Au pays du « Do » levant

02.12.2017

Partie I - Le Vent Divin

Dans la langue de ce peuple, il y a un mot spécial pour définir une science comme la géopolitique – Chiseygaku, littéralement « enseignement sur la terre bien-ordonnée ». Un tel peuple ne peut pas être ordinaire.

Dans la langue de ce peuple, il y a le mot Oshym (o-shima) ; il signifie « grande île ». Un tel peuple a accès aux couches les plus profondes des rêves.

Dans la langue de ce peuple, le « souverain », l’« empereur », est appelé Tenno, le « Céleste ». Un tel peuple a lui-même un goût de poisson céleste.

Une carpe d’or avait fait le saut avec la chute d’eau, mais à cause de son étourderie elle n’avait pas remarqué que l’eau avait continué tout droit et qu’elle se dirigeait vers le ciel. Plus haut, plus haut… La carpe rouge grandit, des ailes lui poussent, ses écailles s’épaississent… et c’est maintenant un grand dragon rouge qui nage dans le ciel.

Le professeur Tamotsu Murata [村田保] m’a raconté cette histoire dans un vieux et petit restaurant de la zone résidentielle d’Asakusa, pour expliquer le sens de la toile qui était accrochée à un mur. Le mince et vieux professeur descendant d’une famille de samouraïs écrivait des haïkus sur une feuille de papier, dont le coté opposé était couvert de formules de mathématiques. Il était en train d’achever un livre sur le problème de la continuité. « Je pense que nous devrions chercher la source du continuum dans le mystère de l’instant », avait-il dit peu de temps avant. « Un jour, il y a de nombreuses années, quand j’étais très jeune, pas comme je suis maintenant (le visage impénétrable, où le sourire est exprimé par un mouvement imperceptible des cheveux), je me trouvais dans une petite cour, regardant le ciel, et soudain j’ai compris que je suis ; qu’il y a ‘Je’ et seulement ‘Je’. Et pas ‘Je’ comme une chose qui aurait commencé et qui durerait, mais comme quelque chose de momentané. La continuité est née d’un moment de révélation ».

Les Japonais lisent la philosophie occidentale, mais la comprennent à leur propre manière. Le professeur Murata me demanda de commenter ses vues après son cours sur Kant. L’essence de son exposé était réductible à ce qui suit : « Kant n’aurait pas dû séparer le domaine transcendant de la raison et le monde empirique de la sensualité. Il y a un lien entre les deux – ce lien, c’est le langage ». Je répondis : « C’est une excellente idée, mais alors nous arrivons à la conclusion que le langage est un instrument magique, un moyen hermétique magique, à l’aide duquel on peut transformer le raréfié en dense et le dense en raréfié ». « En effet, comme vous me comprenez bien ! », acquiesça le vieux professeur Tamotsu Murata. « Et pouvez-vous soumettre cette approche à la critique ? » « Oui, je pourrais », répondis-je, « vous avez lu Kant, qui appartenait au contexte de la modernité, vous l’avez lu en tant que Japonais, qui appartient à un contexte de non-modernité ».

Tous les Japonais appartiennent à l’éternel présent. Et le fait que les professeurs japonais, raffinés et éduqués d’une manière complètement européenne, peuvent traiter les classiques du rationalisme de cette manière annonce que le Japon rayonnera encore sur le monde, comme l’œil rouge de la déesse non-quantitative et momentanément continuelle, Amaterasu. Que le Japon vive et revive cent mille fois !

Quand je parlai à Parvulesco après mon retour du Japon, il fut désolé que je ne lui aie pas annoncé mon voyage à l’avance. « Mon cher Alexandre, je vous aurais organisé une rencontre avec ma fille, qui enseigne le français à l’Université de Tokyo, et elle n’aurait pas eu de problème pour vous faire obtenir une audience avec le Tenno ». « J’y retournerai certainement, Jean ! »

Un masque de théâtre Nô était suspendu à la toile avec la carpe. Le professeur Tamotsu Murata sauta soudain sur ses pieds depuis son tatami – il semblait propulsé d’en-dessous – et commença à faire lentement bouger la toile et le masque. Le masque revécut, reflétant tout le spectre des émotions – sinistres, joyeuses, ironiques, cruelles.

« Et si l’on regarde depuis des perspectives différentes, on verra apparaître en lui la vie entière. Le même, vu de différentes manières, ce n’est plus le même… »

Et sur l’autre mur du petit restaurant secret d’Asakusa, il y avait un personnage à demi-effacé avec de petites cornes – le démon Anita, le gardien de l’enfer. Il y a tant de poissons en enfer…

Puis une tête de poisson nous fut servie. Elle était aussi grosse qu’une roue de charrette. Je ne savais pas qu’il pouvait exister des poissons aussi gros. Le sol du restaurant était noir et en terre. Sa rudesse était un code chiffré. Je me rendis compte que je comprenais beaucoup plus que je ne le croyais tout d’abord : toute régularité tend à se rapprocher de la mort. Les Japonais sont les gardiens de la vie.

Ce qui est dense, ce qui vous coupe le souffle, ce qui est sous l’eau, ce qui est aérien, fait d’un morceau de vêtement rouge terne, du flanc d’un chien, d’une cruelle poupée de porcelaine, d’une maison de poupée, du tintement des cloches de cuivre qui annonce aux esprits l’arrivée des gens dans le jinja (sanctuaire) et le fait qu’ils sont prêts à leur jeter une pièce de monnaie. Il y avait des jinjas partout sur mon chemin – en fait, j’en ai visité beaucoup ! Celui qui veut savoir ce qu’est la pure substance de la vie devrait visiter le Japon.

Dans la langue japonaise, il y a le mot « non » et pas de mot « Je ». Le hai (« oui ») rugissant est prononcé sans inflexion de voix, avec des yeux japonais noirs et brillants, avec une énergie incroyablement sauvage, veut tout dire à la fois. Oui – c’est le grand enthousiasme de l’holographie sacrée, quand l’Univers est concentré sur un petit morceau de terre. De la géographie sacrée à l’holographie sacrée.

Lors de la réception au Ministère japonais des Affaires étrangères il y avait le professeur Masaru Sato [佐藤優], qui ressemblait à un lutteur de sumo. Un peu brutalement, agressivement, étant rempli de l’énergie des montagnes, il parla de l’eurasisme japonais, de la nécessité du retour du Japon à son ancienne grandeur.

« Nous avions un penseur national – Okawa. Il fut toujours un défenseur du bloc continental – Tokyo-Moscou-Berlin. Il avait prévu les conséquences pernicieuses de l’attitude anti-russe, et était persuadé que le Japon ne pourrait maintenir son influence dans la région Pacifique que par un partenariat stratégique avec la Russie. »

« Nous les Japonais », poursuivit Sato-san, « nous sommes en un certain sens des communistes, mais seulement avec l’Empereur. Nous sommes pour la collectivité, mais une collectivité hiérarchisée, sacrée… ».

Des communistes de la magie. C’est important : tout ce qui est moderniste au Japon est extrêmement superficiel. Ils ont réussi à le faire ! Oui, ils ont réussi. Le moderne est ici désactivé, privé de sa métaphysique. De même que le professeur Murata, d’une manière tout à fait naturelle, ajoute à Kant une simple bagatelle, la langue comme instrument de magie opérative, et que le professeur catholique (!) Yoichiro Murakami [村上 陽一郎] opère avec les concepts du bouddhisme pour décrire les principales tendances de l’histoire de la science, et traduit Jung et Pauli (c’est considéré comme occidental !), le Japonais ordinaire transforme les McDonalds en jinjas.

Une lanterne avec des hiéroglyphes et un svastika portant chance, avec quelques-unes des deux millions de « déités » du Shinto, transforme momentanément un temple du hamburger du « Nouvel Ordre Mondial » en un snackbar japonais traditionnel. Et le professeur Toshio Yokoyama [横山 俊夫] de Kyoto interprète la « civilité » comme étant l’attitude traditionnelle des Japonais envers les dieux, les fleurs, les animaux, et les gens. Dans une telle interprétation, la société civile est une société de rites sacrés. Dans un tel cas, je suis un partisan de la société civile.

Un citoyen est quelqu’un qui suit le « do » ; celui qui ne suit pas le « do » ne l’est pas. Le « do » en japonais est la divinité immanente, incluant l’aspect transcendant comme extension naturelle. L’esprit du Japon (« do ») est inébranlable. Au Japon on a une bonne attitude envers les Américains. La raison ? Les Américains ont une fois été capables de vaincre les Japonais divins, donc ils doivent être un peu divins aussi.

Il n’y a pas de concept du mal. Il y a seulement le concept de la voie, « do ».

Au Japon on a une mauvaise attitude envers l’Amérique. La raison ? Comment pourrait-on avoir une bonne attitude envers elle ? Au Japon, on pourrait laisser une valise remplie d’argent dans la rue et revenir la chercher une semaine après. Elle serait toujours là. Il y a une parabole soufie sur la manière dont un sage sheikh, qui connaissait tout et qui était un proche conseiller du sultan, laissa sa bourse sur le marché. Il revint la chercher une semaine après. Ses murids étaient perplexes : « Soit le sheikh a perdu l’esprit, soit il y a quelque chose que nous ne comprenons pas ». En Asie, les bourses disparaissent dans le bazar même si elles sont fermement tenues en main.

Le Japon n’est pas l’Asie, il est au-delà de l’Asie. C’est le pays où les normes éthiques du sheikh contemplatif sont transformées en réalité. Le Japon est irréel. Il me semble qu’un tel pays ne peut pas exister.

La technologie est ici un élément du « do ». Assembler des objets électroniques est un équivalent de l’art de faire des ikebanas rituels ou de la cérémonie du thé. C’est une version électronique des Yemoto, les gardiens du « do ».

Il n’y a pas de Japonais sans « do ».

« Y a-t-il des artistes d’avant-garde ici ? Des drogués ? Des travestis ? Ceux qui habitent l’Occident moderne ? » « Il y en avait à une époque, mais ils ont disparu avec le temps. » Il y a des drogués parmi les nouveaux-venus, les Chinois, les Taïwanais, les Philippins. Les Japonais ne peuvent être affectés par quoi que ce soit. Leur vie quotidienne ordinaire est une hallucination somptueuse et continue. Sous les ponts de Kyoto, des gens qui vivent dans des containers regardent la TV. Même dans les dépôts d’ordures, règne une étrange esthétique de vie.

Attention : écoliers ! Ils marchent dans les rues, dans le métro, dans les parcs historiques et les musées de montagne, en rangs bien ordonnés. Tous sont en uniforme. Il ne faut pas se mettre en travers de leur chemin. Le vent divin détruisit jadis la flotte mongole : Kamikaze. Les gens et le vent sont parents. Les écoliers japonais sont des parents du vent divin. Kami-kaze, le « vent divin ». Ainsi on peut trouver une clé pour la fascinante figure de Rimbaud : « Le vent des dieux jetait des glaçons aux marres… ».

Les Vieux Croyants de confession Beguny (« fugitifs » ou « évadés ») avaient jadis une croyance concernant une Oponskom Tsardom [Опоньском царстве] secrète. Je compris alors ce que cela signifiait. C’était Shinkoku – la doctrine du « Japon sacré ».

Les prêtres shinto enseignent que les anciens esprits bénéfiques Izanagi-no-mikotu et Izanami-no-mikotu se marièrent jadis et donnèrent naissance aux îles Honshu et Kyushu. Ces deux grandes Iles furent le résultat de leur union légitime. Avant cela il y eut des araignées et des esprits, et aussi les petites îles. Ensuite ils créèrent encore beaucoup de bons esprits, ainsi que le premier empereur Tenno. Ces îles parentes firent sortir d’elles les montagnes, les rivières, le poisson rouge et blanc géant, qui nage dans toutes les pièces d’eau au Japon, s’offrant à des cuisiniers habiles (Polyakov et moi sommes devenus amis d’un de ces poissons – c’était le professeur-poisson de l’Université de Tokyo), les forêts, le thé, les chiens sacrés au museau allongé qui gardent les sanctuaires, les esprits et les conifères, les rayons de soleil et les doux nuages, qui ne peuvent se trouver qu’au-dessus des environs de Moscou. L’Empereur créa les Japonais.

Les Japonais et le Japon constituent une alliance parentale. Ciel et terre, un plant de riz, l’argile, un cours d’eau, une pierre, un aspirateur, un paysan et un policier sont un seul et même organisme. C’est le vent, le vent des doux nuages qui coule dans les veines des Japonais au lieu du sang, nourrissant leurs yeux de la chair du rêve. Et il en est toujours ainsi. Il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi. Shinkoku – où il n’y a rien à exclure et à inclure.

Le Japon est un ésotérisme eurasien. C’est une clé vers nous-mêmes, c’est l’Oponskom Tsardom. L’autel de l’Eurasie. Dans le jardin du palais de l’empereur, sur les vestiges d’une tour bâtie par un Shogun – il n’y en avait pas de plus haute dans le monde, mais elle ne resta debout que durant quelques années – nous parlâmes avec Polyakov de l’avantage des réflexions ontologiques pour des solutions heuristiques en physique moderne, de l’équation de Navier et Stokes, des perspectives de développement de la théorie unifiée de la substance sur la base de l’analyse des changements de phase dans les travaux du physicien nommé Sinaï.

Masuda s’assoupit sur un banc au soleil. Soudain un corbeau apparut devant nous. Sans parler, nous comprîmes que c’était un guerrier du Shogun. Il gardait le jardin de l’empereur, surveillant ceux qui étaient là, où ils allaient, ce qu’ils faisaient et ce qu’ils disaient. Le corbeau était d’une taille d’environ deux mètres. Dans les yeux de deux touristes bedonnants, qui escaladaient en transpirant les vestiges de la tour, les pupilles roulaient invisiblement – elles ne semblaient pas voir le corbeau au bec pointu et noir comme du charbon. Il disparut sans bruit.

Toutes les cloisons sont ouvertes au Japon, elles sont faites en papier. Les membranes séparant les pièces ont une structure spéciale – très bien ordonnées, soigneusement fixées. C’est une approximation des métamorphoses qui est conceptualisée ici, imprégnée de mathématiques.

Les voitures des Japonais ont le museau des esprits shinto.

Tetsuya Masuda montra une pierre ordinaire et imperceptible, qui se trouvait à l’entrée d’un petit restaurant dans une étroite rue de Kyoto. « C’est un jardin ». Pour les Japonais, une pierre, une touffe d’herbe, une souche, une petite pièce d’eau, est toujours un jardin. Ils prennent un fragment de ce qui est et le pénètrent de leur attention japonaise sacrée, et un jardin est né. Le peuple créateur de jardins.

A Kyoto on nous servit un poisson dont les flancs étaient découpés, et la viande crue se trouvait à coté. Du poisson, il restait la tête, le squelette et l’arrête caudale. Il ouvrait la bouche pour respirer, produisit une petite bulle.

Dans la pièce à demi-obscure, je comptai neuf niveaux – le sol, le « bar », la table, les bancs, etc. – qui étaient à des distances différentes d’un point imaginaire. C’était comme si tous les plans devaient se succéder, comme dans un ascenseur avec des miroirs multiples.

Masuda raconta une histoire sur un ami français qui avait été tellement horrifié en découvrant qu’un poisson respirait qu’il commença à lui crier dessus pour qu’il aille vite chercher un couteau afin de « mettre fin aux souffrances d’un pauvre animal ». Masuda alla obligeamment chercher un couteau, mais le propriétaire ne voulut pas lui en donner car il ne comprenait vraiment pas ce qui se passait. Lorsqu’il revint quand même avec un couteau, le Français, avec un grand effort et une angoisse hystérique, avait déjà écrasé le crâne du poisson avec la soucoupe en bois et avait regardé autour de lui d’un air gêné. « Il a fait souffrir le poisson au lieu d’observer attentivement sa mort-transfert et d’y participer avec tout son être – bouche, langue, estomac… ».

Nous regardâmes le poisson, et la petite bulle noire sur sa bouche… Polyakov toucha son nez humide avec une baguette…

La vue de la ville était psychédélique. Il n’y avait pas une seule ligne directe ; toute la zone était constituée d’un énorme nombre de carrés. La zone déborde de sens et de symbolisme, comme un cimetière russe. Tout est saturé d’Etre. Le Japon a une architecture ontologique.

Avec Polyakov, nous avons fondé une nouvelle doctrine : la doctrine ontologique Kyoto-Helsinki, la seconde racine de l’Eurasie. L’Eurasie est Japon-centrée dans notre géométrie ; c’est ce qu’enseigne Chiseygaku.

La dernière soirée nous amena aux environs de Moscou et de Tokyo. Je remarquai presque immédiatement en arrivant au Japon qu’il avait un ciel russe. Mais c’est seulement le dernier jour avant mon retour que je compris que près de Tokyo on sent les herbes et les odeurs des environs de Moscou. Des sèves profuses, abondantes, noires et rouges de la terre, une petite île herbeuse et les lumières russes de Shinkansen, les gratte-ciels lumineux, des échangeurs routiers scintillants, et des hiéroglyphes au néon clignotent tout autour. Il me semble que quand un Russe meurt, il se retrouve d’abord ici et boit de la bière japonaise Kirin, jusqu’à ce qu’il comprenne tout.

Nikolay-do. Avant le Dimanche Blanc, les matines sont dites par le Métropolite de Tous les Japons. Les icônes sont toutes russes. A droite de l’autel il y a une image : un champ russe, une forêt, une belle Russe se trouve dans une couronne, avec une auréole et avec une croix à la main : sainte Olga. Sur l’icône il y a un fragment du Shinkoku russe. L’icône du champ russe, la forêt russe : deux réalités holographiques. Quelque part dans l’espace du rêve elles sont reliées à des racines, tissées à des racines.

Les racines de l’Oponskom Tsardom, la construction du tunnel Vladivostok-Hokkaido, le Shinkansen de Tokyo à Berlin. Les mots s’écoulent dans un fleuve unique et indivisible. On peut non seulement lire et écrire en kanji, mais aussi penser – penser à un morceau entier du monde, un morceau qui est indivisible, complet, une pulsation du débordement de richesse de l’Etre intérieur. Une pensée sur le Japon est une pensée sur la totalité. Le cœur levant et rouge. La lumière de l’Orient Il doit régner encore et encore. Pour le bien de tout le Pacifique.

Partie 2. Les géonautes

J’ai été honoré de la visite du professeur japonais Shukei Yamaguchi [山口 実]. Un visiteur de plus. Maintenant on me rend visite chaque jour. C’est la manière juste ; si vous commencer à faire des visites, continuez. Les Japonais aiment beaucoup la densité, tout comme nous les Russes, mais d’une autre manière. Il me demanda d’expliquer ce que signifie « être russe ». Je répondis… Il a étudié l’œuvre de Jung, et le directeur d’une école jungienne en Suisse semble lui avoir donné sa bénédiction pour qu’il écrive un essai sur la classification des tempéraments basiques (introvertis et extravertis) selon les différents pays et nations. C’est une très bonne idée.

Yamaguchi arriva à la conclusion que les peuples occidentaux sont de type extraverti, alors que les peuples orientaux sont de type introverti, et en Europe les Allemands sont relativement introvertis (« un peuple introverti pensant et réfléchissant »). Dans sa classification, les Russes sont un « peuple introverti intuitif », les Hindous (comme les Allemands) sont un « peuple introverti réfléchissant »), et les Japonais sont un « peuple introverti sensuel ».

Il est clair que le domaine de l’« introversion » est le continent mental de l’Eurasie. L’introversion tend vers l’expérience intérieure, vers la « similitude », vers l’« unité », vers l’« inter-fusion ». « Le monde intérieur est le monde de la vie », dit Yamaguchi.

En parlant avec lui, j’ai compris qu’il vénérait la Vie Absolue. C’est l’essence du culte eurasien : la Vie Absolue.

Voici quelques définitions très importantes : « Par conséquent une personne introvertie, puisqu’elle se soucie davantage de sa vie intérieure que du monde matériel extérieur, est capable de voir la réalité sous une forme d’unité ou d’inter-fusion incluant tout. Elle aime se sentir unie à la Nature. Elle n’aime pas s’affirmer, parce que cela signifierait qu’elle devrait être indépendante ou séparée du monde ou des autres gens. Elle tenterait de former un groupe avec des amis et tendrait à s’y immerger. Elle n’aime pas être différente des autres gens. Lorsqu’elle doit porter un jugement, elle tend à voir la réalité du point de vue de la similarité, pas de la différence. Elle a donc tendance à dire d’abord ‘oui’, mais plus tard elle dit souvent ‘non’, souvent au détriment de sa crédibilité. » (Yamaguchi) C’est une description de nous, de moi, des Russes, des Japonais, et de tous les gens bons et intéressants dans ce monde.

Ensuite Yamaguchi décrivit la psychologie japonaise.

Par exemple, le rite du O-tsuki-mi. C’est quand les Japonais regardent silencieusement la lune, pendant des heures. Leur Inconscient baigne alors dans la lumière de la lune, est guéri et purifié, de même que la terre se baigne dans les eaux de l’océan pour se purifier. Les Japonais prennent grand soin de leur Inconscient, le purifient et l’entretiennent. Chaque Japonais voit la Lune à sa manière et elle change de couleur. C’est la pratique du tamamushi-iro. Les choses changent de couleur selon la manière dont on les regarde ; la couleur est la voix de la Psyché. De vraies distinctions surgissent quand le rayon de lumière ordinaire et mystérieux de la Vie Absolue, qui était mariée à la nation, traverse des gens différents.

Les Japonais détestent soumettre le monde environnant, parce qu’ils ne se distinguent pas de lui. Et là encore le professeur Yamaguchi donne une réponse étonnamment précise : « Les Japonais n’aiment pas les distinctions nettes, mais tendent à laisser les choses dans l’ambiguïté ». C’est comme si nous suivions un cours de la « New University » [« Нового Университета »]…

Dans mon cours « La Mère Secrète », j’ai donné une définition de l’être humain qui pose les fondations d’une nouvelle anthropologie eurasienne : « Un homme est un mouvement imprécis du Possible ». Par « un homme », je voulais dire un Russe. Comme cela est devenu clair, les Japonais correspondent idéalement à cette définition.

Je racontai à Yamaguchi l’histoire du professeur Murata et de Kant. Il m’écouta avec un grand intérêt. Quand j’en arrivai au langage, qui comble le gouffre entre le monde empirique et la raison, il m’interrompit soudain en agitant les mains : « Ils sont reliés par la Vie Absolue, qui rayonne à travers les gens et les choses… Kant est incompréhensible sans Bergson et Jung ! »

Pour tout vous dire, j’abandonnai. Et ce Japonais, qui a vécu en Occident pendant plus de 20 ans, n’a rien compris du monde où il se trouvait. Et il ne comprendra jamais. Et grâce à Dieu ! Merci… Cela me donne une grande force pour mon travail. A lui aussi, évidemment.

Puis le professeur me demanda de lui parler de la Russie. Je répondis : « La chose la plus importante en Russie est la géonautique, « la terre qui flotte », la théorie de la terre liquide. Nous la concevons comme une mer densifiée, pas comme une pierre. Les vapeurs de la terre montent et forment l’océan terrestre. Il y a des mondes multidimensionnels, respirant dans l’Etre. La terre, la terre russe, a sa propre équation Navier-Stokes. Les Russes foulent la terre avec tout leur corps, pas seulement avec leurs talons. Donc les Russes sont un peuple aériennement introverti. Pour eux la terre n’est pas quelque chose de ferme, mais quelque chose d’humide et de visqueux. Les Russes dérivent sur la terre, c’est pourquoi ils ne comprennent rien à rien. Sauf aux Japonais – ils comprennent très bien les Japonais ».

Les yeux de Yamaguchi étaient brillants, doublement brillants, brûlants. « Et comment les Russes portent-ils des jugements ? Logiquement ? Intuitivement ? Emotionnellement ? Egoïstement ? » « Non, rien de tout cela. Les Russes portent des jugements d’après le principe de stupidité maximum. Ils choisissent juste ce qui est le moins raisonnable et leur apportera le plus d’inconvénients. Ils refusent le choix, le sabotent. En choisissant d’une manière absurde et non par intérêt, pas ce qui est nécessaire et pas quand c’est nécessaire, ils vous font comprendre : votre proposition, vos conditions de choix sont stupides en elles-mêmes. Et il est approprié de répondre à la bêtise par la bêtise. C’est de l’abstentionnisme actif. Nous ne voulons simplement pas vivre selon les règles imposées. Nous nageons. L’essence de la Russie est le sérieux ironique ; la stupidité ironique. En nous présentant comme des idiots, nous rions de ceux qui ne se considèrent pas comme tels. Lorsqu’un Russe lit Dostoïevski, il meurt de rire ; Dostoïevski est un auteur étonnamment drôle. » « Ne dites pas cela ! Ses œuvres sont un drame angoissant pour nous… Et concernant le messianisme russe ? » « C’est très important. Ce messianisme est orienté vers l’Occident. C’est un messianisme de l’introversion. Comme d’autres peuples de l’Orient, nous sommes un peuple introverti, non pas passif et naturel, mais agressif et surnaturel. Nous marchons sous l’introversion comme sous un étendard, nous l’étendons sur le monde, nous pressons fortement les membranes de l’Occident, que nous n’aimons pas, mais que nous comprenons néanmoins. C’est peut-être justement à cause de cela que nous ne l’aimons pas. » « Mais les Russes sont très doués dans le domaine de l’art, de la beauté… » « Oui, mais pas par esthétisme. Quand il y a seulement trois cent ans la culture occidentale nous fut imposée, une culture qui était extravertie dans son essence, nous choisîmes ce qui est le moins rationnel, le moins raisonnable en elle – le domaine de l’art, où il y a davantage d’espace pour l’Irrationnel. Mais c’était un simple substitut pour la vraie terre flottante. Un très mauvais substitut, mais il nous a bien réussi, c’est vrai. »

Alors le professeur ne put en supporter davantage. Il m’interrompit et dit : « J’aimerais exprimer mes émotions en chantant ». Dans son profil professionnel, il y avait la phrase « siffleur professionnel ». En lisant cela j’avais pensé : « Ils veulent probablement dire flûtiste ».

Non, c’était un « siffleur professionnel » littéral, naturel. Le professeur Shukei Yamaguchi commença à siffler. C’était le sifflement d’automne, dédié aux fines toiles d’araignées du soir, qui tombent sans bruit des branches du sakura. L’automne sifflant. Il sifflait les classiques académiques du sifflement, en s’aidant avec sa main. Le sifflement national japonais. Il reste dans mes oreilles, cet étrange sifflement…

Dugin, Alexander. “In the Country of the Rising ‘Do.'” Международное Евразийское Движение, 2001.

Notes sur les Ressources pour des lectures additionnelles : Voir aussi le discours de Douguine à l’Université de Tokyo, intitulé « New Paradigm of Science », qui traite de philosophie religieuse, scientifique et ontologique, traitant partiellement des perspectives asiatiques.

Pour d’autres recherches sur les croyances religieuses japonaises, nous suggérons les livres Shinto: Origins, Rituals, Festivals, Spirits, Sacred Places par C. Scott Littleton (Oxford: Oxford University Press, 2002) et Shinto: the Kami Way par Sokyo Ono (North Clarendon, VT: Tuttle Publishing, 1962). Pour des recherches sur la littérature japonaise – qui donne aussi une bonne idée de l’histoire, de la culture et de la religion du Japon – nous recommandons les deux anthologies suivantes, préparées par Donald Keene: Anthology of Japanese Literature from the Earliest Era to the Mid-Nineteenth Century (New York: Grove Press, 1955), et Modern Japanese Literature: From 1868 to the Present Day (New York: Grove Press, 1956). Sur le blog Oskorei, Joakim Andersen avait écrit un article intitulé “Lästips: Nationalism och manga” (« Lecture suggérée : Nationalisme et mangas », en suédois), qui peut aussi aider à comprendre l’attirance que certaines personnes de droite ont pour la culture japonaise moderne comme culture païenne conservatrice supérieure. Sur l’idée de « Modernisation sans occidentalisation » au Japon et en Chine, voir l’article “Modernization without westernization is the first step to reject imperialism” par Antonio Grego. Un point de départ pour d’autres recherches sur la philosophie japonaise peut être trouvé sur le site web The Japanese Philosophy Blog. Le site web officiel du Nichibunken (日文研), le Centre de Recherche International pour les Etudes Japonaises, peut être utilisé pour trouver de nombreuses ressources sur l’histoire, la culture, la religion, la société japonaises, etc.