L'étoile solitaire

22.02.2024

Peut-être Huntington avait-il, une fois de plus, raison. S. P. Huntington, célèbre surtout pour ce "Choc des civilisations" qui, en pleine gueule de bois de l'optimisme clintonien, prévoyait les futurs conflits tragiques du monde "globalisé". Et la réalité de plus en plus dangereuse dans laquelle nous sommes aujourd'hui plongés.

Un ouvrage, son "Choc des civilisations", qu'un peu tout le monde cite aujourd'hui. Mais très peu l'ont lu. Et encore moins l'ont compris.

Pourtant, le dernier ouvrage du politologue, en 2004, était Who are We ? Qui sommes-nous. Le défi de l'identité nationale américaine. Traduit en italien sous le titre trompeur de La rencontre des civilisations. Ce qui, on l'aura compris, signifie tout autre chose.

En réalité, Huntington voyait dans le problème de l'immigration massive des Latinos du Mexique et d'Amérique du Sud une menace de plus en plus concrète non seulement pour l'identité américaine - qui pour lui était essentiellement anglo-saxonne - mais aussi pour l'unité même des États. Celle-ci est, pour l'Union, de plus en plus contestée par une nouvelle "ceinture". Une "ceinture solaire" destinée à séparer les États du Sud, à majorité latino-américaine et où l'usage de l'espagnol - ou du nouvel argot mixte, le "spanglish" - est très répandu, des États du Centre-Nord, anglo-saxons.

Il convient de rappeler ici que Huntington n'était pas un paléo-conservateur. Au contraire, il était démocrate et avait été conseiller politique pendant la présidence Carter.

Mais il craignait la menace que représentaient les immigrants. Et il a proposé des politiques, à la fois d'ordre public et culturel (la défense de l'anglais comme seule langue nationale), pour amortir ou au moins freiner le phénomène.

Un phénomène migratoire qui, au contraire, connaît aujourd'hui une accélération croissante et virulente. Les États du Sud sont littéralement envahis chaque année par des dizaines de milliers - 250.000 pour le seul dernier mois de 2023 - de Latinos. Et face à une telle masse de migrants, aucune politique d'intégration ne résiste.

Deux causes principales expliquent ce phénomène. L'appauvrissement croissant des pays d'Amérique latine, qui paient un lourd tribut aux politiques dites de mondialisation. L'administration Biden en est un ardent défenseur. Et, à bien des égards, la longa manus.

Dans le même temps, l'administration actuelle à Washington ne fait pas grand-chose pour contenir les migrations de masse. En fait, à certains égards, elle semble presque la favoriser. En effet, les politiques du turbo-capitalisme, si chères aux adeptes de Davos, considèrent (disons) avec bienveillance la disponibilité d'une main-d'œuvre bon marché en provenance du sud du continent. Et peu leur importe que cela provoque une crise économique et un chômage croissant dans les couches inférieures de la population américaine.

Greg Abbott n'est pas du même avis. Le populaire gouverneur républicain du Texas a décidé d'ériger un mur de barbelés à Eagle Pass. C'est là que passe le principal flux de migrants.

Une décision contestée par Washington, qui s'appuie également sur un arrêt de la Haute Cour.

Ce à quoi Abbott a répondu en déclarant qu'un État de l'Union, s'il est envahi ou attaqué, a le droit de se défendre. Même contre (et c'est là tout l'intérêt) les décisions de Washington.

Le gouverneur texan a ensuite accusé M. Biden de violer la Constitution des États-Unis. Qui est, en effet, une fédération d'États. Pas un État centralisé...

Et derrière le combatif Abbott, les gouverneurs de 25 autres États se sont immédiatement rangés.

Tous républicains, pourrait-on dire... nous sommes proches des élections présidentielles, et le blocage des flux migratoires est un élément important de la propagande de Trump...

Trop simple, et réducteur... En réalité, l'affrontement entre Abbott et Biden - dont la Garde nationale du Texas empêchant la Patrouille frontalière fédérale de démolir le mur d'Eagle Pass est une image symbolique - occulte bien d'autres choses.

Depuis le Big Government de Lyndon Johnson, les Etats ont dû faire face à une centralisation croissante du pouvoir. Cette centralisation a été menée principalement par des administrations démocrates, mais aussi par des présidents républicains.

Un processus de centralisation qui, au cours des dernières décennies, surtout à partir de Clinton, a convergé vers une politique de plus en plus descendante. Où des oligarchies financières, totalement autoréférentielles, déterminent les choix de politique économique et internationale. En faisant payer le prix aux populations. Et en privant les États de leur pouvoir.

L'émergence du populisme avec Trump a été un premier signe de ce malaise généralisé dans les États.

Mais la rébellion du gouverneur du Texas est un acte encore plus fort et plus décisif.

C'est la réapparition soudaine sur la scène de la tradition fédéraliste, voire confédérale, des États-Unis.

Et ce n'est pas un hasard si ce réveil, vraisemblablement destiné à s'étendre, part précisément du Texas.

L'État à l'étoile solitaire a toujours été le plus fier de sa propre histoire. Et le plus jaloux de ses prérogatives.

Greg Abbott, dans le fauteuil roulant auquel l'a condamné un accident de jeunesse, nous montre une chose. Une chose dont nous devons nous souvenir.

Les élites autoréférentielles de Washington et de Wall Street, les libéraux de Manhattan et les défenseurs de la culture Woke de Los Angeles ne sont pas l'Amérique. Ce sont des conventicules fermés et satisfaits d'eux-mêmes, complètement détachés de la culture du peuple, ou plutôt des peuples des États, et qui lui sont hostiles.

Des peuples et des cultures, des identités, de plus en plus comprimés. Et reléguées au silence. Mais aujourd'hui, ils semblent connaître un réveil soudain. Destinés à déterminer l'avenir des États.

Quel avenir ? Unitaire ou voué à l'éclatement ? Une implosion interne ?

Aucun politologue n'est, à l'heure actuelle, en mesure de le prédire.

Il faudrait non pas un autre Huntington, mais... le magicien Merlin.

Source

Traduction par Robert Steuckers