De la romance russo-vietnamienne et de ses limites
Le 22 mai dernier le premier ministre vietnamien Nguyen Xuan Phuc était en visite officiel à Moscou. Il a ainsi rencontré le premier ministre Dimitri Medvedev et le président Vladimir Poutine avant d’assister à la signature de 14 contrats[1].
Bien que l’agenda de cette visite soit des plus classiques, elle doit être mise en perspective avec le fait que 2019 est l’année de la Russie au Vietnam et 2020 l’année du Vietnam en Russie[2]. Outre les événements diplomatiques et culturels que ces deux programmes impliquent (rencontre d’officiels aux niveaux ministériels ou entre mairies, festivals littéraire, gastronomique, de haute couture…), c’est surtout sur le plan stratégique et symbolique qu’ils sont intéressants.
En effet, Moscou et Hanoï entretiennent des liens tout à fait particuliers étant donné que de nombreuses personnalités vietnamiennes influentes y ont fait leurs études (le patron du VinGroup, la plus grosse entreprise vietnamienne, ou le secrétaire général du PCV et Président de la République Nguyen Phu Trong, notamment), que les Vietnamiens formaient la communauté étrangère la plus importante en Russie en 1990[3] et qu’après la guerre sino-vietnamienne de 1979, l’URSS était le seul allié important d’un Vietnam sous embargo américain et toujours officiellement en guerre avec son voisin chinois[4].
Aussi, chacun des deux protagonistes cherche à servir ses intérêts sur cette base. Notons avant de débuter les développements, que comme les problématiques géopolitiques vietnamiennes ont déjà été envisagées dans de nombreux articles sur ce blog, le point de vue russe sera privilégié.
Si les premières années suivant la chute de l’URSS voient la toute nouvelle Fédération de Russie au prise avec des problèmes économiques, politiques et militaires dans son voisinage direct, le refoulement constant de Moscou par Washington et les membres européens de l’OTAN ainsi que les nouveaux mouvements politiques apparus en son sein entretemps vont tourner les regards du gouvernement russe vers l’Asie.
S’agissant de la doctrine politique d’abord, il nous faut parler du néo-eurasianisme, de son théoricien Alexandre Douguine et de comment ce courant sert la rhétorique de Vladimir Poutine et la stratégie russe en Extrême-Orient. Dans La quatrième théorie politique, Douguine fait le constat de l’échec de l’idéologie fasciste et communiste mais également de la vanité des théories libérales de fin de l’histoire et des idéologies (les idées de Francis Fukuyama notamment[5]) pour proposer un « conservatisme actif ». Il pioche ainsi dans les idées de l’eurasianisme né dans la diaspora russe suite à la révolution de 1917, notamment dans les travaux de Nikolai Troubetskoi et Roman Jakobson expliquant l’opposition entre l’occident et la Russie par l’ethnogénèse particulière de cette dernière, (puisqu’elle mélange des éléments ethniques turco-mongoles, scandinaves, tatares et slaves), et par l’opposition fondamentale entre le monde thalassocratique et les puissances continentales développée par l’Anglais Mac Kinder (https://vinageoblog.wordpress.com/2017/06/18/divers-poudieres-en-mdc-le-vietnam-la-ou-saccrochent-les-empires-ile-monde-eurasiatique-contre-thalassocratie-dans-la-theorie-globale-du-grand-jeu/). Le néo-eurasianisme reprend ces éléments « à la sauce choc des civilisations » en opposant le modernisme décadent de l’occident et l’espace eurasiatique fort de ses traditions[6].
Ce messianisme, en rupture avec les lignes classiques du nationalisme-ethnicisme permet de convier au projet un grand nombre de pays sur le continent eurasien alors que 2014 marquait le retour de la Russie sur la scène internationale après que le « nouvel ordre mondial » de Georges Bush senior lui ait dénié jusqu’à la possibilité même d’avoir des intérêts stratégiques légitimes. En effet, 2014 est à la fois l’année des jeux d’hiver de Sotchi et la crise ukrainienne, suivie par l’annexion de la Crimée. Alors que le premier événement devait être une vitrine pour la Russie renaissante, le second sera l’occasion d’une campagne antirusse particulièrement virulente. Ces deux épisodes mirent en lumière les capacités mais aussi et surtout les limites du « soft power », de la capacité russe à influencer l’ensemble des parties prenantes sur le plan international, le président russe en étant luimême très conscient. Au dela d’un problème de retard ou de savoir-faire, Fiodor Lioukanov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, pensait surtout que le problème venait du fait qu’il ne s’agissait que de produire un discours traditionaliste, conservateur et anti-progrès sans proposer de ferment idéologique et d’alernative économique,comme l’URSS avait pu le faire en son temps[7].
La déclinaison de l’idéologie néo-eurasienne permet donc une rupture avec ce discours par un biais pragmatique : puisque les Etats-Unis et les pays d’Europe de l’Ouest ne veulent inclure la Russie dans de réelles discussions sur la sécurité et la défense, que l’Union Européenne a du mal à se défaire de son image de technocratie détachée du suffrage universel et que les européens semble incapables de trouver une ligne militaro-diplomatique distincte de celle de Washington, Moscou privilégiera ses relations avec l’Asie. Par ce biais le gouvernement russe donne corps à l’opposition thalassocratie moderne décadente/ puissance continentale traditionaliste.
Les succès diplomatiques et militaires de l’Organisation de coopération de Shangaï, la bonne entente constamment affiché entre Pékin et Moscou, ainsi que l’organisation du sommet de l’APEC en 2012 à Vladivostok sont clairement des signes encourageant en ce sens. Pourtant la tâche reste immense pour concrétiser cette idée, à la fois sur le plan économique et diplomatique…
Si Gorbatchev avait déjà saisi l’importance de l’Extrême-Orient russe pour profiter du dynamisme de la zone pacifique et contrer la concurrence chinoise, il n’en demeure pas moins que le grand est russe souffre d’un conséquent déficit d’infrastructure de toute nature pour pouvoir être performant sur les marchés asiatiques. Mention doit être faite ici du manque de pipelines qui pourraient permettre à Moscou de rééquilibrer ses échanges d’hydrocarbures de l’Europe vers l’Asie. Notons également que la seule perspective de vente de gaz et de pétrole, à la Chine notamment, à partir de la Sibérie ne sera clairement pas suffisante à terme dans le sens ou elle cantonnera l’économie de la région à cette activité et empêchera dés lors sa modernisation[8].
D’un point de vue diplomatique, force est de constater le Kremlin peine à mobiliser les pays voisins, avec qui il entretient pourtant des relations profondes et de longue date. Figurez-vous ainsi que la Russie est au centre de pas moins de 4 ensembles économiques emboités qui ne produisent que peu de résultats : une union douanière, un espace économique unique, une communauté économique eurasiatique, une zone de libre échange de la Communauté des Etats Indépendants (CEI, regroupant 9 des 15 anciennes républiques composant l’URSS)[9]. Il faut dire que beaucoup de pays proches de la Russie craignent de la voir interférer trop souvent dans leurs affaires internes, un sentiment renforcé par la doctrine de « défense des compatriotes de l’étranger » (entendre les minorités russes présentes en dehors des frontières) inaugurée lors de la crise ukrainienne de 2014. Ce fut d’ailleurs à cette occasion que l’isolement de Moscou se fit le plus sentir étant donné que lors du vote de l’assemblée des Nations Unies du 27 mars 2014 concernant l’annexion de la Crimée, seules l’Arménie et la Biélorussie votèrent en faveur de la motion russe (la Chine s’est abstenue). A cela, il faut rajouter que l’influence traditionnelle de la Russie sur l’Asie Centrale est menacée par le projet de nouvelle route de la soie de Pékin et qu’il n’est pas impossible que les éventuels nouveaux chantiers dans l’orient russe crééent des réactions locales hostiles de groupes autonomistes ou islamistes radicaux[10].
Aussi les bonnes relations avec le Vietnam représentent une opportunité en or pour les dirigeants russes. En plus de constituer un partenaire stratégique pour les entreprises russes s’agissant de l’exploitation des hydrocarbures et des projets nucléaires, Hanoi représente à elle seule un tiers des exportations russes dans la zone Asie du Sud-Est. Et à en croire l’évolution des échanges économiques entre les deux pays ces dernières années (2,4 milliards de dollars en 2014 contre 6,3 milliards de dollars en 2018), les objectifs affichés d’ici l’année prochaine (10 milliards de dollars d’échanges bilatéraux) et la signature d’un accord de libre-échange entre le Vietnam et l’Union Economique Eurasiatique (UEE) en octobre 2016, cette dynamique devrait perdurer. Notons également qu’il semble plus que probable que le Vietnam serve de tête de pont à la Russie au sein de l’ASEAN, Singapour ayant déjà accepté le principe de signer un accord de libre échange avec l’UEE et plusieurs réunions en ce sens ayant déjà eu lieu.
Côté vietnamien, on profite surtout de la compétence et des savoir-faire russes afin de développer les domaines économiques dans lesquels l’on dispose de connaissances limitées, à savoir dans l’énergie nucléaire et l’exploitation des énergies fossiles. De plus, du fait des liens entre les états major des deux pays, la Russie reste le principal fournisseur de matériel militaire du Vietnam et constitue en cela un des premiers soutiens internationaux à la stratégie vietnamienne en mer de Chine, consistant principalement en l’internationalisation des conflits et au déni d’accès (article consacré sur le blog : https://vinageoblog.wordpress.com/2017/04/21/poudrieres-en-mdc-viii-strategie-vietnamienne-en-mer-de-chine-internationalisation-des-conflits-et-deni-dacces/). La vente de plusieurs navires de guerre par Moscou à Hanoï (2 patrouilleurs multitâches Svetlyak en 2001, 4 corvettes lances missiles Tarantul I entre 2001 et 2004, la vente d’une licence russe pour la fabrication par les Vietnamiens d’une dizaine de corvettes améliorées Tarantul V, 2 frégates ultra-modernes de type Gepard en 2011) et surtout de 6 sous-marins de classe Kilo en 2011 font du Vietnam le premier pays d’Asie du Sud-Est à se doter d’une dissuasion sous-marine de pointe pouvant rivaliser avec les moyens chinois[11] (les sous marins russes de ce type possèdent une signature sonore si basse qu’ils sont surnommés « trou noir » par la marine américaine[12]). Notons, pour finir, qu’en 2015 82% du budget militaire vietnamien était alloué à l’achat ou à l’entretien de matériel russe[13] et qu’en mars dernier Hanoï s’est fait livré une soixantaine de blindés T-90 russe, laissant penser que la Russie a été choisie pour le renouvèlement matériel des unités blindées vietnamiennes[14].
Malgré ces bonnes relations permettant à Moscou de revenir sur le devant de la scène Asie-Pacifique et de former des alliances énergétiques permettant de développer les infrastructures gazières russes vers l’Extrême-Orient, le paragraphe précédent résume à lui seul les problèmes rencontrés par la Russie s’agissant de son potentiel économique à l’international en général et au Vietnam spécifiquement. Un seul coup d’œil à la composition des échanges économiques suffit pour se faire une idée : en 2015, 64% des exportations russes vers le Vietnam concernaient les équipements militaires, 10% les énergies fossiles, 8% les produits électronique, 5% les engrais, les 11% restant correspondant à divers groupes de marchandises agricoles[15]. Dans l’autre sens, on reste également sur une structure classique pour le Vietnam, qui exporte principalement des appareils électroniques (45% des exportations), des machines-outils (10%), des produits textiles et des chaussures (10%) et des produits agroalimentaires (les 35% restant)[16]. Le constat est le suivant : dans cette relation économique, la Russie reste coincée dans son rôle guerrier et énergétique et le Vietnam dans celui d’usine à bas cout de fabrication. De plus, chacune de ces deux économies est en manque d’argent frais pour satisfaire ses besoins en infrastructures (même si a situation est à relativiser pour le Vietnam), chose qu’elle ne peut trouver chez son partenaire. Ainsi, les résultats économiques entre le Vietnam et la Russie restent ils très modestes comparés aux autres partenaires du Vietnam (pour 2018, les échanges commerciaux entre le Vietnam et la Russie s’élevaient à 6,2 milliards de dollars, contre 106,7 milliards avec la Chine, 65,7 avec la République de Corée, 60,3 milliards avec les Etats-Unis[17]).
Pour autant, les sanctions commerciales européennes contre la Russie, notamment dans le secteur agro-alimentaire a libéré un véritable boulevard pour les entreprises vietnamiennes et les exemples de réussite commerciale se multiplient. Le plus représentatif reste sans doute l’annonce en 2016 par le géant du lait vietnamien TH true Milk d’un investissement de 500 millions de dollars (pour la première phase) dans les unités de production russe, promettant un avenir florissant pour la firme, la Russie n’étant rien de moins que le troisième importateur mondial de produits laitiers[18]. De la même façon, l’une des principales entreprises de pisciculture vietnamienne, Hung Vuong, profite de la fin des exportations de poissons fumés scandinaves dont la population russe raffole tant. La compagnie a d’ailleurs racheté 51% de la Russian Fish Joint Stock Company pour faire prospérer ses affaires dans ce contexte[19]. On peut également citer, le feu vert des autorités vietnamiennes aux importations russes de blé en avril dernier[20]. Gageons d’ailleurs que la multiplication des collaborations financières entre les deux pays (la Bank for Investment and Development of Vietnam et la banque russe VTB Bank ont lancé un chantier visant à faciliter les paiements entre les deux pays via les monnaies nationales de chacun) pave la voie à une propsérité partagée entre les deux pays[21].
[1] https://m.lecourrier.vn/le-pm-nguyen-xuan-phuc-est-accueilli-solennellement-a-moscou/606128.html
[2] https://www.lecourrier.vn/ouverture-de-lannee-de-lamitievietnam-russie-a-moscou/606202.html
[3] https://www.cairn.info/revue-le-courrier-des-pays-de-l-est-2007-2-page-54.htm
[4] https://vinageoblog.wordpress.com/2019/02/24/actualite-il-y-a-40-ans-la-troisieme-guerre-dindochine-fissurait-le-bloc-communiste-partie-i/
[5] https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1994_num_35_138_4896_t1_0467_0000_1
[6] Jean-Marie Chauvier, Contre la décadence, l’Eurasie, Manière de Voir n138 Russie, le retour, décembre 2014 – janvier 2015, p. 42-44
[7][7] Jean Radvanyi, Refoulée d’Europe, la Russie se tourne vers l’Asie, Manière de Voir n138 Russie, le retour, décembre 2014 – janvier 2015
[8] Jean Radvanyi, Refoulée d’Europe, la Russie se tourne vers l’Asie, Manière de Voir n138 Russie, le retour, décembre 2014 – janvier 2015
[9] Idem
[10] Idem
[11] http://nationalinterest.org/feature/chinas-nightmare-vietnams-new-killer-submarines-12505
[12] https://classe-internationale.com/2015/03/22/modernisation-de-la-marine-vietnamienne-un-nouvel-acteur-en-asie-du-sud-est/
[13] https://www.russia-briefing.com/news/russia-vietnam-aim-get-us10-bln-bilateral-trade-2020.html/
[14] https://fr.sputniknews.com/defense/201903261040498616-russie-livre-dizaines-chars-t-90-vietnam/
[15] https://www.russia-briefing.com/news/russia-vietnam-aim-get-us10-bln-bilateral-trade-2020.html/
[16] Idem
[17] https://fr.nhandan.org.vn/economie/item/4837071-infographie-les-dix-partenaires-commerciaux-les-plus-importants-du-vietnam-en-2018.html
[18] https://www.russia-briefing.com/news/russia-vietnam-aim-get-us10-bln-bilateral-trade-2020.html/
[19] Idem
[20] https://www.agricensus.com/Article/Vietnam-greenlights-Russia-wheat-imports-as-phyto-fears-ease-5952.html
[21] https://www.russia-briefing.com/news/russia-vietnam-aim-get-us10-bln-bilateral-trade-2020.html/