jean Guisnel sur son blog Défense ouverte. Selon plusieurs confrères spécialisés, la présence d’éléments du service action de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) est également plus que probable.
Ouverture de théâtre
Ces forces spéciales diverses, en mode léger et discret, sont régulièrement utilisées dans les « ouvertures de théâtre », en amont des interventions militaires officielles (et massives). Elles collectent du renseignement, dressent des cartes, établissent des canaux de communication, localisent des cibles, fournissent des armes aux forces alliées, etc. Et, dans le cadre de l’opération Barkhane, ils sont sans doute impliqués dans une politique « d’assassinats ciblés » qui aurait déjà coûté la vie à une vingtaine de responsables djihadistes depuis 2004.
En 2011, déjà, des éléments des forces spéciales françaises avaient été engagées dans l’opération en Libye, entre mars et octobre 2011, avec — selon Jean-Dominique Merchet, du blog Secret Défense, qui a mené une enquête approfondie sur le sujet :
• cinq raids express de commandos de marine en tenue, débarqués en zodiac depuis des frégates au large, visant à désorganiser les flux logistiques des forces de Kadhafi ;
• l’installation à terre de trois groupes en civil (70 hommes au total), dans les régions de Misrata, Benghazi et du djebel Nefussa, pour un travail de type « état-major » (aide à la mise en place de centres opérationnels, collecte d’informations fournies par Paris, organisation d’une communication fiable entre les insurgés et l’OTAN) ;
• ces personnels côtoyaient deux autres types de militaires français : les gendarmes du GIGN, chargés de la protection de l’ambassadeur ; et des agents — civils ou militaires — du service action de la DGSE, qui opèrent clandestinement. Tous partageaient les mêmes locaux à Benghazi.
Bancs de thons
Sur la façade nord de la Libye, plus discrètement, des vols de reconnaissance ont également été effectués, soit depuis le porte-avions Charles de Gaulle (en novembre dernier), soit directement depuis Solenzara, en Corse, (qui avait également servi de base-arrière lors de l’intervention militaire de 2011 sous les couleurs de l’OTAN), soit depuis l’Italie, également très impliquée dans ces préparatifs — « au cas où ». Des vols présentés parfois comme « de recensement de bancs de thons », par exemple, ont pu à l’occasion servir de couverture. Sur la façade sud, une surveillance est également conduite par des drones français et américains stationnés au Niger, ces derniers pouvant être armés. Les effectifs de militaires français stationnés à Madama, aux confins du Niger, de l’Algérie et de la Libye, contrôlent les mouvements vers les « passes » de Salvador, Toummou et Korizo, entre les reliefs frontaliers.
Le Pentagone a reconnu avoir mené, le 19 février dernier, un raid aérien contre un camp d’entraînement proche de Sabratha, et surtout contre Noureddine Chouchane, dit « Sabir », impliqué selon Tunis dans l’attentat meurtrier contre le musée du Bardo, en mars 2015, et soupçonné par ailleurs d’exercer une grande influence dans les opérations de recrutement et d’entraînement de Maghrébins dans les rangs de l’OEI. Une opération du même genre à Derna avait permis d’éliminer en novembre 2015 l’Irakien Abou Nabil, le plus haut responsable de l’OEI en Libye — sur renseignement français, semble-t-il.
Ce raid sur Sabratha a peut-être été le « coup de pied dans la fourmilière » qui a poussé des membres de l’OEI à refluer ces dernières semaines vers la Tunisie, avec une série d’attaques début mars à Ben Gardane, ville tunisienne proche de la frontière, zone de transit et de recrutement pour l’organisation.
Autre forme d’action ces jours-ci : une démonstration de force navale en Méditerranée, au large des côtes libyennes, où croisent le Charles de Gaulle, son escadre et son groupe aéronaval, de retour de mission dans l’océan Indien — une force embarquée de plus de 4 000 hommes, avec d’importants moyens d’observation et de coercition, qui pourrait rester sur place quelques semaines. Partie de Toulon en novembre, l’escadre française a mené une campagne de bombardements en Syrie, et s’est livrée à des manœuvres, notamment avec les marines d’Arabie saoudite et d’Inde, avant de croiser dans le Golfe (en prenant même la tête durant quelques semaines de la Task Force 50, gage de reconnaissance américain) puis de participer sur la route du retour à des manœuvres avec la marine égyptienne — un pays également aux premières loges dans ce conflit libyen (5).
Notant qu’un nouveau front s’ouvre, et qu’il s’agit « du début d’une guerre », menée par « une coalition qui ne dit pas son nom », l’éditorialiste de Jeune Afrique relève que, même si l’Algérie et l’Egypte sont associées à l’entreprise, elles ne sont tenues informées de son évolution que dans les grandes lignes ; et que les huit autres pays africains concernés par l’affrontement en cours de préparation n’y jouent qu’un rôle secondaire, chacun pour son compte, sans concertation avec les autres : « C’est là une faiblesse qui s’ajoute à celles de la coalition euroaméricaine » (6).
Tous ces pays font face, avec un moral et un optimisme modérés, à une nouvelle organisation terroriste qui aurait doublé son effectif en quelques mois, atteignant 6 000 à 7 000 combattants, en grande majorité non-libyens, dont l’objectif est de se financer en prenant le contrôle d’une partie du pétrole que possède le pays.
Sentinelles avancées
A l’occasion du colloque annuel du Centre de doctrine et d’emploi des forces, dont Jean Guisnel a rendu compte sur son blog, le général Didier Castres, adjoint du chef d’état-major pour les opérations, considère que la menace salafiste djihadiste « n’est pas mondiale, au sens de guerre mondiale » mais « surfe sur la mondialisation, sur les flux financiers, les flux de communication, technologiques, de personnes ». La question du « contrôle des flux » est donc majeure, selon ce général, lequel plaide pour une conduite d’opérations « directes et indirectes » afin d’empêcher au moins la « prolifération de l’OEI », à défaut de pouvoir éradiquer une idéologie — ce qu’il juge impossible.
L’ambition est donc surtout de « contenir Daech » :
• l’une des grandes nouveautés introduites par cette organisation réside, selon ce général, dans le fait que ses différents foyers sont interconnectés ; il s’agit donc d’empêcher ces foyers de se rejoindre, de cloisonner les différentes zones dans lesquelles Daech est installé, et — dans le cas de la Libye — de bloquer les flux matériels, d’armements, financiers, ce qui n’est pas à la portée d’un seul pays ;
• l’adversaire est organisé en réseaux très structurés, très redondants, protégé par des mesures de sécurité « parfois moyen-âgeuses, mais extrêmement efficaces » ; il possède l’initiative et décide souvent quoi, quand et où ;
• enfin, en vue de « confiner les métastases de Daech », il conviendrait selon ce général d’apporter un soutien puissant, coordonné et international à tous les pays voisins qui manifestent la volonté de lutter contre l’organisation. « C’est peut-être un pis-aller, mais ça évite une forme de propagation ». Il cite la Tunisie qu’il convient de « renforcer puissamment », de même que les Etats sahéliens « qui sont nos sentinelles avancées dans le sud de la Libye ».
(1) Même si cette proximité traditionnelle ne résume pas à elle seule la Côte d’Ivoire. Lire Vladimir Cagnolari, « Croissance sans réconciliation en Côte d’Ivoire », Le Monde diplomatique, octobre 2015.
(2) Le Monde, 9 janvier 2016.
(3) Lire « L’Afrique face au djihadisme », New African, mars 2016 et Jean Ping, « Fallait-il tuer Kadhafi ? », Le Monde diplomatique, août 2014.
(4) Comme le soulignait notre consœur Nathalie Guibert, dans Le Monde du 24 février dernier, la publication de son article ayant déclenché une enquête de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), le contre-espionnage militaire, pour « compromission du secret de la défense nationale ».
(5) Une campagne du porte-avions durant d’ordinaire entre quatre et cinq mois, le retour de l’escadre devrait intervenir fin mars ou début avril.
(6) « Le rejeton de Daech », Jeune Afrique, 28 février 2016.
Publié dans les blogs de "Monde Diplomatique"