L'homme résiduel : réflexions sur un essai de Valerio Savioli

31.05.2024

Parmi les spécialistes de l'espace non conformiste, un rôle important doit être attribué à Valerio Savioli. La lecture de son dernier ouvrage, le confirme qui est intitulé L'Uono Residuo. Cancel culture, 'politicamente corretto', morte dell'Europa. Il est désormais en librairie grâce aux éditions Il Cerchio (sur commande : info@cerchio.it, pp. 283, euro 25.00). Il s'agit d'un ouvrage dans lequel l'auteur établit une vaste confrontation avec la culture contemporaine, en s'attachant en particulier à esquisser les traits de ce qu'il définit comme l'Homme résiduel, une espèce anthropologique produite sur un long parcours historique par la convergence de pseudo-valeurs relevant du « politiquement correct », radicalisées par la plus récente Cancel culture. Il y a des années, Giuliano Borghi, dans un essai prophétique, prévoyait l'avènement de l'homo vacuus, successeur de l'homo religiosus et de l'homo oeconomicus, dont le trait fluide et spirituellement insubstantiel n'est pas différent de celui qui caractérise « l'homme de la race insaisissable » dont parlait Evola.

Le livre de Savioli se distingue non seulement par son contenu, mais aussi par la qualité de son écriture. Bien qu'il soit truffé de références bibliographiques, le récit n'en est pas alourdi et la lecture est agréable. L'auteur retrace tout d'abord l'histoire du « politiquement correct » : un style politique « dont les membres les plus radicaux [...] tentent de réguler le discours politique en définissant les opinions opposées comme bigotes et illégitimes » (pp. 24-25). Pour comprendre la situation dans laquelle le monde occidental évolue depuis les années 1970, il est bon de garder en mémoire ce que Solženicyn a dit dans son discours de Harvard en 1978 : « J'ai vécu dans un système où l'on ne pouvait rien dire, je suis arrivé dans un système où l'on peut tout dire et cela ne sert à rien » (p. 25). Savioli conclut : « Un diagnostic [...] dépassé : nous sommes en effet arrivés au stade où nous aussi nous ne pouvons plus rien dire » (p. 25). Les frontières dogmatiques et infranchissables tracées par le « politiquement correct » sont le résultat du renversement de l'eschatologie révolutionnaire marxiste en eschatologie propre au capitalisme computationnel, cognitif et néolibéral. Celui-ci a donné naissance à « l'homme unidimensionnel », l'homme désirant, relégué dans le présent insurmontable de la production-consommation hétérodirigée, qui annule toute médiation symbolique. Le philosophe français Bernard Stiegler a appelé notre présent l'âge de la « misère symbolique ».

Tout cela a trouvé un tournant en 1968 et dans la pensée des Francfortistes. Ce n'est donc pas un hasard si les analyses précises de Savioli partent d'une critique de ces philosophies. Avec la contestation de la jeunesse, fonctionnelle au système capitaliste et à ses besoins, avec la « révolution sexuelle », avec la devise « interdire d'interdire », le meurtre du Père s'est réalisé, comme l'a dit Del Noce. Le Père est, par excellence, le porte-flambeau de la Tradition: son assassinat a empêché la transmission des valeurs communes sur lesquelles s'est développée l'histoire de l'humanité. Depuis lors, les « maîtres de la vapeur » ont érigé en référence unique, comme l'a soutenu de Boneist, entre autres, et comme le rappelle l'auteur, la « religion des droits », à imposer par le contrôle des consciences et la censure de toute dissidence intellectuelle. La société mondialisée contemporaine est l'aboutissement ultime d'un néo-gnosticisme dogmatique et intolérant (Voegelin). Ce n'est pas un hasard si les États-Unis néo-puritains ont été le moteur du « politiquement correct » et de la Cancel culture. Tout vise à dissoudre l'identité personnelle, même l'identité sexuelle, en reléguant catagogiquement la vie à une pure immanence. D'où la critique de Savioli sur la dégénérescence du féminisme en une lutte ouverte contre le « mâle », dans le but de le débiliter.

Les mouvements LGBTQ+ et leurs succédanés liés à la théorie du genre visant même à la normalisation de la pédophilie y ont contribué de manière factuelle : « The radical neo-progressive agenda, also known as Woke, to date has not changed direction » ("Le programme radical néo-progressiste, également connu sous le nom de 'woke', à ce jour, n'a pas changé de cap", p. 61), donc : « every traditional and identity-based legacy must give place to correct conformism » ("tout héritage traditionnel, eposant sur une identité doit céder la place à un conformisme correct", p. 62). Dans cette perspective: « Il existe [...] une croyance répandue selon laquelle l'industrie pornographique est un moyen dévirilisant de dissiper la [...] force vitale » (p. 65). Dans le même temps, la femme, comme l'a compris Evola, subit une masculinisation progressive. Le tout soutenu par une déification dogmatique de la science, au service de l'implantation du capitalisme financier, comme l'a montré l'épidémie de Covi d 19. Comme si cela ne suffisait pas, dans ce mariage du pouvoir et de la fausse culture, s'est enraciné un environnementalisme systémique qui a largement contribué à l'oubli du sens sacré de la physis. La surveillance des médias, la censure pratiquée à tous les niveaux, et pas seulement dans les universités, ont répandu le simple sécuritarisme, la recherche de la sécurité matérielle, la pure survie biologique, à travers l'oubli de la limite, de la mort. Pour ce faire, le pouvoir a utilisé ce que Guy Hermet a appelé la « langue macédonienne », la « guerre des mots », visant à connoter négativement les termes relevant d'une vision anagogique de la vie : sacré, héros, honneur sont considérés comme des expressions déshonorantes et excluantes.

Pour la Cancel culture: « le passé est accusé des péchés définis par la religion du “politiquement correct” [...] rien n'est potentiellement récupérable » (p. 211). C'est ainsi que l'on détruit ou souille les statues de Christophe Colomb et/ou de Montanelli, présentées comme des exemples de la domination de l'homme blanc. Les Européens vivent aujourd'hui dans la honte de leur propre histoire. Nous sommes passés de la censure à l'autocensure idéologique, produit extrême du soft power. La « colonisation de l'imaginaire », pratiquée par l'industrie culturelle dans la musique, les dessins animés, les médias de masse asservis et, plus grave encore, avec la collaboration explicite des instituts culturels en charge de l'éducation publique, a agi de manière omniprésente sur les générations Y et Z. Une réécriture de la littérature universelle est tentée : sous la loupe censoriale de la Cancel culture se sont retrouvés les contes de fées, Dante, Pound et de nombreux grands noms du passé. Le résultat anthropologique d'une telle action concentrique et subversive est bien visible : l'homme diminué, rabougri, Residuo.

Il « ne pense pas qu'un jour il pourra regretter d'avoir partagé publiquement le renoncement à sa propre pudeur » (p. 272), à sa propre dignité. Que faire face à tout cela ? Savioli est explicite à cet égard : « Se rendre, c'est [...] faire comme un résidu d'homme, se battre pour voir le ciel, même si la défaite est assurée, c'est agir comme un homme » (p. 277). Au pessimisme de la raison doit succéder l'optimisme éthique de l'action. Ce n'est pas rien...

Source

Traduction par Robert Steuckers