La Dialectique Protestantisme/Judaïsme comme base de la civilisation occidentale

18.11.2024

Dans le débat sur les racines de la civilisation occidentale (celle qui dirige les destinées de l'Amérique du Nord et de l'Europe de l'Ouest), il est typique de voir ses apologètes tracer des connexions avec l'Église catholique, la Grèce et Rome. Pourtant, il se pourrait que la Réforme protestante et le Judaïsme soient sous-estimés en tant qu'éléments déterminants.

Il y a quelques jours, on a célébré l'anniversaire de la Réforme protestante. La date en elle-même est discutable car elle ignore le fait que le processus de fracture de l'Église catholique a été graduel, et qu'en un sens, la Réforme s'était déjà propagée à partir de Jan Hus et de John Wycliffe bien avant que Luther ne publia ses Thèses.

Cependant, elle représente un jalon important car les actions de Luther et, bientôt, de Calvin, ont acquis un « momentum » qui transforma leur projet en un événement d'échelle civilisationnelle, grâce à la présence d'une série de conditions favorables à cela.

Ce qui m'intéresse toutefois dans ce commentaire rapide de cette date, c'est son rôle dans la construction de ce que nous entendons par « civilisation occidentale ». Malgré les discours réactionnaires sur la « civilisation occidentale » qui font appel artificiellement à la Grèce, à Rome, ainsi qu'à l'Europe médiévale, la réalité est que l'Antiquité et le Moyen Âge constituent des réalités totalement fermées pour la mentalité libérale-conservatrice préoccupée par cette « civilisation occidentale ».

Si nous prenons ce que Spengler ou Nietzsche ont écrit sur la perspective de l'homme classique, il devient très facile de comprendre combien il est difficile de construire une connexion directe entre Athènes et l'Occident, sauf dans les termes limités de la méthode analogique utilisée par la géopolitique. L'homme classique est un homme de la réalité manifeste, qui pense la nature comme forme et comme floraison de formes; même le fonctionnement de ses sens semblait opérer différemment, comme l'examen du texte de l'Iliade permet de le percevoir en ce qui concerne les couleurs travaillées par Homère.

En pratique, bien que nous soyons habitués à ces efforts pour construire un lien avec l'Antiquité (comme l'effort foucaldien [et d'autres] pour établir un lien entre l'homosexualité et la culture grecque, ou les efforts des démocrates pour faire appel aux motifs grecs dans leur critique de la « tyrannie », etc.), efforts issus du prestige symbolique du monde grec, il y a très peu de choses dans la Modernité que nous devons vraiment, directement, aux Grecs.

En revanche, il est facile de voir comment la Réforme protestante a influencé les Lumières et, par conséquent, la Modernité et toute la civilisation qui en a découlé depuis; et cela, bien qu'il soit nécessaire de souligner le rôle du nominalisme et du jusnaturalisme, ainsi que de la tradition scolastique dans sa phase tardive, dans la construction de ce même processus.

Il est nécessaire, en ce qui concerne la Réforme protestante, de se rappeler du rôle que celle-ci a attribué à la raison humaine et à la pleine capacité de l'individu à interpréter les Écritures; ainsi que de son rejet du caractère communautaire de la relation entre l'homme et Dieu et, en revanche, de l'insistance sur sa subjectivité.

Ainsi, bien que Descartes ait été « catholique », sa philosophie serait-elle concevable sans un environnement déjà fondamentalement façonné par le protestantisme, comme celui de la France huguenote ? Ou celle de Locke, sans considérer ses années dans les Provinces-Unies calvinistes ?

Mais ce qui est moins connu, c'est la « Haskalah », ou « Lumières juives ». Celles-ci ont été influencées par les Lumières « gentilles », dans la mesure où Moses Mendelssohn était un lecteur de Locke et un interlocuteur de contemporains tels que Kant. Cependant, l'impact de Mendelssohn et de la Haskalah a été révolutionnaire par l'affaiblissement de l'autorité du rabbinat traditionnel. L'aboutissement de la Haskalah est le sionisme, bien que le sionisme conserve une dimension religieuse dont les racines sont assez profondes.

Les personnes bien instruites trouveront dans Maïmonide, Rambam, Luria et d'autres sages médiévaux beaucoup des prescriptions encore présentes aujourd'hui dans la mentalité israélienne concernant l'Etat d'Israël et la manière de traiter les Palestiniens.

Mais Mendelssohn lui-même a été influencé par des figures plus anciennes comme Spinoza, Menasseh ben Israel et Simone Luzzatto, qui ont exercé une grande influence sur la société et la philosophie européennes. Les deux derniers ont eu plus d'influence dans le domaine politique, tandis que Spinoza est l'un des « grands » de la philosophie moderne, étant influencé par Descartes, mais aussi par la riche tradition théo-philosophique juive. Ben Israel et Luzzatto ont joué un grand rôle, tout comme Mendelssohn, dans la propagation des conceptions modernes du sécularisme, en tant que dérivation nécessaire de la « liberté de conscience ». Mendelssohn est allé un peu plus loin, en défendant pratiquement un « indifférentisme religieux » tant au sens métaphysique qu'en tant que « nécessité d'État ».

Mais dans un sens plus large, le rôle de la raison face à la religion et à la tradition révèle une grande influence de l'environnement intellectuel juif dans la construction de la civilisation occidentale. Et cela parce que la tradition rabbinique, telle qu'elle se présente dans le Talmud, la Mischna et les textes théologiques du judaïsme médiéval, a toujours été une tradition de débat intellectuel avec une forte connotation rationaliste.

À cet égard, si l'influence de la Réforme protestante sur les Lumières est établie dans une certaine mesure, il serait nécessaire de pointer également l'influence directe des exégètes et grammairiens juifs, tels que David Kimhi et Elia Levita. Kimhi a eu une influence particulière, car la Bible « du Roi Jacques » repose en grande partie sur ses commentaires anticatholiques. Quant à Elia Levita, son rôle en tant que « professeur de Kabbale » pour le clergé catholique à la Renaissance présente des parallèles avec l'influence même du kabbaliste Johannes Reuchlin sur Luther.

Cette influence de la Kabbale sur la philosophie moderne semble d'ailleurs s'étendre au-delà, dans la mesure où il existe aujourd'hui une tradition académique soutenant avec de bons arguments que la doctrine des monades de Leibniz a des origines kabbalistiques, avec des preuves documentées démontrant que Leibniz a étudié la Kabbale; et que la doctrine de la tabula rasa ainsi que la perspective progressiste de Locke ont été influencées par le tikkun olam, une idée de « rectification de la nature » par des améliorations graduelles vers la perfection.

Un autre chemin d'influence réside dans le républicanisme libéral tel qu'il s'est développé aux Pays-Bas, notamment à travers l'œuvre de Petrus Cunaeus, qui a écrit « De Republica Hebraeorum », un texte arguant que le royaume hébreu tel qu'il est présenté dans la Torah constituait la république idéale qui pourrait servir de modèle pour les Pays-Bas récemment « libérés » de l'Empire espagnol. Cunaeus, auteur intéressant, était en dialogue avec l'agent colonial et rabbin déjà mentionné Menasseh ben Israel, ainsi qu'influencé par Maïmonide. Dans le même sens se trouvait l'un des révolutionnaires américains les moins connus, le pasteur Samuel Langdon, qui défendait également l'ancien royaume hébreu comme le modèle idéal à partir duquel construire une république fédérative.

Plus notoires et n'ayant pas besoin de nombreux commentaires, ce sont les textes de Max Weber et Werner Sombart sur les origines du capitalisme, qui abordent respectivement les racines protestantes et juives du mode de production, tant à cause du rôle attribué par le rationalisme que pour la relation assez différente que ces religions auraient tant avec l'accumulation qu'avec l'usure.

C'est pourquoi, en considérant les caractéristiques fondamentales de la civilisation occidentale, ce sont dans ces interactions entre la tradition protestante, la tradition juive et la tradition des Lumières que nous devons chercher les racines de la civilisation moderne actuelle à prétentions planétaires.

Source

Traduction par Robert Steuckers