De l'étude de la Tradition primordiale en Afrique
Dans son œuvre, le métaphysicien français naturalisé égyptien René Guénon (1886-1951) a contribué à développer, avec certains de ses disciples comme les penseurs anglo-sri-lankais Ananda Coomaraswamy (1877-1947) et roumain Michel Vâlsan (1907- 1974), ainsi que le philosophe suisse Frithjof Schuon (1907-1998), l’école de pensée dite du « pérennialisme ».
Ce courant s’organise autour du concept clé de la tradition primordiale. Ce dernier concept, également appelé « tradition », n’est pas à confondre avec le mot « coutume » que l’on utilise couramment. Alors que la tradition d’un pays ou d’un groupe socio-ethnique porte la marque d’un ou de plusieurs hommes, la tradition primordiale est, quant à elle, d’essence purement divine. Création de l’Être suprême, elle est commune à l’humanité dans son intégralité. Contrairement à d’autres théories, qui font de l’évolution de la pensée humaine, ou de ladite modernité, un progrès, le pérennialisme voit cette évolution, notamment dans le domaine religieux, comme une décadence. Bien qu’elle en soit différente, de cette sagesse des origines d’essence divine proviendrait l’ensemble des systèmes de religion et de spiritualité de l’humanité. Le christianisme, l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme, le taoïsme, ou encore le védisme seraient tous des variations de cette tradition issue des origines. Nous l’avons dit, cette sagesse est d’essence divine. Cette étude des ressemblances entre les religions serait donc différente des nombreuses recherches de mythologie et de linguistique comparées, qui tendraient à postuler des genèses totalement différentes selon les populations. Il s’agit plutôt de déterminer une origine unique à toutes les spiritualités, sa nature et comment l’atteindre à travers l’initiation.
Cette tradition se distingue autant des sciences dites « occultes » que des sciences humaines comme la sociologie ou l’anthropologie. Pour lui, l’étude de la tradition à travers les religions de l’Orient et de l’Occident ne doit se faire que de l’intérieur, et non de l’extérieur. Guénon ne fait pas, par là, référence au biais ethnocentrique qui verra certains chercheurs se lancer dans l’étude des cultures différentes de la leur sans en connaître les rudiments. Il propose d’en faire l’expé- rience en tant qu’initié et non en tant qu’élève. On peut dire que son professeur, dans cette étude, n’est pas l’étranger, ou du moins pas que l’étranger, mais l’Être suprême Lui-même. Et cet enseignement ne pouvait se dérouler que dans le cadre de l’ascétisme, d’une sorte de méditation. Un autre concept fondamental du pérennialisme est celui de l’« erreur moderne ».
Comme celui de la tradition, il ne doit pas se comprendre dans l’usage courant que l’on fait de l’erreur moderne. L’erreur moderne (ou l’erreur de la modernité) fait spécifiquement références aux différentes déviances observées, par la faute des hommes, par les religions, à partir de la tradition primordiale. Motivée notamment par l’avidité humaine, elle aurait conduit à une fragmentation de la tradition en des formes de polythéisme, d’idolâtrie, l’athéisme et autres systèmes religieux s’écartant de la matrice originelle. Pour soutenir cette thèse, le courant pérennialiste a d’abord posé la présence, dans cette tradition, d’un seul et unique Dieu. Ce Dieu, cet Être suprême, serait connu naturellement des hommes sur le plan cognitif : exactement de la même manière que l’homme parle, raisonne et se déplace, il connaît l’existence de l’Être suprême. Autour de lui se serait constitué un groupe de surhommes, qui, par leurs qualités ou leurs accomplissements exceptionnels, car reliés à la pratique de la tradition primordiale (elle-même due à leur grande initiation mystique), auraient à tort été divinisés, puis adorés dans des systèmes religieux, plus tard appelés « polythéisme », « hénothéisme », « idolâtrie », « monothéisme polymorphisme » ou « fétichisme », s’éloignant de la tradition originelle. Ces êtres surhumains sont aussi nommés les supérieurs inconnus, par les membres du courant hermétique .
. Parmi ces supérieurs inconnus se trouverait un autre concept fondamental dans l’œuvre de Guénon, le dernier auquel nous nous intéresserons, à savoir, le Roi du monde. Comme l’implique le concept de Manu (Manu étant le titre de l’homme à l’état de connaissance et d’initiation supérieures du monde selon l’hindouisme), le Roi du monde serait un initié dont la nature et le statut auraient été inconnus de la grande majorité des gens, mais qui, par sa connaissance de la tradition primordiale due à sa proximité avec Dieu, aurait eu une influence sur le déroulement du monde. À son commandement se serait trouvé un certain nombre d’initiés supérieurs dont nous vous parlions ci-dessus, à savoir les supérieurs inconnus. Pour soutenir ces différents postulats, Guénon et ses disciples se sont beaucoup appuyés sur la comparaison entre les deux mondes considérés comme valables à son époque, en l’occurrence l’Occident et l’Orient (monde arabe et Asie). Ils n’ont en revanche pas mobilisé cet extraordinaire vivier que constitue le monde négro-africain, prisonniers sans doute qu’ils étaient de leurs préjugés de l’époque sur ce monde nègre qui, au final, leur était totalement inconnu. Leur absence de vision quant aux contrées initiatiques africaines subsahariennes peut être résumée en cette phrase du géographe du XIXe siècle, George Kimble : « La chose la plus sombre de l’Afrique a toujours été l’ignorance que nous avons eue d’elle. »
Dans ce texte, nous nous efforcerons de combler ce manque. Il s’agira d’appliquer ces mêmes concepts de tradition primordiale, d’erreur moderne, d’analyses ésotérique et exotérique et de Roi du monde dans le cadre négro-africain, qui, puisqu’il est le berceau de l'Humanité comme on le sait aujourd’hui, n’a aucune raison de ne pas être le berceau de la connaissance innée de l’Être suprême.
Il s’agira de nous baser sur des exemples issus de cultures d’Afrique noire et d’ailleurs. Nous verrons que, loin d’être étrangères à la tradition primordiale, l’Afrique et certaines de ses sociétés initiatiques sont les meilleures représentantes de son existence passée. Mais pour le comprendre, il nous faudra d’abord déblayer le terrain, décrire certaines cosmogonies africaines, connues par nous, justement, grâce à l’initiation au sein de confréries traditionalistes, ces dernières gardant souvent, si on les analyse et les décode, les résidus puissants de cette sophia perenis (sagesse primordiale). Précision terminologique : polythéisme vs monothéisme
Bien que constamment opposés, les concepts de polythéisme et de monothéisme ont des origines complètement différentes, d’un point de vue géographique et d’un point de vue temporel. Et bien que l’origine du monothéisme soit systématiquement présentée comme hébraïque (méprisant au passage le culte adressé au dieu unique Aton par le pharaon égyptien Akhenaton, antérieur à la rédaction de l’Ancien Testament et le reléguant, de manière sournoise, dans des concepts inadéquats comme l’hénothéisme), le mot « monothéisme » est étranger de la Bible. Ainsi, selon Thomas Römer, « la Bible hé- braïque ne connaît pas le terme de « monothéisme », ni son terme opposé de « polythéisme ». Ce dernier semble attesté pour la première fois chez Philon [un Juif] d’Alexandrie, qui oppose le message biblique à la doxa polutheia des Grecs. Il s’agit donc d’un terme polémique. Quant au terme de « monothéisme », il semble être un néologisme du XVIIe siècle. Les déistes parlaient de « monothéisme » pour désigner la religion universelle de l’humanité. D’autres appliquèrent cette notion au judaïsme et au christianisme, pour distinguer ces religions des autres croyances de l’Antiquité. Tandis que les premiers utilisent le concept de monothéisme dans un sens exclusif, les autres attribuent au terme « monothéiste » une fonction d’exclusion (la foi monothéiste permet de distinguer les religions bibliques des autres). Dès la naissance du terme, on constate une double compréhension du fait monothéiste : exclusif et inclusif ».*
Les mots « polythéisme » et « monothéisme » viennent des mots grecs polus (plusieurs) et monos (seul, unique) et theos (dieu). À la suite du courant pérennialiste, et des déistes, nous utilisons dans cet ouvrage le terme de « monothéisme », pour qualifier la religion originellement universelle. Pour rester dans le domaine de la terminologie, lorsqu’on évoque le polythéisme, on regroupe forcément sous la même appellation, et donc la même réalité de « dieu », de « dieu suprême », de « roi des dieux » ou de « grand dieu », l’Être suprême et les autres entités adorées par les hommes comme des divinités ou déités présentant la même racine latine signifiant « dieu ». On les présente comme les membres d’une même espèce qui ne se distinguent que par leur hiérarchie, comme se distingueraient un roi et ses sujets. Ce regroupement d’êtres divins (divinités) serait également distinct des êtres humains. Il s’agit là d’une première erreur. Pour les Noirs d’Afrique eux-mêmes, l’Être suprême n’appartient pas du tout à la même catégorie que les « divinités », Il n’appartient pas à l’Agarttha (nom de la demeure du roi du monde selon la tradition hindoue) et ne se confond pas avec ses administrés que sont les supérieurs inconnus…
Je vais le montrer avec différents arguments, le premier relevant de la langue. Premier argument : le vocabulaire .
Le premier argument supportant cette distinction est la langue. Celle-ci, selon l’expression du linguiste martiniquais Alain Anselin, est la « boîte noire de toute civilisation ». Dans les langues des peuples dont j’ai étudié la religion, il existe une distinction linguistique claire et nette entre l’Être suprême et les divinités. Ainsi, contrairement aux traductions francophones de concepts issus de la mythologie gréco-romaine, qui font de Jupiter et de Zeus des « dieux suprêmes » ou des « rois des dieux », et d’Athéna/Vénus et Apollon de simples dieux, ces langues africaines utilisent un terme qui n’a linguistiquement rien à voir avec celui des divinités subalternes. En yoruba, par exemple, l’être suprême est Olodumare ou Olorun. Ce dernier terme signifie le « maître du ciel ». Les divinités subalternes (ou supérieurs inconnus ultérieurement divinisés) sont, quant à elles, appelées « orisha », terme qui n’a rien à voir avec les deux précédents. Il existe bien une divinité, Orishanla (« le grand Orisha »), également appelé Obatala « le roi de l’habit blanc ». Elle est « hiérarchiquement supérieure » aux autres orishas, mais elle diffère d’Olodumare dont elle est une création, comme l’est d’ailleurs le reste du monde. Chez les Akans du Ghana et de Côte d’Ivoire, Dieu est appelé « Nyame » et les dieux « abosom », deux termes qui n’ont rien à voir étymologiquement. Chez les Fons et les Éwés du Bénin et du Togo, les dieux sont appelés « Voduns », ce qui n’a rien à voir avec les diffé- rents noms de Dieu, qu’il s’agisse de Se, de Segbo, de Mawu ou de Nana Buluku. Chez les Mendes de Sierra Leone, Dieu est appelé « Ngewo », et les divinités appartiennent à la classe des « djina » ou à une autre classe qui ne porte pas de nom. Chez beaucoup de populations de langue couchitique d’Afrique de l’Est, l’Être suprême est appelé « Waaq », alors que les divinités sont appelées « Dzar » ou « Zar ». Clairement, nous sommes en présence, dans chacune de ces cultures, d’une racine qui ne permet en rien l’identification de l’Être suprême et des « divinités subalternes ». L’Être suprême n’est pas le Dieu suprême. S’il est Dieu, alors les divinités ne sont pas des dieux. S’il est le Dieu suprême, alors toutes ses créations, des hommes aux animaux, et pas seulement les divinités, sont des dieux. S’il est le roi des dieux, alors tous les autres êtres vivants sont des dieux. Mais si aucun de ces concepts ne rend justice à la réalité du pérennialisme vu d’Afrique, comment doivent-ils être traduits et présentés ? En fon et en éwé, l’un des noms de l’Être suprême est Sègbo, qui signifie littéralement le grand (gbo) principe vital (sè). Or tous les êtres vivants possèdent eux-mêmes un sè, qui leur a été transmis par Sègbo lors de leur venue au monde.
Le sè inclut la destinée. Si, chez les Akans, l’Être suprême n’est pas appelé le « Grand Kra », on retrouve cette conception de l’Être suprême qui transmet aux êtres, lorsqu’ils viennent au monde, la vie, en même temps que leur destinée, où Nyame transmet le kra. Chez les Igbos du Nigeria, la convergence linguistique avec les Éwés et les Fons est parfaite. Le principe vital transmis à la naissance est appelé « Chi », et l’Être suprême est appelé « Chi Ukwu » ou « Chukwu », le grand principe vital. Chez un grand nombre de populations de langues bantoues d’Afrique australe, centrale et orientale, le nom de la force vitale, typiquement appelée ntu, occupe une relation similaire à celle de Dieu, tout comme chez les populations africaines citées précédemment, bien que la distinction apparaisse comme un peu plus subtile, car plus commentée par les philosophes issus de ces cultures. Tous les êtres possédant ce ntu l’utilisent dans leur nom. Ainsi on trouve les catégories d’êtres possédant le ntu. Ukuntu, qui désigne les modalités selon lesquelles la force vitale se manifeste ; Ahantu, qui désigne le contexte dans lequel la force vitale se manifeste, que ce soit le temps ou le lieu ; Ikintu, qui désigne les êtres sans l’intelligence supérieure propre aux humains, comme les plantes, les objets, les animaux, les minéraux, jugés comme des réceptacles de la force vitale, mais subordonnés à une autre catégorie, celle des êtres avec intelligence humaine, qu’on appelle Muntu. Umuntu désigne les hommes, les entités supérieures, les esprits et tous les êtres doués d’intelligence. C’est cette dernière catégorie qui permet aux êtres lui appartenant d’utiliser ceux de la catégorie Ikintu à leur profit. L’Être suprême, à l’origine du Ntu, est doué d’intelligence, mais il serait réducteur de l’inclure dans la classe Umuntu, puisqu’il est à son origine. James Henry Owino Kombo propose d’appeler l’autorité suprême le « Grand Muntu » pour désigner l’Être suprême de ces populations.* Dans ces quatre exemples, qui illustrent parfaitement la conception de nombreuses cosmogonies africaines, on peut donc dire que Dieu est l’Être suprême, et que toutes les autres créatures vivantes, visibles ou invisibles, ne sont que des êtres et, à ce titre, Ses émanations.
D’autres caractéristiques permettent de confirmer l’hypothèse d’une distinction originelle que font les Africains entre l’Être suprême et les êtres vivants, visibles ou invisibles, qui ne sont que ses créations. Commençons par l’invisibilité et l’omniprésence de l’Être suprême, puis son contraire, la représentabilité des « entités célestes » et leur place dans l’univers. L’invisibilité de l’Être suprême, son omniprésence Pour la tradition akan du Ghana et de Côte d’Ivoire, l’Être suprême, appelé Nyame, est invisible. On le compare au vent qui a, lui aussi, cette caractéristique dans la maxime « si tu veux parler à Dieu, parle au vent ». Pour les Shilluk du Sud-Soudan, on trouve cette même notion d’invisibilité et de comparaison avec le vent. Ainsi, chez ce peuple, Juok, l’esprit suprême, « est spirituel et invisible, parce qu’il n’existe pas que sous une seule forme, il est omniprésent ou multiprésent et est invisible ». Chez les Bakongo d’Afrique centrale, l’Être suprême, Nzambi, est à la fois considéré comme invisible et est associé dans un proverbe au vent ou à l’air. « C’est Nzambi ou c’est le vent/l’air. Cela ne veut pas dire que Nzambi est le vent, mais plutôt que comme cet élé- ment, il est présent partout. », explique Ngamayamu Dagoga Munduku en rapportant les propos d’un Vili : « Qui pourrait être assez sot pour faire une image de Nzambi ? »
Chez les Ambuuns de la République démocratique du Congo, Nzeem, l’Être suprême, est mystérieux et n’est jamais apparu chez les hommes.
Personne ne l’a jamais vu, personne ne sait comment il se présente car il est esprit (« esprit » a ici le sens de ce que l’on ne voit pas). Ce serait pour cette raison, nous semblet-il, que l’on ne trouvera nulle part chez les Ambuuns une figurine qui pourra les représenter dans l’art mbuun, contrairement aux ancêtres et autres « idoles ». « Personne ne peut prétendre la connaissance d’une réalité qui se situe au-delà de son entendement. » Car « Dieu n’est pas un parent », disait Cheikh Hamidou Kane, « Il n’est pas notre familier ».
Ces caractéristiques se retrouvent de manière constante chez les peuples négro-africains. En revanche, ceux-ci établissent une distinction claire entre les soi-disant dieux et les ancêtres, tant au niveau de leur visibilité qu’au niveau de leur influence plus ou moins limitée dans l’univers. La représentabilité des « supérieurs inconnus » (appelés à tort des dieux), et leur influence limitée dans l’univers Les entités supérieures en Afrique (que Guénon appelle les « supérieurs inconnus » dans le pérennialisme) ont des temples, l’Être suprême n’en a jamais. *
À l’inverse de l’Être suprême, il existe des temples typiquement dédiés aux entités supérieures, comme il existe des demeures temporaires pour les hommes. En revanche, il n’existe presque jamais de temples pour l’Être suprême dans les religions africaines traditionnelles. Ainsi, selon Kofi Asare Opoku (1978, West African Traditional Religion. Jurong : FEP International Private Ltd. Oppitz), les Ouest-Africains, notamment les Ashantis du Ghana, dédient rarement des temples à l’Être suprême. « Ils lui dédient rarement des temples et des autels car ils croient fermement qu’Il est partout et peut être invoqué partout. Cette pratique contraste avec le cas desdites « entités supé- rieures » à qui ils consacrent de nombreux temples et autels. Ils croient que les supérieurs inconnus/entités supérieures sont limité(e) s dans leurs pouvoirs et leurs fonctions dans l’ordre divin de l’univers. » Basile Goudabla Kligueh*, qui s’intéresse aux Adja Tado d’Afrique de l’Ouest, déclare, en ce qui concerne l’Être suprême dans son champ d’investigation : « Pour ma part, je n’ai rencontré aucun temple dédié à Mawu ni à Lisa depuis Porto Novo jusqu’à Kéta, en passant par Lomé, Atakpame, sans oublier Cotonou et Ouidah. » ` Les entités célestes peuvent être représentées, l’Être suprême ne peut l’être Contrairement à leur approche de l’Être suprême, les cultes africains n’ont aucun problème à représenter ce que les africanistes occidentaux ont appelé à tort les « divinités ». « Entités supérieures », « entités célestes », ou les « supérieurs inconnus » de René Guénon correspondent plus à la réalité du terrain, lorsque l’on fait l’effort d’étudier les langues dans lesquelles ces cosmogonies sont énoncées. Bien que les Yorubas [du Nigeria et du Bénin] n’aient pas réalisé d’images de l’[Être suprême] Olodumare, ils ont créé un grand nombre d’images de leurs entités supérieures. À propos des Bakongos, Vincent Mulago, cité par Baudouin Mubesala Lanza, rapporte : « Les Bakongo ont des statuettes fétiches par centaines, pour représenter des hommes, des animaux, des esprits ; mais aucune ne représente Nzambi. Nzambi n’est pas de la catégorie des êtres qu’on représente, dont on a une connaissance expérimentale. »
Ces caractéristiques sont extrêmement répandues dans le monde spirituel négro-africain (peuple originel serait un terme plus adéquat pour qualifier ce monde, mais nous employons le terme « négro-africain » par souci de compréhension). Comme le rappelle Richard Gehman* « des idoles de l’Être suprême ne peuvent pas être trouvées sur le continent ». Même la seule exception présentée par Gehman chez les Fons du Bénin n’en est pas une et est due à sa méconnaissance de l’histoire spirituelle de la région : « Il y a peut-être une exception en Afrique de l’Ouest où Mawu [l’Être suprême] est représenté par une statue en bois de la couleur de l’aube avec de larges seins et un croissant dans une main. » Il y a plusieurs siècles, les ancêtres des Fons ont emprunté à leurs voisins yorubas le couple d’entités célestes Mowo et Orishanla, une vieille femme associée à la Lune et un jeune homme associé au Soleil, qu’ils adaptè- rent en Mawu et Lisa. Ce n’est que récemment, probablement suite au contact avec le christianisme, que Mawu a été choisi par les missionnaires comme Être suprême des Fons. Traditionnellement, l’Être suprême était appelé Sègbo ou Nana Buluku. Cette idole n’est donc qu’une représentation d’une entité supérieure secondaire, et non pas de l’Être suprême. Toujours, chez les Fons du Bénin et leurs parents éwés du Togo, les représentations desdits « supérieurs inconnus » sont légion. La divinité associée à la foudre, au tonnerre et à la tombée de la pluie, Heviesso, peut par exemple être imaginée de différentes manières par les croyants : comme un homme, un crocodile, comme un bélier ou un buffle crachant du feu, etc. De la même manière, la divinité Lisa peut être imaginée ou représentée comme un caméléon ou encore comme un homme albinos. Je souligne ici le fait que les divinités peuvent être représentées et imaginées, contrairement à l’Être suprême. »
De l’être exemplaire à la divinité polythéiste (prémices de l’« erreur moderne » sur le plan de Dieu)
De nombreuses traditions africaines font état d’une transformation historique de leur religion. Celle-ci serait passée du culte d’un Être suprême auquel serait venu se superposer celui, notamment, de personnages extraordinaires divinisés. Ainsi, chez les populations couchitiques de la Corne de l’Afrique (Somali, Oromo, Saho-Afar, Sidamo), « à côté du culte autrefois consacré à Waaq, la religion traditionnelle rendait hommage aux génies des forêts (supérieurs inconnus ?), des rivières et des collines. Ces êtres étaient l’objet d’offrandes et de vénération, puisqu’on leur attribuait des facultés extraordinaires. Peu à peu, le culte de ces génies aurait remplacé celui réservé à Waaq, parallèlement à la diffusion des grandes religions monothéistes (le christianisme et l’islam en Éthiopie, l’islam en Somalie). Les attributions exclusives de Waaq, ses pouvoirs mêmes, seraient alors passés aux esprits. Ceux-ci auraient en outre hérité le titre de djar (zar), la dénomination archaïque du dieu-ciel, et acquis un rôle et des fonctions nouvelles au sein des communautés autochtones. […] » * Selon Lambert Bartels, cité par Elsa Pelizzari, Waqa, l’entité suprême des Oromo [est] capable de transmettre son souffle vital aux créatures terrestres, stimule (enflamme) les hommes, animaux et les plantes et, sous cette forme particulière, son activité est appelée ayana. Mais le terme ayana désigne aussi les génies, protagonistes, de nos jours, des crises de possession. Ainsi, les ayanas, le regroupement des zar les plus redoutés par les Oromo, descendent directement de la puissance de Waqa, ou mieux, s’identifient à elle. Invoqués et honorés, les ayanas font l’objet de sacrifices, de divers rituels, surtout à l’occasion des cérémonies de possession, dont ils sont les véritables protagonistes. À ces génies est associé notamment le culte de Sheikh Husayn, dit aussi Sheekh Xussen (ou Boorane) dans sa version somali. Sheikh Husayn était l’un des premiers missionnaires à prêcher l’islam dans la région de la Corne de l’Afrique. Originaire de la région de la mer Rouge, on dit de lui qu’il avait des pouvoirs surnaturels. Plusieurs mythes amhariques superposent, enfin, l’origine des zar à l’histoire de certains personnages de la foi chrétienne. On raconte par exemple qu’Eve aurait distrait ses quinze enfants les plus beaux du regard de Dieu et que le Seigneur l’aurait punie en condamnant les petits à rester invisibles : les zar seraient leurs descendants. […]
On soutient encore que les zar descendent des fils de l’empereur Kaleb (VIe siècle après J.-C.) destinés à régner sur la nuit. […] Malgré des origines hétérogènes, l’aspect qui rapproche actuellement les zar consiste dans leur anthropomorphisme. L’anthropomorphisme est aussi ce qui caractérise un certain nombre d’« entités supérieures/supérieurs inconnus » dans nombre d’autres cosmogonies africaines. L’une des manifestations les plus claires de cet anthropomorphisme est la tendance qu’ont de nombreuses cultures à déifier des personnages historiques dont le comportement aurait été extraordinaire ou, tout du moins, remarquable. Chez les rois fons du royaume du Dahomey, la divinité la plus importante était Zomadonu, un des fils du roi Akaba (1685-1708) né avec des malformations physiques. Chez les Yorubas du Nigeria, Shango, la divinité associée aux phénomènes atmosphériques, est ainsi considérée comme un roi historique de l’État d’Oyo qui aurait régné durant le Moyen Âge. Parce qu’il maîtrisait la foudre ou, simplement, avait laissé un souvenir impérissable auprès de ses sujets, ce savoir pré- cieux fut conservé par les Yorubas qui le déifièrent à sa mort afin de pouvoir continuer à recourir à ce pouvoir. Pour les Bayombes (groupe kongo), Bunzi, également responsable des phénomènes atmosphériques, aurait été un chef yombe du XIVe siècle dont les pouvoirs lui auraient permis d’écarter les eaux du fleuve Zaïre et de conduire et d’établir son peuple sur des terres habitables. Une déification encore plus certaine est celle du génie égyptien ancien Imhotep, dont l’existence historique est clairement attestée sous le règne du pharaon Djoser et qui, plusieurs millénaires plus tard, s’est vu diviniser et attribuer un culte au milieu des autres divinités. Dans une étude sur les Bétis du Cameroun, Makang Ma Mbock* rapporte que, traditionnellement, ces populations portaient les noms de leurs divinités qui étaient des ancêtres divinisés, c’est-à-dire des personnes ayant marqué l’histoire de leur clan par leur courage ou leur sagesse.
L’exemple des Shilluk du Sud Soudan Chez les Shilluk du Sud Soudan, il n’existe pas de multitude d’entités supérieures, mais une seule, appelée Nyikang. Elle est toutefois clairement opposée à l’Être suprême Juok, qui, comme partout en Afrique, bien qu’il soit à l’origine de la vie, est indescriptible, inaccessible par la prière et distant du monde des humains. Contrairement à Juok, Nyikang est considéré comme un personnage historique. Il serait à l’origine de la création du royaume Shilluk dont il serait le premier roi et dont il aurait établi les lois et les coutumes. Chaque roi shilluk est une incarnation de Nyikang dont il est aussi un descendant direct. Le reth, ou souverain shilluk, incarne la nation et la société shilluk. Lorsqu’il est physiquement défaillant, le bienêtre du royaume est physiquement menacé. Il est l’intermédiaire de Juok avec le peuple. De manière intéressante, selon les Shilluk, Nyikang, bien qu’il soit considéré indiscutablement comme un homme, n’est jamais mort. Pour expliquer sa disparition, les Shilluk disent qu’il s’est perdu, qu’il est retourné dans son pays, qu’il est devenu vent, qu’il est monté, qu’il est parti et vit, impliquant par là que sa mort aurait signifié la fin du pays shilluk. La situation shilluk, bien qu’apparemment différente des autres cosmogonies africaines aux entités supérieures multiples, est en réalité remarquablement similaire. D’un côté comme de l’autre, nous avons, à côté d’un Dieu qu’il est impossible de prier un ou des personnages dont les exploits, le savoir-faire ou le talent les ont rendus indispensables aux yeux du peuple et sans lesquels se manifesterait le chaos. Les personnages indispensables meurent et quittent le monde visible aux humains. Imaginez par exemple que votre frère soit un extraordinaire informaticien qui s’occupe avec brio de tous vos problèmes informatiques mais qui, du jour au lendemain, déménage loin de chez vous sans avoir pu transmettre son savoir et ses connaissances à quiconque. Assurément, vous essayeriez d’entrer en contact avec lui par internet ou par téléphone si vous deviez à nouveau rencontrer des problèmes informatiques. De la même manière, à l’instar de Nyikang, qui avait inventé et maîtrisé les rouages de la civilisation shilluk, de Wasir et de Ise, qui avaient enseigné l’agriculture et la magie aux peuples de la Vallée du Nil, ou de Shango, qui permettait de maîtriser la pluie, les populations essayèrent d’entrer en contact avec ces entités supérieures, par le seul biais qu’elles connaissaient : le culte. Le faux problème de la distinction entre ancêtres et « entités » célestes primordiales Un grand nombre de chercheurs opposent, à mon avis abusivement, dans certaines cultures, la structure hiérarchique des ancêtres à celle desdites « entités supérieures ». En parlant des cosmogonies des populations ouest-africaines, Omosade Awolalu et Adelumo Dopamu*, spécialistes de la tradition, classent les entités supérieures en trois catégories. La première serait composée des êtres divins primordiaux, les premiers supérieurs inconnus créés par l’Être suprême et qui auraient pris part à la gestion du monde dès le départ. La seconde serait formée des ancêtres divinisés après leur mort car ayant vécu une vie ou possédant des facultés extraordinaires, et qu’ils illustrent par l’exemple de Shango d’Oyo mentionné plus haut. La troisième serait la personnification de phénomènes naturels tels que des collines, des rivières, des pierres ou encore des arbres. Il s’agit, selon moi, d’une distinction artificielle. Comme nous l’avons dit, l’univers est la création de l’Être suprême qui a insufflé en chacun des êtres vivants une partie de lui-même, un principe vital. Les Africains ne personnifient pas des phénomènes naturels, mais croient simplement à leur vitalité en tant qu’éléments existants. Et de la même manière qu’il existe des temples qui sont des habitations privilégiées des entités supérieures, certains phénomènes naturels en sont des habitations privilégiées, mais pas exclusives. Les montagnes ne sont pas adorées parce qu’elles sont des montagnes mais parce qu’elles sont considérées comme des symboles d’une personne ou d’un événement ayant eu une grande importance pour une communauté. En outre, je considère que la distinction entre ancêtres divinisés et entités supérieures est superficielle. Rien n’empêche qu’un supérieur inconnu/entité supérieure/primordiale ne soit un ancêtre dont le souvenir est si lointain qu’on situe ses bienfaits à la période la plus ancienne, celle de la création du monde. Une culture négro-africaine bien connue, celle des Yorubas du Bénin et du Nigeria, dont la cosmogonie a contribué grandement aux religions afro-américaines du Candomble et de l’Umbanda au Brésil ou de la Santeria à Cuba, servira d’exemple à mon postulat. L’exemple des Yorubas du Nigeria et du Bénin La création de la terre comme une image mythologique de la création d’un empire Chez les Yorubas, un mythe de la création du monde rapporte qu’Olodumare, l’Être suprême, aurait envoyé son fils aîné, l’entité supérieure Obatala, dans le monde qui n’était alors composé que d’eau. Olodumare avait confié à Obatala le devoir de créer la terre. Toutefois, sur le chemin du monde, Obatala se serait enivré et n’aurait pu accomplir la tâche. Olodumare aurait ensuite donné le pouvoir et le devoir de créer la terre à Oduduwa, frère cadet et grand rival d’Obatala. Après avoir accompli les sacrifices nécessaires, Oduduwa créa la terre et en profita pour s’en proclamer le roi légitime. Il créa la ville d’Ife, le lieu d’origine du monde et en devient le premier oni, ou roi, le premier d’une dynastie perdurant jusqu’à ce jour. En compensation, Obatala se vit accorder par Olodumare la création des êtres humains. Si l’on se fie à ce seul mythe, on pourrait croire qu’Obatala et Oduduwa ne peuvent avoir été des hommes, puisque la création de l’humanité et de son lieu d’habitation est l’œuvre de ces deux personnages. De plus, la création des hommes par Obatala est décrite comme ayant été effectuée à partir d’argile, ce qui tend à faire penser que ce dernier ne pouvait être un homme et était effectivement une entité supérieure primordiale. Toutefois, nous pouvons considérer que les mythes yorubas ne sont pas à interpréter de manière littérale. En nous intéressant à un mythe similaire, on s’aperçoit qu’il est composé d’un récit et d’une vérité générale qu’il justifie. Dans ce premier mythe, la vérité générale est qu’Oduduwa est considéré aujourd’hui comme le premier roi de la dynastie régnante d’Ife. Tout le reste du texte n’est qu’une tentative de justification de cette vérité générale. On peut également dégager d’autres vérités générales en cherchant des récurrences dans les récits de justification. Si, par exemple, il est dit dans des contextes complè- tement différents de récits issus du même corpus qu’une entité supé- rieure est la plus jeune, on pourra conclure que c’est effectivement le cas dans l’imaginaire collectif yoruba. Un second mythe similaire dit : « Quand toutes les entités supérieures vinrent dans ce monde, Oduduwa vint voir Orunmila, le devin divin pour savoir ce qu’Ifa (le destin) lui prédirait. Orunmila lui dit d’aller trouver un pigeon à cinq orteils, cinq caméléons et cinq cents chaînes. Oduduwa les apporta et Orunmila les sacrifia pour lui. Il saupoudra de poudre de bois le sacrifice et lui dit de se rendre dans le monde. Oduduwa quitta Orunmila et vint voir Olodumare qui lui remit du sable enveloppé dans du tissu. Quand les entités supérieures/supérieurs inconnus arrivèrent dans le monde, ils ne trouvèrent que de l’eau. Il n’y avait que de l’eau, aucun endroit où poser le pied et toutes les supérieures entités revinrent au ciel, à part Oduduwa. Oduduwa attacha les chaînes d’Orunmila au ciel et répandit sur l’eau le sable qui y resta. Ensuite, il plaça les caméléons sur le sable pour voir s’ils y pourraient s’y maintenir. Ils y arrivèrent, montrant que l’on pouvait marcher sur la terre. Le sol était solide et c’est pourquoi les caméléons continuent à marcher avec prudence sur le sol jusqu’à aujourd’hui. Puis Oduduwa posa le pigeon sur le sol. Oduduwa fut surpris. Il testa la solidité du sol avec un pied et quand il vit qu’il était solide, il défit les chaînes, descendit sur terre et les posa à Idio à Ile Ife. Cet endroit est toujours connu de nos jours comme la maison d’Oduduwa. Ensuite, la richesse, Aj, e descendit du ciel et dit à Oduduwa qu’elle souhaitait vivre avec lui sur terre. Et elle donna à Oduduwa une grande somme d’argent. Puis l’entité supérieure Ogun vint et adora Oduduwa. Puis Obatala vint et adora Oduduwa. Puis une à une, les entités supérieures vinrent sur terre. On dit qu’Obatala, le « grand Orisha » est le grand frère d’Oduduwa. Mais grâce au courage d’Oduduwa, celui-ci devint le leader. »* Ici, la vérité générale est qu’Oduduwa est le leader des orishas, malgré le fait qu’il n’aurait pas dû l’être. Car il n’est pas l’aîné. Cette position est occupée par Obatala. Dans la tradition locale en effet, Oduduwa est invariablement désigné comme le premier roi d’Ife, alors qu’Obatala ne l’est pas, alors qu’il aurait dû l’être. Ces mythes servent simplement à justifier ce qui est aujourd’hui considéré comme une vérité générale. Cela ne prouve toutefois pas qu’on ait affaire à autre chose qu’à des récits sans valeur historique. Mais quelque chose de non naturel semble se dégager de cette histoire. Pourquoi le roi des supérieures inconnues (entités supérieures) n’est-il pas considéré comme le créateur du monde chez les Yorubas ? C’est comme si un événement inattendu était venu bouleverser ce qui aurait été un mythe naturel chez ce peuple. Le fait est qu’Oduduwa est également présenté, dans des traditions historiques, comme le chef d’un groupe d’immigrants qui auraient pris le pouvoir sur les autochtones de la région, appelés « Igbos » dans la tradition yoruba. Le pays yoruba, plus ou moins récemment, s’est vu diviser en plusieurs États et en plusieurs sous-ethnies. L’État d’Oyo fut l’un d’entre eux. Oranmiyan aurait été l’un des fils d’Oduduwa et un roi historique d’Ife. Il aurait aussi été le fondateur des dynasties yorubas des empires d’Oyo et du Bénin, toutes situées dans l’actuel Nigeria. Un mythe proche de ceux mentionnés au sujet d’Oduduwa met cette fois-ci en scène Oranmiyan à la place de ce dernier : « À l’origine, il n’y avait pas de terre. Il y avait le ciel en haut et de la terre en dessous. Olodumare créa d’abord sept princes couronnés. Pour les nourrir, il créa sept calebasses pleines de bouillie de maïs. Et il créa aussi sept sacs qui contenaient des cauris, des perles et des vêtements ; il fit aussi un poulet et vingt barres de fer. Il créa aussi une substance enveloppée dans un tissu de couleur noire, et dont personne ne pouvait voir la nature. Enfin, il créa une longue chaîne. Il attacha les princes, la nourriture et les trésors à la chaîne. Puis il les fit descendre à la surface de l’eau. Du ciel, Olodumare lança une noix de palme. Immédiatement, un palmier gigantesque sortit de l’eau faisant jaillir d’immenses branches. Les princes se réfugièrent sur l’arbre et s’y établirent avec leurs trésors. Les noms de ces princes étaient : Olowu, Onisabe, Orangun, Oni, Ajero, Alaketu, qui devinrent les rois d’Egba, de Savé, d’Ila, d’Ife, d’Ijero et de Ketu ; et le plus jeune d’entre eux était Oranmiyan, qui devint roi d’Oyo et de tous les Yorubas. Comme tous étaient des princes couronnés, tous voulaient diriger, et décidèrent de se séparer. Avant que chacun d’entre eux ne trace sa route, ils se sont partagé les trésors. Les six princes les plus âgés prirent les cauris, les perles les vêtements et la nourriture et tout ce qu’ils pensaient être précieux. Ils ne laissèrent à leur jeune frère que l’étrange petit morceau de tissu et les vingt morceaux de métal. Les six princes disparurent ensuite dans les branches du palmier. Après avoir été laissé seul, Oranmiyan était curieux de voir ce qui se trouvait dans le tissu noir. Quand il l’ouvrit, il trouva une substance qu’il n’avait jamais vue avant. Il secoua le tissu et la substance tomba sur l’eau. Elle ne coula pas, et forma un monticule sur l’eau. Le poulet vola pour s’y poser. Il commença à le gratter et la substance noire se répandit sur l’eau en longueur et en largeur. Et c’est comme cela que la terre fut formée. Oranmiyan fut heureux. Il enveloppa les vingt morceaux de fer dans le sac et prit possession de son nouveau royaume. Quand les six princes plus âgés virent ceci, ils descendirent du palmier et voulurent le déposséder de la terre comme ils l’avaient déjà dépossédé des cauris, des perles et des vêtements. Mais Oranmiyan avait des armes : les vingt pièces de métal s’étaient transformées en lances, flèches et machettes. Avec sa main droite il prit une longue épée, plus aiguisée que les meilleures lames [de la ville] d’Ilorin et il attaqua les princes. Il leur dit : « Cette terre m’appartient à moi seul. Quand nous étions en haut, vous m’avez volé, vous ne m’avez laissé que cette terre et ce fer. Maintenant, cette terre s’est agrandie et le fer également. Je vais tous vous tuer. » Les six princes le prièrent de les épargner. Ils se prosternèrent devant Oranmiyan. Oranmiyan leur pardonna et leur donna à chacun un bout de terre. Il ne posa qu’une seule condition : les princes et leurs descendants devront toujours être sous sa domination et sous celle de ses descendants ; et, chaque année, ils devront venir dans sa capitale pour lui rendre hommage et lui payer tribut. C’est comme cela qu’Oranmiyan devint le roi de tous les Yorubas et donc du monde entier ».* Que penser de ce mythe ? il faut savoir qu’avant de se répandre, il était, au départ de sa formulation et de son exploitation en tant que mythe, originaire d’Oyo, siège du plus puissant empire yoruba entre les XVIIe et le XVIIIe siècles. Fondé vers le XVe siècle, bien après les autres principaux royaumes yorubas et notamment la civilisation d’Ife, vue par tous les groupes yorubas comme le lieu d’origine des Yorubas et l’État le plus puissant de ces peuples avant l’émergence d’Oyo, Oranmiyan est systématiquement présenté comme le plus jeune fils (ou petit-fils) d’Oduduwa, lui-même considéré comme le fondateur de la dynastie d’Ife, ville en général vue comme le lieu d’origine du monde. Comment alors prétendre qu’Oranmiyan ait pu créer la terre ? Dans ce mythe, la vérité générale est qu’Oranmiyan, roi d’Oyo, domine militairement et politiquement les autres États yorubas. Dans un grand nombre de cultures africaines, le droit d’exercer le pouvoir sur une terre est conditionné au fait d’en être le possesseur parce que ses ancêtres y sont enterrés. Et en cas de choix parmi des descendants des ancêtres possesseurs de la terre, le couronnement se fait relativement au droit d’aînesse. Or Oranmiyan n’est que le plus jeune des fils d’Oduduwa, ou même l’un de ses petits-fils. Comment pourrait-il prétendre à la domination sur les autres États ? En prétendant qu’Oranmiyan a créé la terre, la tradition d’Oyo permet de surmonter l’obstacle de l’illégitimité des rois d’Oyo par rapport aux autres royaumes yorubas envers qui ils devraient observer le respect dû à leur droit d’aînesse. Les autres rois yorubas sont présentés comme des peureux ayant perdu leur légitimité à cause de leur appât du gain, exactement comme les rois d’Oyo qui, grâce à leur courage, ont conquis le monde yoruba en raison de leur récente histoire. Ce mythe de « création du monde » est davantage une métaphore de la création d’un empire par le seul courage, au détriment d’autres populations légitimes mais peureuses. Le premier mythe, relatif à celui d’Oduduwa, a la même signification. Outre ce mythe de création du monde, Oduduwa est présenté comme un chef militaire venu de l’est et qui aurait conquis les populations indigènes qui, elles, adoraient Obatala. Les Yorubas n’ont donc pas présenté Oranmiyan et Oduduwa comme des ancêtres primordiaux ayant participé à la création du monde parce que c’était le cas. Ils l’ont fait à des fins politiques en utilisant la métaphore de la création de la terre pour exprimer celle de la création d’un État dominant les autres. Dire qu’une entité supérieure primordiale (un supérieur inconnu) a participé à la création ne peut pas être retenu pour la distinguer les ancêtres divinisés. Oduduwa comme Oranmiyan sont probablement des personnages ayant existé. En effet, leur origine récente et le fait qu’ils ne soient pas connus par tous les Yorubas tendent à faire penser qu’ils seraient à l’origine des personnages ayant vécu au sein de certains groupes yorubas avant d’être divinisés. Prétendre, de ce fait, qu’Obatala et les autres orishas primordiaux ne seraient pas des ancêtres divinisés est totalement abusif. On sait que les Yorubas, récemment séparés en plusieurs groupes (egba, ife, oyo, owo, ketu, sabe, etc.), n’en formaient autrefois qu’un seul. Puisque toutes ces populations ont pour coutume d’intégrer des ancêtres méritants dans leur panthéon, on peut penser qu’ils l’ont toujours eu. Aujourd’hui, les principaux ancêtres divinisés du panthéon yoruba avérés sont Oduduwa, Oranmiyan et Shango, qui sont liés aux cités d’Ife et à Oyo et qui ne sont pas connus de tous les Yorubas. Mais avant que ces personnalités n’émergent, le peuple yoruba unifié a dû diviniser certains de ses ancêtres. Qui sont-ils ? Les chercheurs qui étudient la religion yoruba ne le savent peutêtre pas, mais il s’agit probablement de tous les orishas communs à tous les Yorubas. Et ce n’est pas parce qu’ils sont associés à des phénomènes naturels, comme la mer ou la tempête, qu’ils ne peuvent pas avoir été des ancêtres divinisés. Selon nombre de témoignages, Shango n’avait, de son vivant, pas de rapport avec la foudre, mais il y fut associé lors de sa mort. Le fait qu’Obatala soit présenté comme le créateur de l’humanité pose déjà moins de problèmes qu’Oduduwa nous en a posés quant à la création de la terre. La « création » des hommes peut simplement être comprise comme le fait qu’Obatala est le premier homme qui, de par sa descendance, est à l’origine de l’humanité ou des Yorubas. Chez les Zoulous d’Afrique du Sud par exemple, c’est Unsondo ou Unkulunkulu (« le plus ancien ») qui est à la fois présenté comme ayant créé le monde et comme le premier des hommes. Unkulunkulu n’est pas l’Être suprême, puisqu’il est considéré comme ayant été créé par Uthlanga, l’Être suprême zoulou symbolisé par un lit de roseaux. S’il est le premier des hommes, comment a-t-il pu « créer » les hommes et le monde ? La réalité est que les cosmogonies africaines commencent toujours par une intervention de l’Être suprême. Mais Celui-ci ne termine pas systématiquement la création et, de par Sa sagesse illimitée et Sa volonté d’éprouver les supérieurs inconnus, délègue parfois à ces derniers la suite des événements. Chez les Zoulous, c’est Uthlanga qui a entamé la création et qui est présent dans toutes les créatures, mais le reste de la création est l’œuvre d’Unkulunkulu/Unsondo. Unkunkulu est le premier homme, et parce qu’il a engendré les autres hommes, il est le créateur de l’humanité. Parce qu’il est le premier être divinisé, les Zoulous lui ont accordé un rôle dans la création du monde, comme nombre d’autres mythes africains. Pour venir chez les Yorubas, il est aussi possible qu’en tant que premier homme divinisé, il ait servi à représenter l’homme du passé par excellence, et, de ce fait, l’ancêtre « générique de l’humanité ». Il semble en tout cas avoir été le premier orisha adoré, tout d’abord parce qu’il est considéré comme le « Grand Orisha », et que le rang est souvent justifié par l’aînesse, en Afrique en général et chez les Yorubas en particulier. Un argument encore plus fort pour soutenir cette hypothèse est qu’Obatala est parfois appelé non pas Orishanla, mais simplement, plus rarement, « Orisha ». Il est en outre adoré chez des populations voisines des Yorubas comme les Igbos, Éwés, Fons ou Edos sous les noms d’Olisa, Olise, Litsa, proches de la forme Orisha et non de la forme Orishanla, ce qui laisse à penser qu’Orisha est le nom originel d’Obatala. Tout cela suggère que le statut des autres divinités yorubas leur a été attribué en référence à Obatala, le premier orisha. Un mythe confirme largement cette version : « À l’origine, les orishas n’avaient pas de pouvoir par eux-mêmes. Lorsqu’ils voulaient faire quelque chose, ils devaient demander de la force vitale à Olodumare qui leur dispensait en quantité suffisante pour chaque activité spécifique. Parce que seul Obatala savait où Olodumare vivait, il était de son devoir d’aller apporter ces requêtes à Olodumare. Autrement dit, si quelqu’un voulait demander un partenaire amoureux à l’entité céleste de l’amour Oshun, il devait demander à Obatala de porter sa requête à Olodumare, qui lui accorderait ou non. Obatala devait ensuite retourner voir Oshun pour lui transmettre la réponse d’Olodumare. Avec le temps, cette pratique devint fatigante pour Obatala ; il fut également fatigué que tous les orishas parlent de lui en mal quand il allait voir Olodumare en leur nom, tout comme ils aimaient accuser Obatala de manipuler leurs requêtes pour accroître son propre pouvoir. Alors un jour, Obatala amena tous les orishas chez Olodumare. Il dit : « Olodumare, s’il te plaît, ôte-moi cette responsabilité d’être le messager de tous les orishas ! Donne-leur suffisamment de pouvoir pour répondre eux-mêmes aux prières des hommes ! » Dans l’espoir que ses créatures le laissent un peu tranquille, Olodumare donna un peu de son pouvoir à chaque orisha. »
Un autre mythe, issu d’un autre corpus, est encore plus explicite : « À l’origine, il y avait Orisha. Orisha vivait seul dans une petite hutte au pied d’un immense rocher. Il avait un fidèle serviteur qui s’occupait de lui et lui donnait à manger chaque jour. Orisha aimait son serviteur, mais ce dernier le haïssait secrètement et décida de le détruire. Un jour il tenta une embuscade contre Orisha. Il l’attendit au sommet du rocher et quand Orisha revint chez lui en provenance de la ferme, il balança une immense pierre sur la hutte qui la détruisit. Orisha fut éparpillé en des centaines de morceaux à travers le monde. Orunmila arriva alors et se demanda s’il parviendrait à sauver Orisha. Il se promena à travers le monde entier et tenta de rassembler les pièces. Il en trouva un grand nombre, mais malgré tous ses efforts, il ne put toutes les réunir. Orunmila mit tous les morceaux qu’il avait rassemblés dans une calebasse qu’il appela Orisha Nla ou Orishanla « le grand Orisha » et qu’il déposa dans un temple à Ile-Ife. Cependant, des centaines de fragments sont toujours dispersées à travers le monde de nos jours. Et c’est pourquoi Orishanla « le Grand Orisha » est le plus important et le plus ancien de tous. »* Ici, la vérité générale du mythe est qu’Orishanla/Obatala est le plus ancien des orishas. Mais que peut-on déduire d’autre ? Dans les diffé- rents mythes yorubas recueillis dans le même ouvrage, Orunmila est présenté comme étant, à l’origine, un homme qui a toujours eu une pratique exemplaire de la religion originelle. Dans un mythe, il est le seul, au milieu d’Ogun et d’Ija, à avoir consulté l’oracle Ifa ce qui a permis in fine à son fils de réussir sa vie. Dans un autre, c’est lui que vient voir Oduduwa pour savoir comment s’établir sur terre avec succès. C’est lui qui permet, en consultant l’oracle à Soponna, de se venger de ses frères qui lui ont volé sa part de l’héritage. C’est aussi le seul à avoir réussi à sauver, en consultant l’oracle, Obatala menacé de destruction par des sorciers, alors que les autres personnages comme Shango et Egungun l’avaient abandonné par peur. Il est aussi présenté dans une vérité générale comme celui que ses disciples suivent sans discuter ses ordres. Le comportement d’Orunmila dans le mythe d’Orishanla doit donc être compris comme le comportement idéal attendu dans la religion yoruba. Dans ce mythe, il tente d’adorer Orisha en tant qu’une seule divinité. Toutefois, malgré tous ses efforts, il n’y parvient pas, et son échec entraîne la création de tous les orishas. On peut se demander si ce mythe transcrit le passage du culte d’une seule à plusieurs divinités, ou plutôt des débuts de l’adoration des entités supérieures en général. Il semblerait qu’on ait affaire à la seconde solution. En effet un grand nombre de mythes recensés dans l’ouvrage présentent la mort des orishas comme le début de leur culte. Dans un mythe, Shango monte au ciel où il défend ses suivants grâce au tonnerre et à la foudre après s’être pendu. Dans un autre, il disparaît dans le sol avant de pouvoir lancer des pierres au ciel. C’est aussi le cas d’Ogun, qui décide de disparaître sous terre à l’aide d’une chaîne, probablement en se donnant la mort. Ou encore, Oluorogbo, qui devient orisha en montant au ciel après avoir été sacrifié. Enfin, Orunmila va au paradis après avoir été tué accidentellement par d’autres entités supérieures. Généralement, donc, un orisha obtient son statut d’être vénéré après avoir quitté le monde visible. Dans le mythe qui nous intéresse, c’est après sa mort qu’Orisha est adoré. On peut penser qu’il s’agit d’une déification car dans les textes du corpus, aucun orisha n’est tué par un être humain. Dans un mythe, un homme appelé Huisi dit qu’aucun homme ne peut combattre un orisha. La montée d’Oluogboro au ciel entraîne le début de son culte dans un temple, tout comme celui d’Orisha débute après qu’il a été introduit dans un temple à Ile-Ife. Il semble donc plus pertinent de postuler que le mythe relatif à Orisha raconte sa déification après sa mort. Avant cet événement, Orisha n’a pas disparu du monde et n’a pas été mis dans un temple. On ne peut donc pas considérer qu’il s’agissait déjà d’une divinité. Les autres « supérieurs inconnus » ne seraient pas des petits orishas car ils seraient des émanations d’Orisha, et la répétition d’un procédé entamé par Obatala/Orishala, qui, en tant que pionnier et donc d’aîné, a préséance sur les autres. Orunmila, de son côté, serait la déification du premier pratiquant de la religion yoruba, son premier prophète. Deux mythes de ce corpus qui narrent un récit totalement différent, sont d’ailleurs titrés : « Comment Orunmila devint un Orisha », ce qui ne laisse aucune ambiguïté sur le fait qu’il soit passé du statut d’homme à celui d’orisha. Autre chose rapproche l’ensemble des orishas des hommes : le fait que même dans leur état d’êtres divinisés et contrairement à Olodumare, les orishas sont mortels. Comme dans bon nombre de cultures africaines, la hiérarchisation entre les êtres est conditionnée par la présence de force vitale, appelée ashe chez les Yorubas. Si les hommes sont dépendants des orishas et de leur force vitale pour remplir les objectifs dans la vie, les orishas eux-mêmes sont dépendants des offrandes et des sacrifices des hommes pour maintenir leur degré de puissance vitale. Si ces sacrifices devaient s’arrêter, les orishas en viendraient à perdre de leur puissance vitale, puis à disparaître. La pensée yoruba considère toutefois qu’Olodumare n’est absolument pas dépendant des hommes et n’est en aucun cas menacé de disparition en cas de négligence de la part de ces derniers. Les hommes et les entités supérieures sont donc, en quelque sorte, dans une relation d’interdépendance. En quelque sorte seulement puisque cette relation est déséquilibrée : l’homme peut survivre à la disparition de l’orisha, mais pas l’inverse. Puisque l’Être suprême yoruba est à l’origine de tout ce qu’il y a sur terre, il n’a pas créé les orishas à proprement parler. Les orishas sont une création de l’homme qui maintient en vie ses congénères après leur mort si ceux-ci ont vécu une vie digne de ce nom. En revanche, l’homme yoruba est dépendant de l’Être suprême qui survivra évidemment à sa destruction. La tradition primordiale en Afrique La connaissance innée de l’Être suprême dans les cultures africaines traditionnelles On entend souvent, dans la bouche de natifs d’Asie non adeptes des religions révélées qu’ils croient en la présence d’une force ayant permis au monde de se développer, notamment d’un point de vue infrastructurel comme il l’est aujourd’hui. Cette croyance ressemble à celle que nous avons relevée chez les Africains de culture traditionnelle. Néanmoins, les Africains de culture traditionnelle semblent avoir une connaissance encore plus innée de l’Être suprême. Une citation du savant peul Amadou Hampâté Bâ, moins célèbre que son « Un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle » illustre (presque) parfaitement la connaissance innée que nombre d’Africains ont de Dieu, fait postulé par le courant pérennialiste : « L’homme africain est un croyant né. Il n’a pas attendu les Livres révélés pour acquérir la conviction de l’existence d’une Force, d’une Puissance-Source des existences et motrice des actions et mouvements des êtres. Seulement, pour lui, cette force n’est pas en dehors des créatures. Elle est en chaque être. Elle lui donne la vie, veille à son développement et, éventuellement à sa reproduction. » Nous apporterons une petite nuance aux propos de l’aîné Amadou Hampâté Bâ. Ce texte pourrait en effet être interprété comme présentant la vision d’un monde régi par une sorte d’animisme. Le monde est effectivement « habité » et mu par cette « Puissance-Source », mais celle-ci n’est que la propriété de l’Être suprême qui l’utilise à sa guise. Il n’existerait pas de réservoir de force vitale dénué d’intelligence et qui permettrait aux éléments du monde de se dérouler. Comme on l’a rappelé, et pour prendre l’exemple des Bantous, l’Être suprême est, pour ces peuples, considéré comme ce qu’on pourrait appeler « le Grand Muntu » : il est la source de la force vitale de ce monde dans tous les êtres et fait à la fois partie de la classe des êtres doués d’intelligence et pouvant agir sur les autres. Plutôt qu’une simple source, il serait le seul possesseur de cette source de puissance. Outre cette petite précision, nous sommes en accord avec Amadou Hampâté Bâ. L’Africain naît avec la conscience de la nature de Dieu, comme il naît avec la faculté d’entendre. Nous avions vu précédemment dans ce chapitre que l’homme africain ne pouvait pas représenter l’Être suprême, alors qu’il pouvait représenter les entités supérieures. Il ne s’agit pas d’une loi qui interdirait aux populations de représenter l’Être suprême et les autoriserait à représenter lesdits « supérieurs inconnus », comme on le retrouve par exemple chez les juifs ou chez les musulmans. Il s’agit d’une impossibilité cognitive, chez les populations africaines, qui semble davantage relever d’une relation divine que d’un apprentissage. Les hommes à qui l’on demande de représenter Dieu n’en sont simplement pas capables. C’est un peu comme s’il s’agissait de quelque chose d’inné. On peut se demander pourquoi, partout en Afrique, les entités supérieures peuvent être instinctivement représentées, mais pas l’Être suprême, si elles sont effectivement de son « espèce »… On est, comme vous pouvez le constater, loin de la lecture eurocentriste caricaturale de la tradition en Afrique (et loin aussi, paradoxalement, de la lecture que les adeptes de la nécritude (la fierté des nekros, des morts) font de la tradition, eux qui bêtement répètent la grille d’africaniste d'un suprémaciste tel Bernard Lugan, qui déclare que nous autres Africains sommes polythéistes par essence.
Traditionnellement, en Afrique, l’athéisme n’existe pas. L’enfant naît avec la connaissance de l’Être suprême comme il naît avec la faculté du langage. Ainsi, un proverbe akan déclare : « Personne n’a besoin d’apprendre à un enfant à savoir que Dieu est Dieu. » Cette conscience, cette évidence de ne pas pouvoir représenter l’Être suprême, sentiment répandu sur tout le continent, ne serait donc pas le résultat d’une loi formulée par des hommes, mais plutôt d’une faculté cognitive d’un point de vue anthropologique. D’un point de vue théologique, on peut traduire cette faculté par un attribut donné par Dieu à l’homme dès sa création, à une période remontant à des temps immémoriaux. On se rapproche à la fois de la tradition primordiale de René Guénon et du sè des Fons et Éwés, du kra des Akans et du chi des Igbos, cette partie de l’Être suprême qui leur a été transmise lors de la Création. En revanche, la connaissance d’une entité supérieure nécessite d’y avoir été confronté, directement ou indirectement, comme on doit être confronté à un homme ou à un animal pour en connaître l’existence. La connaissance de l’existence de Dieu est innée, celle des « supérieurs inconnus » est acquise. Traditionnellement en Afrique, Dieu est un fait biologique et les entités supérieures (aux hommes, mais inférieures à Dieu) sont un fait social. J’en veux pour preuve l’ajout continu de nouvelles entités supérieures selon les circonstances. Si les entités supérieures sont acquises socialement, on peut penser qu’elles n’ont pas toujours existé dans la vie des Africains. On se rapproche une nouvelle fois de l’hypothèse du pérennialisme de René Guénon, selon lequel l’humanité était originellement et intrinsèquement soumise à un seul et unique Dieu, un culte qui aurait évolué vers l’adoration d’entités, que l’on rencontre de nos jours sous les appellations de « polythéisme » ou d’« idolâtrie ». Le souvenir de l’adoration originelle de l’Être suprême monothéiste par les cultures africaines traditionnelles à travers les mythes Comme on l’a dit, les entités supérieures africaines sont une perception de l’Homme qui prolonge leur existence sur terre par un culte. En revanche, l’Être suprême ne peut jamais être menacé de disparition par l’Homme.
Dans un grand nombre de mythes toutefois, l’Être suprême est dérangé par l’attitude des humains, ce qui fait qu’Il s’en éloigne. Chez les Akans de Côte d’Ivoire et du Ghana, un mythe raconte que l’Être suprême, Nyame, vivait au ciel, mais pas très loin des humains et en particulier d’une vieille femme appelée Abrewa. Comme Abrewa pilait son mil avec un bâton qui arrivait à proximité de la demeure de Nyame, ce dernier en fut gêné. Abrewa lui demanda d’élever sa demeure à plusieurs reprises, au point qu’Il s’établit dans un lieu relativement inaccessible aux hommes. Outre le nom différent des protagonistes, il existe chez les Guizigas du Cameroun, mais aussi chez les Éwés du Togo/Ghana et les Saras du Tchad, exactement le même mythe de la femme africaine pilant le mil et demandant à Dieu de se replier plus haut jusqu’à perdre le contact direct avec Lui. D’autres mythes véhiculent le même message en expliquant autrement l’éloignement de Dieu. L’éloignement symbolique de Dieu n’est pas une référence à l’éloignement géographique d’un Être suprême qui vivait parmi les hommes puisqu’il est présenté comme vivant déjà au ciel. Il n’est pas non plus lié à un prétendu mauvais comportement des femmes vis-à-vis du Créateur qui l’aurait poussé à l’éloignement. Non, la femme symbolise ici la matrice du genre humain, celle qui donne vie. L’éloignement de Dieu est plutôt une moins grande disponibilité quant aux problèmes des êtres humains. Lorsque les hommes agissent contre Dieu, cela peut l’affecter, mais cela ne le gène pas ; au contraire, c’est contre les humains que se retournent leurs mauvaises actions. Ces mythes, et notamment celui de la femme pilant le mil, montrent l’impossibilité des hommes de blesser l’Être suprême. C’est une réalité qui ne peut être ni être niée par la réflexion ni détruite par un quelconque acte. Ces récits suggèrent aussi que Dieu, s’Il n’a effectivement pas vécu au milieu des hommes, était à l’origine accessible, ou en tout cas disponible directement pour eux. Ils annoncent également le début du culte des entités supérieures, suggérant fortement que la situation originelle en Afrique n’était consacrée qu’au culte de l’Être suprême. Le fait que l’Être suprême soit présenté comme s’étant éloigné des hommes après une faute de ces derniers est significatif. Cela veut dire que les Africains connaissant ces mythes aimeraient se rapprocher de Dieu, comme autrefois, plutôt que de ne communiquer avec Lui que par le biais d’entités supérieures, mais ils ne le peuvent plus. Ces informations seraient donc peut-être des vestiges de la tradition primordiale chez ces populations africaines. Les traces de l’« erreur moderne » en Afrique On l’a dit, l’« erreur moderne » est un concept clé du pérennialisme et qui explique la décadence de la tradition primordiale par la faute de l’homme, donnant naissance aux systèmes religieux actuels. Dans les mythes présentés dans le paragraphe précédent, on voit que chaque retrait physique de l’Être suprême – dont on a vu qu’il correspondait à son retrait du traitement des affaires des hommes – se fait suite à une erreur des humains vis-à-vis de Dieu. On se souvient, à ce sujet, du mythe du meurtre d’Obatala qui, après avoir été découpé en plusieurs morceaux, inaugura le début du culte des orishas. Tous ces mythes qui expliquent en Afrique l’éloignement de Dieu des humains font état d’une erreur des hommes (intrusion des prémices de la modernité), qui les prive d’un rapport direct avec Dieu. Dans son ouvrage sur le vodu du Bénin, Marc Monsia présente cette religion comme une pratique dont l’objectif est de redécouvrir la relation originelle de l’homme avec Dieu. Les pratiques modernes les plus fréquentes dans le Vodu seraient l’œuvre de charlatans dont l’objectif est le gain personnel. Le Vodu, outre des différences mineures, correspondrait à cette tradition primordiale accessible à travers l’initiation, même si sa nature est de plus en plus obscurcie par l’Erreur moderne. Bien que Marc Monsia présente une évolution à partir d’une tradition primordiale, son propos diffère du mien en ce qu’il ne tient pas compte de l’évolution de ceux que l’on considère aujourd’hui comme les entités supérieures ultérieurement divinisées, et qui ne sont pour lui que des concepts. Le Roi du Monde en Afrique L’œuvre de René Guénon est notamment marquée par le personnage du Roi du monde à qui il a d’ailleurs consacré un ouvrage. Ce dernier trouve son équivalent parfait dans le personnage du Manu de la tradition hindouiste. D’après Guénon, « le titre de « Roi du Monde », pris dans son acception la plus élevée, la plus complète et en même temps la plus rigoureuse, s’applique proprement à Manu, le Législateur primordial et universel, dont le nom se retrouve, sous des formes diverses, chez un grand nombre de peuples anciens ; rappelons seulement, à cet égard, le Mina ou Ménès des Égyptiens, le Menw des Celtes et le Minos des Grecs. Ce nom, d’ailleurs, ne désigne nullement un personnage historique ou plus ou moins légendaire ; ce qu’il désigne en réalité, c’est un principe, l’Intelligence cosmique qui réfléchit la Lumière spirituelle pure et formule la Loi (Dharma) propre aux conditions de notre monde ou de notre cycle d’existence ; et il est en même temps l’archétype de l’homme considéré spécialement en tant qu’être pensant (en sanscrit mânava). » Je ne suis pas sûr que le nom de Ménès (Mni), dont la signification échappe toujours aux égyptologues, ait un rapport avec Manu, mais je ne l’exclus pas. Il s’agit d’une perspective pouvant se révéler extrêmement féconde. Toujours est-il que celui qui est considéré comme le Manu de notre ère chez les Hindous est Satyavrata, qui serait le père de l’Humanité. De par sa sagesse et avec l’aide du dieu Krishna, il aurait permis de repeupler la terre avec sa famille dans un mythe similaire à celui, plus connu, de l’arche de Noé. Revenons sur la description du concept de roi du monde par Guénon : « D’autre part, ce qu’il importe essentiellement de remarquer ici, c’est ce que ce principe peut être manifesté par un centre spirituel établi dans le monde terrestre, par une organisation chargée de conserver intégralement le dépôt de la tradition sacrée, d’origine « non humaine » (apaurushêya), par laquelle la sagesse primordiale se communique à travers les âges à ceux qui sont capables de la recevoir. Le chef d’une telle organisation, représentant en quelque sorte Manu lui-même, pourra légitimement en porter le titre et les attributs ; et même par le degré de connaissance qu’il doit avoir atteint pour pouvoir exercer sa fonction, il s’identifie réellement au principe dont il est comme l’expression humaine, et devant lequel son individualité disparaît. Tel est bien le cas de l’Agarttha, si ce centre a recueilli, comme l’indique Saint-Yves, l’héritage de l’antique « dynastie solaire » (Sûrya-vansha) qui résidait jadis à Ayodhyâ et qui faisait remonter son origine à Vaivaswata, le Manu du cycle actuel. »
Revenons à présent sur la mythologie yoruba. À côté des mythes de la création du monde qui mettent en scène les usurpateurs ou conquérants Oranmiyan et Oduduwa, il en existe qui présentent la création comme œuvre du seul Obatala. Cela serait un témoignage du mythe d’origine yoruba. Dans ce premier contexte, les parallèles entre le Manu hindou et Obatala. Tout d’abord avec le mythe de la création du monde. Les deux sont les premiers rois de la terre, qu’ils bâtissent eux-mêmes, avec l’aide de l’Être suprême, mais aussi avec leur propre ingénuité après que le monde fut réduit à une grande étendue d’eau. Outre le passage de l’étendue d’eau à la terre, ils sont responsables de la création de l’humanité. Nous nous demandions tout à l’heure si la création de l’humanité à partir d’argile était une image, pour la genèse de l’humanité, d’un ascendant à ses descendants. Il semble que ce soit effectivement le cas, comme l’indique la comparaison avec Manu. Comme ce dernier, Obatala est considéré, parmi les orishas, comme l’incarnation de la pureté morale, de la paix, et de la lumière céleste. En s’intégrant dans les mythes de la création du monde à des fins politiques, Oranmiyan, Oduduwa et leurs descendants ont, semble-t-il, procédé à une forme manifeste de l’erreur moderne. En changeant le sens originel de la création de la terre et la genèse de l’humanité pour en tirer une légitimité politique, ils auraient été les archétypes de la déformation de la tradition primordiale à des fins personnelles. Avant l’arrivée d’Oduduwa, il semble que la ville d’Ife, lieu d’origine du monde, était sous la domination du clan d’Obatala. Le chef du clan d’Obatala aurait été, à l’origine, le représentant du législateur divin sur terre. Pour Guénon, l’incarnation du roi du monde, qui doit être un roiprêtre responsable de l’harmonie et de la paix par excellence, est rarement évoquée en Europe, à part dans les cercles guénoniens. Elle est au contraire extrêmement courante en Afrique, où elle a été désignée sous le nom de « royauté divine africaine ». Elle est en vigueur non seulement chez les Yorubas, mais aussi chez d’autres peuples que nous avons mentionnés, comme les Akans ou les Shilluks. La couronne de perles qui cache le visage des rois yorubas et qui empêche les descendants d’Oduduwa d’être vus du commun des mortels est peut-être une réminiscence de la nature cachée du roi du monde, qui n’est pas accessible durant les périodes d’âge sombre. D’après le philosophe nigérian Kola Abimbola*, d’après la tradition authentique yoruba, Olodumare n’a ni créé Obatala, ni Eshu l’orisha de l’imprévisibilité, ni Orunmila, qui existaient avec lui depuis l’origine et que l’Être suprême a toujours consultés. Seuls les autres orishas auraient été créés a posteriori. De manière tout à fait intéressante, l’Agarttha (nom de la demeure du roi du monde selon la tradition hindoue), renfermerait non seulement son chef, le « Brahmâtmâ », « support des âmes dans l’Esprit de Dieu » ; mais aussi ses deux assesseurs le « Mahâtmâ », « représentant l’Âme universelle », et le Mahânga, « symbole de toute l’organisation matérielle du Cosmos » » […] le Mahâtmâ « connaît les événements, de l’avenir », et le Mahânga « dirige les causes de ces événements » ; quant au Brahâtmâtmâ, il peut « parler à Dieu face à face », et il est facile de comprendre ce que cela veut dire, si l’on se souvient qu’il occupe le point central où s’établit la communication directe du monde terrestre avec les états supérieurs et, à travers ceux-ci, avec le Principe suprême ». Pour résumer, chez les Yorubas, Obatala est le seul être à savoir où Dieu habite, et il est son intermédiaire privilégié sur terre. Il était probablement le seul à l’origine. Son autre nom, Orisha, signifie « celui qui possède les têtes » et est donc parfaitement assimilable au Brahâtmâtmâ, alors qu’Orunmila, divinité de la divination, correspondrait au Mahâtmâ, et Eshu, personnification du principe d’imprédictibilité dans les évé- nements du monde, représenterait Mahânga. En conclusion de ce chapitre, je dirai que l’Afrique constitue potentiellement, lorsque l’on prend le temps de défricher consciencieusement cette forêt spirituelle, un puits illimité de connaissances liées à la tradition primordiale. Si cette dernière est universelle, il demeure plus que jamais évident que son commencement a pris naissance là où est née l’essence de l’humanité, à savoir en Afrique. De facto seul un processus initiatique dans les confréries traditionalistes africaines, qualifiées par des anthropologues barbares occidentaux comme étant des « cercles animistes », pourrait enfin permettre aux Africains de faire face efficacement, au-delà du politique, à la mainmise ésotérique des pouvoirs occultes sur le continent, tels que les loges maçonniques. L’aspect fermé de ces cercles a souvent été source de diabolisation dans le monde dit « moderne ».
Ce pouvoir qu’est cette source primordiale, si elle est comprise par les futures générations, constituera un frein définitif aux velléités mondialistes sur le continent. Mais pour ce faire, la nouvelle génération devra aborder l’afropérennialisme (nom que nous donnons à la tradition primordiale) non pas comme complément de son être, mais comme sujet, élément primordial de sa propre libération. C’est dans ce sens-là que l'ONG Urgences Panafricanistes a entamé ses démarches auprès de cercles initiés et éprouvés. Politiquement, militairement, médiatiquement, économiquement et ésotériquement, nous nous devrons, plus que jamais, d’être puissants