Médias. Trump : retour du protectionnisme et main tendue à la Russie
La victoire électorale de Donald Trump a plongé dans la stupéfaction la plupart des titres de la presse européenne, qui n’avaient pas vu venir le phénomène. Difficile pour eux, dès lors, de réagir au quart de tour en produisant des décryptages pertinents dans les jours suivant l’élection. D’autant plus difficile qu’en plus de leurs œillères idéologiques, ils ont à faire, tout comme nous d’ailleurs, à cette illusion culturelle qui voudrait qu’il existe une aire civilisationnelle occidentale qui nous permettrait, à nous Européens, de comprendre sans trop d’efforts ce qui peut se passer dans la tête d’un Américain. Grossière erreur. Si beaucoup de médias ont essayé de gagner du temps en publiant des analyses chiffrées assez triviales assorties de billets d’humeur (oscillant entre la gueule de bois, le dégoût colérique et le mea culpa), quelques-uns ont pris le taureau par les cornes et, tâtonnant, ont entrepris de déblayer le terrain, de tenter de comprendre, d’amener un peu de sens en évitant les jugements à l’emporte-pièce et, tant que faire se peut, en multipliant les éclairages. C’est l’exercice auquel s’est prêté Le Temps durant toute la seconde partie du mois de novembre et je dois reconnaître, moi qui ai pourtant la critique facile envers ce quotidien (et envers tous les autres !), qu’il s’en est plutôt bien sorti. Plongeons-nous quelques instants dans les numéros parus ces quinze derniers jours et décryptons les décrypteurs.
Dans Le Temps du 15 novembre, on examine la nouvelle donne sur le plan de la souveraineté – ou plutôt des souverainetés, car il n’y pas que celle des Etats-Unis qui est en cause. « Beaucoup d’eurocrates croient qu’ils ont encore raison contre les peuples, confie un diplomate helvétique au quotidien romand. C’est dommage. Ils doivent revenir sur terre. Combien de fois les avons-nous entendus, en privé, dénigrer l’égoïsme des Suisses ? Vont-ils demain, dire la même chose à leurs interlocuteurs américains, une fois que Donald Trump aura pris ses fonctions ? » On dirait bien que ça commence à se réveiller dans le landerneau ! Dans le même article, le jeune essayiste Alexandre Devecchio, auteur d’un récent essai sur les nouvelles idéologies en vogue dans la jeunesse (Les Nouveaux enfants du siècle, Ed. du Cerf), donne de cette évolution en cours une explication d’ordre générationnel : « Si la Commission européenne se préoccupe d’avenir, elle doit regarder les choses en face. Les jeunes générations, hormis une élite étudiante, sont de plus en plus souverainistes. On n’est plus du tout dans L’Auberge espagnole, le fameux film sur la génération Erasmus. On a oublié que ces bourses d’études ne concernent au final que très peu de jeunes. » Elle est pour toi, celle-là, Cédric Klapisch ! – ou, en version romande : Lionel Baier.
Influences européennes, nouvelle droite et Alt-right
Le 22 novembre, Le Temps s’intéresse au contenu idéologique du trumpisme, influencé notamment par cette droite américaine très particulière connue sous le nom d’Alt-Right (la droite alternative). « L’Alt-Right, dans l’évolution de son vocabulaire et la formulation de ses idées, explique le journaliste, s’est beaucoup inspirée de la nouvelle droite et des mouvements identitaires européens. » Si l’influence européenne est avérée, il commet toutefois une grave erreur en confondant la nouvelle droite américaine et la nouvelle droite européenne, au contenu idéologique non seulement très différent mais parfois même clairement opposé.
La nouvelle droite américaine, qui prépara en son temps le terrain à Ronald Reagan, était souvent liée à un clergé protestant rural très intégriste ainsi qu’à certains prédicateurs catholiques. Elle mêlait libéralisme économique et conservatisme sociétal, s’opposant dogmatiquement à toute intervention de l’Etat dans l’économie, d’où son succès chez les reaganiens et chez une partie des libertariens. La nouvelle droite européenne a au contraire toujours mené une critique radicale du christianisme (une critique nietzschéenne et paganisante pour faire court) et, depuis qu’elle existe, n’a cessé d’évoluer en direction d’une critique tout aussi radicale du capitalisme, avouant sans honte ses sympathies pour diverses formes de socialisme et ne cachant pas un certain anti-américanisme qui s’est parfois fait virulent. Cette dénomination de « nouvelle droite », par ailleurs, n’a pas été choisie par elle mais lui a été imposée par les médias au début des années 1970. Autant dire que ces deux écoles, en dehors de leur appellation, n’ont presque que des points de divergence ! Si on peut comprendre, dans une certaine mesure, le cheminement qui mène de la nouvelle droite américaine historique à l’actuelle Alt-Right, on peine vraiment à voir quelle serait l’influence de la nouvelle droite européenne. Et pour cause : il n’y en a pas.
Le journaliste, pourtant, n’en démord pas. Présentant la figure de Richard B. Spencer, un leader suprématiste blanc américain bien connu dans la mouvance de l’Alt-Right, il écrit : « Son organisation, The National Policy Institue, a traduit un livre d’Alain de Benoist, ancien chef de file de la Nouvelle droite française, tout comme des écrits de l’ultranationaliste russe Alexandre Douguine. » Or, outre qu’Alain de Benoist n’a rien d’un « ancien chef de file » (je l’ai vu il y a quelques jours encore à Paris et je peux vous assurer de sa popularité parmi un public de plus en plus varié) et qu’Alexandre Douguine, tout nationaliste qu’il soit, n’a rien d’un « ultra », cette histoire de traduction ne prouve absolument pas qu’il y ait un quelconque lien entre la nouvelle droite européenne et l’Alt-Right, aussi vrai qu’on n’est pas responsable de ses lecteurs et que chacun peut lire de tout en ayant des options idéologiques qui lui sont propres.
Mais assez parlé de ce que n’est pas l’Alt-Right, parlons un peu de ce qu’elle est. « Les idéologues de l’Alt-Right ont pour ambition de refonder le Parti républicain, accusé comme le Parti démocrate de faire partie de l’establishment, poursuit l’article. Face aux vieux conservateurs, ou aux néo-conservateurs de l’ère Bush fils, qui défendaient le libre-échange, l’interventionnisme, l’inclusion des immigrés et un rôle minime pour l’Etat, l’Alt-Right prône l’isolationnisme, le protectionnisme et le repli identitaire. […] “Plutôt que de conservateurs il faudrait parler de nationaux-révolutionnaires” explique Damir Skenderovic, de l’Université de Fribourg. » Ce qui, cette fois, nous éloigne également de l’autre nouvelle droite, l’américaine, résolument libérale elle… Décidément, rien n’est simple dans le domaine des idées politiques !
Vers la fin du libre-échange ?
Les craintes des libéraux à l’encontre du nouveau gouvernement américain se précisent et Le Temps du 23 novembre s’en fait l’écho. « Son premier acte, le 20 janvier prochain, sera d’enterrer l’accord de libre-échange en Asie, durement négocié par son prédécesseur, explique Frédéric Koller. Le message est limpide : l’ère du libre-échange multilatéral est finie. L’avenir est à la protection des travailleurs américains. » On semble loin, une fois encore, du programme néolibéral de la nouvelle droite américaine. Les journalistes ne savent plus tellement sur quel pied danser – et nous non plus, il faut bien l’avouer.
Le 24 novembre, Le Temps ouvre ses colonnes à l’ancien conseiller d’Etat genevois David Hiler qui se penche lui aussi sur les engagements de Trump en matière économique. « Donald Trump va bel et bien adopter une politique protectionniste, prévoit-il. Exit le traité commercial transpacifique (TTP) et le traité commercial transatlantique avec l’Europe (TTIP). Les accords avec le Canada et le Mexique seront eux aussi négociés. » Et lui, qu’en pense-t-il ? « Je ne vais pas verser une larme sur l’échec des grandes machines néolibérales qu’étaient le TTIP et l’accord de libre-échange sur les services TiSA. A mes yeux, le développement du commerce mondial ne doit pas l’emporter sur la liberté des Etats d’organiser leurs services publics comme ils l’entendent, ni de défendre leur souveraineté alimentaire ni surtout les contraindre à se plier à tous les désirs des multinationales, sinon c’est la fin de l’économie sociale de marché. Je ne peux m’empêcher toutefois de constater que les Etats-Unis, grands promoteurs du libre-échange depuis des décennies, s’en détournent, parce qu’ils estiment aujourd’hui qu’il ne correspond plus à leur intérêt. » Que le soft power américain continue de promouvoir une doctrine, en la présentant comme la meilleure, alors que les Etats-Unis s’apprêtent à l’appliquer de moins en moins sur leur propre sol, voilà qui devrait en effet nous faire réfléchir !
Qu’est-ce qui a donc changé ? « Ce que la révolution conservatrice version Trump amène de fondamentalement nouveau (à part la lutte contre l’immigration mexicaine), c’est le protectionnisme, explique David Hiler. Dans les années 1990, George Bush père a été un partisan inconditionnel du libre-échange et le principal artisan de l’Alena, que Trump veut aujourd’hui renégocier. La première révolution conservatrice, consécutive à la longue récession déclenchée par le choc pétrolier, n’a apporté à long terme aucune amélioration des conditions de vie de l’Américain moyen puisque le niveau réel des salaires a stagné depuis 1970. » Une analyse judicieuse qu’on n’entend malheureusement que trop peu souvent à gauche.
Le regard tourné vers l’Est
Nous avons parlé du trumpisme sous son angle économique, mais qu’en est-il de sa doctrine en matière de relations étrangères ? On sait pour le moment qu’il est plutôt favorable à un réchauffement des relations américano-russes, ce que ses adversaires (à commencer par les faucons du clan clintonien) lui ont assez reproché. Et si ce rapprochement était une chance historique inespérée pour éviter la guerre qui couve ? C’est ce que pense l’écrivain russe et ancien diplomate Vladimir Fédorovski qui, interviewé dans Le Temps du 25 novembre, commente : « A mes yeux c’est une chance historique : l’occasion de nous éloigner du seuil de la troisième guerre mondiale, duquel nous nous sommes dangereusement approchés. Toutefois, il y a encore des tenants du politiquement correct qui refusent cette évolution. Et on les comprend, tant Vladimir Poutine est devenu l’antithèse de ce politiquement correct. » Cette guerre, les bobos européens qui défilaient il y a encore quelques jours contre Trump (je ne parle évidemment pas des manifestants américains, car là c’est une affaire de politique intérieure) ne semblaient pas l’envisager une seconde, aussi pacifistes fussent-ils a priori, ce qui montre bien une fois encore l’inconséquence et la méconnaissance crasse que ces ahuris-là ont de la situation géopolitique actuelle. « Une partie de l’élite occidentale, surtout aux Etats-Unis, voulait la confrontation, rappelle Fédorovski. Dans ce contexte, l’élection de Trump nous donne une chance de nous éloigner du danger. Je fais abstraction des personnalités. Je pense à l’intérêt général et aux affinités historiques et culturelles entre l’Europe et la Russie. Après tout, les présidents passent mais Tolstoï, Dostoïevski ou Balzac restent. » En effet, la possibilité d’évitement d’une guerre nucléaire n’est pas, vraiment pas, un point de détail !
Tentant de trouver un lien entre l’élection de Trump et la victoire de François Fillon aux primaires de la droite française, Le Temps du 26 novembre s’inquiète de voir l’Occident devenir de plus en plus accommodant avec la Russie, laquelle avait pourtant été implicitement cataloguée, depuis l’URSS jusqu’à Poutine, comme le grand autre irréconciliable. Démuni face à tous ces changements imprévus dans notre partie du monde, le quotidien romand s’interroge : et si la Russie manipulait nos opinions publiques pour porter au pouvoir des chefs favorables au Kremlin ? La charge démarre avec l’éditorial de Sylvain Besson : « La Russie mène contre l’Ouest une offensive subtile sur le front immatériel de la propagande et de la désinformation. Le Parlement européen s’en est ému cette semaine en dénonçant une “guerre hybride moderne visant l’Union elle-même, ses institutions ainsi que tous ses Etats membres”. » Bruxelles ne sait décidément plus à qui faire porter le chapeau pour expliquer le délitement de son empire et le naufrage de son projet historique. Le Brexit ? Poutine ! La victoire de Fillon ? Poutine ! Le vote suisse du 9 février ? Poutine ! « L’agenda du Kremlin surfe sur l’ère de la post-vérité, qui met en cause les experts, les médias, l’existence même de faits établis, poursuit Besson. En Europe, la propagande russe séduit des milieux divers : nationalistes, progressistes aigris devenus anti-islam, désabusés du système prêts à croire que “la vérité est ailleurs”. » Donc, en gros, les victimes de la propagande russe sont ceux de nos concitoyens qui tombent dans le piège des théories du complot. Pourquoi pas. Mais cela pose tout de même une question embarrassante : le fait de postuler qu’il existe une vaste conspiration russe sur le sol européen ne relève-t-il pas aussi de la théorie du complot ? « Il revient à chaque citoyen rationnel ou se prétendant tel, à tous ceux qui se réclament encore de l’héritage des Lumières, d’exposer les théories absurdes qui infiltrent la société » préconise pour terminer l’éditorial. Ah si on en est à invoquer les mânes de nos chères Lumières, c’est que cela doit être grave…
Mais revenons sur cette résolution de Bruxelles, à laquelle Le Temps consacre un article quelques pages plus loin. « Le Parlement européen, lit-on, a voté en milieu de semaine une résolution fustigeant la propagande russe, mise sur le même pied que la propagande des organisations djihadistes de l’Etat islamique et d’Al-Qaida. “La propagande hostile contre l’UE et ses Etats membres vise à dénaturer la vérité, à provoquer le doute, à diviser l’Union et ses partenaires nord-américains, à paralyser le processus décisionnel et à susciter la peur et l’incertitude parmi les citoyens” explique le texte. […] Cette initiative intervient dans un contexte électoral qui voit le succès de leaders populistes, avec notamment la victoire du Brexit au Royaume-Uni et celle de Donald Trump aux Etats-Unis. Des personnalités ou des causes à chaque fois soutenues par les médias du Kremlin. De quoi s’interroger sur leur influence en particulier sur les réseaux sociaux, qui participe du discrédit des médias traditionnels. » Cette dernière phrase nous permet au passage de comprendre pourquoi les médias, une fois encore, relaient sans se poser de questions les messages du Parlement européen : tous deux sont en effet en crise et tous deux ont opté pour la même tactique de défense. Si l’UE s’affaiblit, c’est à cause de l’influence russe, et si les médias déclinent, c’est à cause de la concurrence déloyale des réseaux sociaux. Tout s’explique. A la liste des complots supposés de Poutine, on peut donc en rajouter un, et non des moindres : le verdict des urnes lors de plusieurs consultations populaires des démocraties directes occidentales. Absurde ? Je ne vous le fais pas dire.
Une première casserole : le cas cubain
Le 29 novembre, Le Temps rapporte une information qui marque peut-être la fin de l’état de grâce (déjà ?) pour Donald Trump. En effet, reprenant une dépêche de l’AFP, le quotidien nous apprend que le nouveau président américain a pour la première fois, quelques jours auparavant, menacé de mettre fin au dégel avec Cuba qu’avait entamé son prédécesseur. Pour un homme qui prétendait être moins impérialiste que son adversaire et qui voulait recentrer ses efforts sur la nation américaine aux dépens de la présence militaire yankee ailleurs dans le monde, c’est une décision qui tombe comme un cheveu sur la soupe ! Enfin, il fallait bien que je trouve tout de même l’occasion dans ce commentaire de pouvoir dire un peu de mal de Trump : c’est chose faite. Par contre, les communistes les plus orthodoxes, eux, applaudiront sûrement cette décision car ils avaient été les premiers à vilipender la main tendue d’Obama vers Cuba, accusant le clan Castro de céder à une compromission « social-traître » en avançant sur la voie félonne de la « coexistence pacifique »… Eux aussi ne changeront jamais, eux aussi rêvent toujours d’une guerre nucléaire.
Quinze jours : une période brève qui a permis aux observateurs de la politique américaine de faire quelques prospectives, d’articuler quelques prévisions, de sentir le vent tourner. C’est très court et c’est évidemment encore bien trop tôt pour se faire un avis pertinent sur ce que seront les Etats-Unis de Trump. Le Nouveau Monde d’après différera-t-il vraiment du Nouveau Monde d’avant, celui de l’impérialisme militaire, du libre-échange mondialisé et de l’unipolarité ? C’est ce que nous apprendrons les mois à venir.