Quand les films de propagande de Daech empruntent les codes hollywoodiens

16.03.2016

Dès 1917, l’industrie hollywoodienne avait été conviée à la Maison-Blanche, histoire de conclure l’alliance entre le “soft power”, le cinéma et le “hard power”, l’invincible armada, afin de promouvoir l’“American way of life” sur l’ensemble de la planète. En 1947, en parallèle au plan Marshall, il était prévu que les écrans français soient grands ouverts au cinéma américain. On se trompe ?

Vous faites allusion aux accords Blum-Byrnes signés, le 28 mai 1946, par Léon Blum et Jean Monnet du côté français, et par le secrétaire d’État américain James F. Byrnes. En échange de l’effacement d’une partie de la dette française envers les États-Unis, ces accords mettaient fin au régime d’interdiction des films américains décrété en 1939 et resté en place après la Libération. Supprimant toute préférence nationale, ils prévoyaient que les salles de cinéma ne pourraient plus programmer exclusivement des films français que quatre semaines par trimestre, les États-Unis – qui disposaient alors de plus de 2.000 films qu’ils voulaient écouler sur le marché européen – pouvant envahir les salles tout le reste du temps. « Le résultat auquel nous venons d’aboutir, déclara Léon Blum, accroîtra encore la reconnaissance que le peuple français doit et porte au peuple américain. » Les résultats se firent immédiatement sentir : en 1948, les films américains représentaient déjà 43,6 % de l’audience des films projetés sur les écrans.

Les accords en question furent très vite perçus comme un moyen, pour les Américains, de diffuser les valeurs qui leur sont propres. De grands réalisateurs comme Marcel Carné ou Jacques Becker n’hésitèrent pas à parler de « bradage du cinéma français », et un Comité de défense du cinéma français (CDCF) fut fondé par Claude Autant-Lara. C’est d’ailleurs à la même époque, le 25 octobre 1946, que fut créé le Centre national de la cinématographie (CNC), dont la mission explicite était de protéger la création française en la finançant de manière autonome à partir d’une taxe sur les billets. En 1948, suite à la mobilisation des professionnels (le 4 janvier, une manifestation avait réuni plus de dix mille cinéastes, acteurs et techniciens), il fut finalement convenu de fixer à 121 le contingent annuel de films américains. Mais ceux-ci absorberont à eux seuls la quasi-totalité du temps normalement réservé à tous les films étrangers. Depuis, Hollywood déverse régulièrement sa production sur nos écrans, pour le pire comme pour le meilleur. Et désormais, bien souvent, les titres des films américains ne sont même plus traduits en français.

Hubert Védrine assurait, récemment, que si les États-Unis avaient gagné la guerre froide contre l’URSS, c’était surtout grâce à Mickey et à Elvis Presley. Le glamour californien plus fort que la rugosité du KGB ?

N’exagérons rien. Les chefs-d’œuvre de Vsevolod Poudovkine, Sergueï Eisenstein ou Alexandre Dovjenko ne le cèdent en rien à ceux d’un D.W. Griffith, d’un John Ford ou d’un Raoul Walsh ! Disons plutôt que les Américains, pour qui le cinématographe ne relève pas tant de la culture que du seul divertissement, ont très tôt compris que leurs films constituaient un vecteur d’influence essentiel, surtout quand ils sont tournés de telle manière qu’ils indiquent au spectateur comment interpréter les images. La manipulation s’appuie sur l’identification aux protagonistes, le comportement des personnages secondaires, le rapport aux objets, la façon de se tenir et de se parler. Elle s’exerce, bien sûr, sur le marché intérieur (95 % des spectateurs américains n’ont jamais vu de leur vie un film non américain), mais plus encore à l’extérieur, où le mode de vie américain, du fait de son omniprésence sur les écrans, est implicitement présenté comme le meilleur et le plus normal qui soit.

Aujourd’hui, plus personne à Hollywood ne croit qu’un film doit être de qualité pour rapporter de l’argent. Les blockbusters rapportent d’ailleurs beaucoup plus par leurs produits dérivés que par le nombre d’entrées en salles qu’ils peuvent engranger. Dans un essai récent, Thibault Isabel a très finement analysé la façon dont les films américains à base d’images de synthèse, de décors numériques et d’effets spéciaux titanesques équivalent à un harcèlement visuel, du fait d’une nervosité narrative et d’un montage saccadé où les plans se succèdent plus qu’ils ne s’enchaînent et où la vitesse « ne laisse rien subsister hormis la sensation de l’instant », produisant dans l’esprit du spectateur un ahurissement de type hystérique. Cette frénésie visuelle a pour avantage d’inhiber toute défense immunitaire, en l’occurrence toute forme d’esprit critique, en sorte que le message idéologique est distillé de façon sous-jacente, ce qui facilite son intériorisation. Qui est encore capable, par exemple, d’analyser le contenu idéologique du Réveil de la force, dernier épisode de Star Wars (un milliard de dollars de recettes en douze jours d’exploitation, record historique !) ?

Aujourd’hui, seule la France résiste en Europe, grâce (ou à cause) du système d’avance sur recettes, tandis qu’en Italie et en Angleterre (pour ne citer que ces deux pays), c’est le trou noir. On s’égare ?

C’est vrai que, grâce au CNC et à son système d’avances sur recettes, le cinéma français tire plutôt mieux son épingle du jeu que celui des autres pays européens – ce qui lui permet de sortir à la fois de bons films et nombre de navets. Mais le cinéma français s’américanise lui aussi peu à peu. Et il n’est pas le seul. Pour ne prendre qu’un exemple auquel on pense rarement, voyez les films de propagande de l’État islamique. On y retrouve le même style frénétique, le même manichéisme, le même mélange de virtuosité technique, d’esthétisme kitsch et de violence pure que dans la plupart des films vidéo ou des films d’action hollywoodiens (tel le ridicule 300 de Zack Snyder, grotesque caricature de la bataille des Thermopyles). Du Luc Besson ou du Quentin Tarantino en version djihadiste ! Spectacle édifiant.

 

Entretien réalisé par Nicolas Gauthier ( Boulevard Voltaire