Georges Feltin-Tracol : « Alexandre Douguine porte une légende noire fabriquée par le système médiatique occidental d’occupation mentale »

22.02.2023

Propos recueillis par Lionel Baland

Georges Feltin-Tracol est un essayiste français de la mouvance nationaliste-révolutionnaire, justicialiste et archéofuturiste, issu des « Nouvelles Droites » européennes. Chroniqueur pour divers titres patriotes et auteur de plusieurs ouvrages, il a publié en 2012 Réflexions à l’Est (Alexipharmaque, coll. « Les Réflexives ») qui traite de la Russie. Lionel Baland l’interroge pour Breizh-info sur les idées du théoricien politique russe Alexandre Douguine, présenté par une partie de la presse d’Europe occidentale comme le « cerveau » du président russe Vladimir Poutine. Cet entretien sur ce thème fait suite à ceux donnés par Christian Bouchet et Robert Steuckers

Breizh-info.com : Que pensez-vous du traitement médiatique d’Alexandre Douguine en France ?

Georges Feltin-Tracol : Alexandre Douguine porte une légende noire fabriquée par le système médiatique occidental d’occupation mentale. L’Hexagone n’y échappe pas. Cette mauvaise image provient des milieux anglo-saxons avant de se dupliquer dans tout l’Occident mondial. En 2016, un certain Paul Ratner le décrivait comme « le philosophe le plus dangereux du monde ». Bigre ! On en frissonne déjà d’avance… Un an auparavant, il subissait des sanctions étatsuniennes, canadiennes et de la bureaucratie pseudo-européenne. Il est aussi interdit de séjour dans l’Espace Schengen.

Dans L’Express du 17 mars 2022, Axel Gyldén le qualifie de « dangereux idéologue » et de « prophète du ressentiment ». Dans le même hebdomadaire, Marie Dumoulin contredit en partie son confrère en expliquant qu’en Russie, « Douguine est très visible et très médiatique. Mais il n’est pas proche de Poutine. Il fait partie d’une nébuleuse idéologique. » Ces deux journalistes ne mentionnent jamais qu’une dizaine de ses ouvrages sont disponibles en français grâce à la diligence des Éditions Ars Magna de Christian Bouchet dont il faut saluer le travail.

Spécialiste de la Russie, Axel Gyldén montre dans son article une belle sournoiserie. En 2012, il a sorti aux Éditions L’ExpressLimonov par Édouard Limonov, une série de conversations avec l’écrivain russe. Il suit par conséquent avec attention la vie intellectuelle russe. Il sait pertinemment qu’Alexandre Douguine n’est pas l’idéologue suprême de Poutine. Certes, il fut un temps le conseiller géopolitique de Guennadi Selezniov, président communiste de la Douma d’État de 1996 à 2003. Oui, les académies militaires russes recommandent certains de ses ouvrages géopolitiques. Mais cela ne le fait pas maître occulte de l’État russe. Le complotisme n’est pas là où on le pense !

Breizh-info.com : Pourquoi Daria et Alexandre Douguine ont-ils été visés par un attentat monté par les services secrets ukrainiens ?

Georges Feltin-Tracol : La mort brutale d’une journaliste n’a pas suscité l’indignation des défenseurs habituels des plumitifs occidentaux… Pourquoi ce silence ? Les services secrets ukrainiens sont-ils les responsables de ce meurtre odieux ? Il existerait une unité spéciale capable d’actions extrajudiciaires. Serait-ce l’une de ses opérations clandestines perpétrées dans la banlieue de Moscou ? Si c’est le cas, le FSB devrait vraiment s’en inquiéter. Il faut savoir que depuis 2014, une épuration a éliminé des services ukrainiens de nombreux agents suspectés de russophilie. Cette lustration a bénéficié de l’aide intéressée des services polonais et, surtout, britanniques, plus d’ailleurs que des Étatsuniens. Londres considère l’Ukraine comme sa chasse gardée.

Pourquoi viser Alexandre et/ou Daria Douguine qui n’exercent pas une influence considérable sur l’opinion publique russe ? Pour en faire un exemple ? Outre la piste polono-anglo-ukrainienne, la piste intérieure n’est pas à écarter non plus. Le pouvoir poutinien n’est pas monolithique. Vladimir Poutine se trouve au centre de nombreux et complexes rapports de force dont il préserve par sa présence et sa volonté les subtiles et délicats équilibres. On schématise trop en décrivant les rivalités entre deux blocs : le clan libéral de Saint-Pétersbourg contre les siloviki (les structures de force).

L’intervention militaire en Ukraine a radicalisé l’ancien chef d’État (2008 – 2012) et président du gouvernement de 2012 à 2020 Dimitri Medvedev. Longtemps vu comme un libéral, il tient des propos outranciers et fait pression sur l’état-major qui conduit la guerre selon les enseignements du Maréchal Joukov ! Il entre en concurrence directe dans la perspective de la succession de Vladimir Poutine avec Evgueni Prigojine, le patron de la SMP (société militaire privée) Wagner qui bénéficie de l’appui du président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov.

On peut penser qu’Alexandre Douguine ne fasse pas allégeance à aucune de ces deux factions. Proche de l’homme d’affaires et monarchiste traditionaliste Konstantin Malofeev, il perçoit certainement Dimitri Medvedev comme un libéral déguisé en loup. Quant à Evgueni Prigojine, il s’en méfie. Il se souvient probablement que le fils de son ami, Gueïdar Djemal, théoricien du Parti de la Renaissance islamique dans les années 1990 et plus tard anti-poutinien convaincu, membre actif du Front de Gauche et de L’Autre Russie (ce qui le rapprochait de Limonov), Orkhan Djemal, a été assassiné dans la nuit du 31 juillet 2018 en compagnie de deux autres journalistes en République centrafricaine parce qu’ils enquêtaient sur les intérêts aurifères russes dans l’Est de cet État africain. 

Les présentes hypothèses peuvent se révéler inexactes, voire infondées, à moyen ou long terme. Il est même possible qu’on ne sache jamais qui est le commanditaire de cet attentat.

Breizh-info.com : Avez-vous connu Alexandre Douguine ou sa fille Daria ?

Georges Feltin-Tracol : Je n’ai jamais rencontré Daria Douguine. En revanche, j’ai fait une émission toujours disponible sur Internet avec Alexandre Douguine dans le cadre de Radio Méridien Zéro en compagnie de Pascal Lassalle bien connu pour son attachement à la cause ukrainienne. Diffusée le 23 janvier 2011, elle avait été enregistrée le 10 janvier. En raison de la panne d’un micro, Christian Bouchet ne put y participer. Dès la fin de l’enregistrement, nous partîmes du premier studio étroit installé en plein centre de Paris et traversâmes à pied la Capitale afin de nous rendre tous les quatre dans un estaminet de la Montagne Sainte-Geneviève où Alexandre Douguine exposa sa vision du monde en présence d’Alain Soral.

Pendant le trajet, Alexandre Douguine et Pascal Lassalle discutèrent avec passion de l’Ukraine tandis que j’évoquai avec Christian Bouchet le nationalisme-révolutionnaire, le solidarisme et la Troisième Voie.

La figure d’Alexandre Douguine ne m’était pas inconnue. Outre quelques reportages sur la Russie post-soviétique dans le mensuel Le Choc du Mois et des recensions régulières principalement dans Vouloir, l’excellente revue de Robert Steuckers, j’ai lu avec grand intérêt son allocution « L’Empire soviétique et les nationalismes à l’époque de la perestroïka » dans les Actes du XXIVe colloque national du GRECE. Nation et Empire. Histoire et concept (GRECE, 1991), allocution qui le fit connaître du public français. 

Breizh-info.com : Les idées du théoricien belge Jean Thiriart (1922 – 1992) sont une source d’inspiration pour Alexandre Douguine. Quelles étaient les idées de celui-ci et en quoi pèsent-elles sur celles de ce dernier ?  Quelles sont les divergences entre ces deux penseurs ?  

Georges Feltin-Tracol : À l’été 1992, un mois avant son infarctus fatal, Jean Thiriart se rend à Moscou. Les cénacles de l’opposition nationale-patriotique l’accueillent avec bienveillance. Il y rencontre Alexandre Douguine alors âgé d’une trentaine d’années. Thiriart vient de revenir en politique et contribue à la revue Nationalisme et République de Robert Schneider. 

Hostile à l’atlantisme et au sionisme, le fondateur de Jeune Europe imaginait dans les années 1960 l’unité politique du continent européen dans un État centralisé d’inspiration léniniste et kémaliste. Pour Thiriart, la citoyenneté européenne dépasse, voire même efface toutes les altérités d’ordre ethnique, spirituel, linguistique, culturel et religieux. Son État européen s’étend alors de l’Irlande aux frontières de l’URSS.

Puis, dans les décennies 1970 et 1980, prenant acte du rapprochement géopolitique entre les États-Unis et la Chine populaire tourné contre l’Union Soviétique, il change son point de vue. S’il approuve le fonctionnement institutionnel de l’URSS, il trouve néanmoins que la constitution soviétique accorde une trop grande reconnaissance aux nationalités et au fédéralisme même si ce dernier est en pratique très atténué par le rôle dirigeant du parti unique. Il déplore le naufrage économique de la planification collectiviste, ce qui ne l’empêche pas d’envisager une alliance euro-soviétique. À ce sujet, il faut évoquer l’existence chez deux éditeurs différents de L’Empire euro-soviétique de Vladivostok à Dublin paru en 2018, le premier (338 p.), dit « texte intégral », aux Éditions de la plus grande Europe Lyon – Bruxelles – Moscou, avec une préface de Yannick Sauveur (qui m’a remis un exemplaire, je l’en remercie encore) ; le second (192 p.) aux Éditions Ars Magna dans la collection « Heartland » avec une préface de Christian Bouchet, un texte de José Cuadrado Costa et un entretien entre Egor Ligatchev et Jean Thiriart. On y découvre un Thiriart « national-soviétique grand-européen ».

Dans les derniers mois de sa vie, Jean Thiriart amalgame son ancien engagement en faveur de l’Algérie française, sa passion paneuropéenne et sa vision euro-soviétique. Ainsi conçoit-il une république unitaire couvrant l’Europe, l’URSS, l’Afrique du Nord, le Proche-Orient et la Turquie. Il fait d’ailleurs d’Istanbul la capitale de cet État méta-européen.

Ordo-libéral en économie, Jean Thiriart est laïque et agnostique. Alexandre Douguine s’inscrit, lui, dans l’idée impériale russe qui a une évidente portée eschatologique qu’il présente en katéchon civilisationnel contre la Modernité tardive fluide.

Proche dans sa jeunesse de cercles païens informels, Alexandre Douguine s’est ensuite converti à l’Orthodoxie des vieux-croyants en communion spirituelle avec le patriarche de Moscou. Il admire certes Jean Thiriart, mais il se sent bien plus proche du romancier et géopolitologue Jean Parvulesco (1928 – 2010). Dans ces écrits géopolitiques qu’il importe de déchiffrer à travers un vocabulaire souvent fantasque, Jean Parvulesco mentionne un « Empire eurasiatique de la Fin », soit une parousie politique. Par ailleurs, Jean Parvulesco, en catholique paradoxal proche de l’hérésie, propose la « Coronation de la Vierge Marie », c’est-à-dire la reconnaissance de son mariage avec Dieu (ou Jésus) (l’abbé Georges de Nantes aurait eu lui aussi cette idée originale…).  

Breizh-info.com : Après le coup d’État de Boris Eltsine en 1993 et l’opposition des députés à celui-ci, Alexandre Douguine et l’écrivain Édouard Limonov, qui avaient soutenu ces derniers qui ont été écrasés par la force, fondent le Parti national-bolchevique. En quoi consistent ces idées et de qui sont-elles inspirées ?

Georges Feltin-Tracol : Il ne faut pas trop se focaliser sur la phase nationale-bolchevique d’Alexandre Douguine. Dans le contexte chaotique des années 1990 et irrité par les divisions, les limites et les incapacités de l’opposition nationale-patriotique (Parti libéral-démocrate de Russie de Vladimir Jirinovski, Parti communiste de la Fédération de Russie de Guennadi Ziouganov, Russie au travail de Viktor Anpilov, … et j’en passe !), il tente de trouver un militantisme plus audacieux. Il s’allie avec l’écrivain dissident Édouard Limonov revenu au pays. Après une période « punk » passée aux États-Unis et en France où il collabora à L’Idiot international de Jean-Édern Hallier, Limonov part se battre en Bosnie aux côtés des Serbes, en Transnistrie en compagnie des russophones et dans le Caucase. Limonov verse dans l’activisme politique tel un D’Annunzio russe sans obtenir son épopée de Fiume. Limonov veut concilier activisme radical, esthétique romantique et coups médiatiques percutants. Leur entente sera assez brève, car ils s’exaspèrent mutuellement. Il en résulte l’éclatement du mouvement, des scissions et de notables divergences entre les deux hommes à la fin du XXe siècle. Plus tard, nonobstant de fortes critiques, Alexandre Douguine va apporter un soutien critique à Vladimir Poutine tandis qu’Édouard Limonov tombera dans un anti-poutinisme radical et se compromettra avec les libéraux néo-occidentalistes. Toutefois, avant de décéder, Limonov, originaire d’Ukraine, saluera la nouvelle politique étrangère du Kremlin, l’annexion de la Crimée et le soutien aux républiques indépendantistes du Donbass.

Le national-bolchevisme russe n’est qu’une facette de l’opposition russe aux chamboulements occidentaux. Il constitue un terreau intellectuel favorable à un dépassement ou plutôt à une combinaison hautement explosive des idées les plus radicales de « droite » et de « gauche ». Pour faire simple, il s’agit de renouer avec la diplomatie interventionniste de la Russie tsariste (Nicolas Ier ou Alexandre III, voire avec la politique étrangère de Staline après 1945 par exemple) et les acquis sociaux intérieurs de l’URSS. Pour plus de précisions dans l’histoire des idées, je renvoie le lecteur intéressé à Sylvain Roussillon, Les fascismes russes (1922 – 1945). Vie et mort d’une mouvance en exil (Ars Magna, coll. « Le Devoir de mémoire », 2021, 341 p.) que j’ai volontiers préfacé. Mentionnons Pages russes de Robert Steuckers (Éditions du Lore, 2022, 396 p.).  

Breizh-info.com : Quelles sont les principales idées développées par Alexandre Douguine ? Quels sont les théoriciens qui l’inspirent ?

Georges Feltin-Tracol : Alexandre Douguine réfléchit, pense et écrit depuis plus de trente ans. Si certaines réflexions connaissent une évolution bien logique, le continuum entre le jeune Douguine et l’actuel Douguine reste fort. Son œuvre toujours en construction synthétise les travaux des eurasistes avec l’apport considérable de la Révolution conservatrice, des Nouvelles Droites et du traditionalisme (René Guénon et Julius Evola). Au fil des années, il y a ajouté des considérations marxistes et post-marxistes (Guy Debord et les thématiques féministes par exemple). Contrairement à ses détracteurs qui ne citent que ses textes de jeunesse, Alexandre Douguine poursuit son cheminement intellectuel qu’il rattache à sa foi. Il souhaite dépasser le panslavisme, la slavophilie et l’eurasisme dans un corpus théorique cohérent et opérationnel destiné en priorité au monde russe. 

Alexandre Douguine puise une grande inspiration dans le brillant juriste et géopolitologue allemand Carl Schmitt (1888 – 1985) dont il reprend et affine le concept déterminant de « grand espace ». Par cette notion révolutionnaire pour les relations internationales, il veut sublimer (dans son acception chimique) la Russie dans une orientation ouvertement continentaliste. D’où sa relecture et son approfondissement de la pensée eurasiste et, ensuite, la formulation d’un néo-eurasisme qui se pose en élément central de la vie politique, ambition non effective pour l’heure.

Breizh-info.com : À la fin des années 1990, Alexandre Douguine se lance dans la conception et la diffusion des idées néo-eurasistes ? En quoi consistent-t-elles ? Pourquoi rencontrent-t-elles un succès ?

Georges Feltin-Tracol : Avant de vous répondre, citons encore une fois des références bibliographiques. Sur ce sujet, Marlène Laruelle a écrit deux livres très éclairants, L’idéologie eurasiste russe. Ou comment penser l’empire (préface de Patrick Sériot, L’Harmattan, coll. « Essais historiques », 1999) et La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine (Éditions Pétra, coll. « Sociétés et cultures post-soviétiques en mouvement », 2007). Il faut aussi mentionner Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l’Orient (Fayard, 2010). La pensée d’Alexandre Douguine s’inscrit dans cet héritage qu’il mêle à l’apport soviétique. Il considère dès 1992 qu’il importe de réévaluer de manière positive les soixante-dix ans de soviétisme. Sa troisième voie prend la forme d’un néo-eurasisme qui se distingue des autres néo-eurasismes du moment, en particulier ceux de Lev Goumilev et d’Alexandre Panarine.

L’eurasisme douguinien n’est qu’une étape dans sa démarche intellectuelle puisqu’il énonce bientôt une quatrième théorie politique avant d’affirmer dans une perception hautement polémologique un conflit ontologique des Dasein civilisationnels. Il assigne au territoire russo-tsaro-soviétique dans l’approche sotériologique d’une « Troisième Rome » salvatrice la vocation de rempart à la déferlante ultra-moderne liquide occidentale.

Son eurasisme se fonde sur un ensemble théorique plus complexe encore. Il généralise d’abord la conflictualité entre la Terre et la Mer bien mise en évidence par Carl Schmitt. L’Eurasie devrait être un pôle terrestre capable de résister aux menées subversives du pôle aquatique qu’est le monde romano-germanique et/ou l’Anglosphère. Cette vision binaire typiquement géopolitiste ne correspond pas à la réalité stratégique. Toute thalassocratie a en effet besoin de forces terrestres et toute puissance tellurique doit disposer de forces navales appropriées. L’Allemagne de Guillaume II et l’Armée rouge soviétique détenaient une solide marine qui ne fut guère employée. Avec l’éventualité du réchauffement climatique, la navigation en Arctique deviendra plus facile. Or la Russie possède une immense façade littorale. Cela déclenchera-t-elle une prise de conscience stratégique pour la maîtrise de la Mer ? N’oublions pas non plus que le conflit se déploie dorénavant dans les cieux, dans l’espace, sous les eaux, dans l’univers informatique et cybernétique ainsi que dans le monde communicationnel sans omettre les éléments démographiques, sociaux et économiques. La dichotomie Terre – Mer est trop réductrice.

Des commentateurs peu avisés décrivent Alexandre Douguine en chantre du « monde blanc ». Quelle erreur ! Pour lui, les quatre religions traditionnelles de la Russie sont l’Orthodoxie, le judaïsme, l’islam et le chamanisme. L’instance spirituelle du Mouvement international eurasien compte un rabbin traditionaliste et un mufti musulman. L’eurasisme a une logique impériale et spiritualiste qui va à l’encontre du laïcisme républicain universaliste.

À l’instar de Constantin Leontieff (1831 – 1891) qui défend une conciliation néo-byzantine entre les deux héritiers de l’Empire romain d’Orient, l’Empire russe et l’Empire ottoman, Alexandre Douguine prône une coopération entre la Russie et la Turquie. Méfiant à l’égard de l’État grec qu’il juge inféodé à l’atlantisme, il aimerait que Moscou reconnaisse la République turque de Chypre du Nord. Force est d’observer que sa vision néo-eurasiste a une résonance certaine dans certains milieux autorisés turcs. Deux amiraux turcs ouvertement eurasistes, Cem Gürdeniz et Cihat Yayci, ont relancé le projet de « Mavi Vatan (Patrie bleue) ». Enfin, considéré comme le tenant eurasiste d’extrême gauche et son principal interlocuteur local, Doğu Perinçek préside le Parti de la Patrie. L’un de ses essais est disponible en espagnol et depuis 2022 aux éditions Fides : Pioneros de la era asiática. Lenin, Atatürk y Mao en el siglo XXI (« Pionniers de l’ère asiatique. Lénine, Atatürk et Mao au XXIe siècle »).

Alexandre Douguine intègre toutefois sa vision eurasiste dans un cadre plus large encore : la « Quatrième théorie politique ». Réponse à la Modernité tardive et/ou au postmodernisme, cette « Quatrième théorie politique » rejette non seulement le libéralisme dans toutes ses expressions, mais elle récuse aussi le communisme et le fascisme. La « Quatrième théorie politique » constitue une étape importante dans la formulation finale de sa Weltanschauung. L’œuvre de Martin Heidegger en cours d’édition complète avec la publication polémique des Carnets noirs le stimule profondément. Ainsi articule-t-il la notion de Dasein dans une noomachie (guerre de l’esprit) planétaire avec un soubassement lié à Herder porté au niveau d’espace civilisationnel. Grâce aux traductions mises en ligne sur Euro-Synergies de Robert Steuckers, on sait enfin qu’Alexandre Douguine examine le « sujet radical », à l’instar du jeune Evola qui s’interrogeait, après son moment artistique dadaïste, sur l’« individu absolu ». 

Dans un monde qui ne pense plus et qui ne fait que répéter les mensonges de l’hyper-classe cosmopolite, Alexandre Douguine est un grand producteur d’idées. On comprend mieux maintenant sa présumée « dangerosité » …

Source: Georges Feltin-Tracol : « Alexandre Douguine porte une légende noire fabriquée par le système médiatique occidental d’occupation mentale » [Interview]

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