Révolte ou Révolution?

03.10.2024

Les réflexions qui suivent sont loin d’être exhaustives, d’explorer tous les aspects que peuvent revêtir, même au simple niveau de la définition, les termes hautement politiques de « révolte » et de « révolution ». Le présent exposé n’a d’autre objectif que de clarifier, de manière didactique, ce qu’il convient d’entendre par ces deux termes. Cet exposé n’a donc qu’une fonction liminaire, et rien que cela.

Une révolte n’a pas nécessairement de suite, ne jette pas bas le régime politique en place, jugé tyrannique ou injuste. Une révolution, elle, jette bas le régime en place et/ou revient à un statu quo ante (ce que le vocable signifie en fait étymologiquement) et surtout se débarrasse d’un ballast accumulé dans les phases de déclin du régime aboli, où les élites dominantes, efficaces et protectrices au début de leur trajectoire historique, sont progressivement devenues inefficaces, tyranniques, calamiteuses et jouisseuses. Ces tares ne les autorisent plus à gouverner. Le processus de renouvellement des élites s’amorce: l’ancienne ne génère plus un consensus (qui était de 80% initialement) et la nouvelle, qui n’avait qu’un capital de sympathie de 20%, selon les critères théorisés par Vilfredo Pareto, érode la masse des 80% de soutien consensuel de l’élite déclinante pour obtenir in fine une masse équivalente à ces quatre cinquièmes de consensus : le processus s’achève et une ère nouvelle commence (qui, à son tour, s’achèvera quand ses temps seront accomplis).

Une révolte peut procéder d’un spontanéisme délétère, marquée d’une incapacité à désigner clairement l’ennemi, comme le fut l’agitation durable des gilets jaunes, pourtant éminemment sympathique face à une république qui ne prenait plus que des mesures contraires à l’intérêt général.

Une révolte est également caractérisée par un manque de bases doctrinales, c’est-à-dire de clarté d’esprit, d’intuition féconde (Hegel disait qu’il fallait fusionner les deux), de mémoire historique. Ce spontanéisme quelque peu anarchique, cette déficience doctrinale et cette amnésie conduisent au manque d’organisation, accentuée de nos jours par la disparition du service militaire depuis plus d’une trentaine d’années et, par voie de conséquence, d’officiers de réserve insérés dans la vie civile et capables de prendre la tête d’un mouvement de remplacement des élites défaillantes (toujours la circulation des élites selon Vilfredo Pareto). A croire que la suppression du service militaire et de toute forme de service civil obligatoire, indispensables pour structurer les personnalités à l’aube de la vie adulte, ait été des mesures favorisées par des élites pressentant leur faillite.

Pour pallier ce triple handicap du spontanéisme qui reste sans résultat, de la déficience doctrinale et du manque d’organisation, quels modèles et quelles idées faut-il remettre à l’avant-plan, diffuser dans nos entourages (familiaux, professionnels, associatifs) ?

D’abord, il convient de réfléchir sur la distinction marxienne (et non marxiste) entre « socialisme scientifique » et « socialisme utopique », tout en se rendant bien évidemment compte que cette distinction, théorisée au 19ème siècle, nécessite de considérables aggiornamenti, consistant notamment à baser le réalisme politique (défini par Marx, Engels et Lénine comme « matérialisme ») non plus sur la physique newtonienne des débuts du 19ème siècle mais sur la physique postérieure à la découverte du deuxième principe de la thermodynamique, lequel constate qu’il peut y avoir entropie générale, donc entropie du système, que ce système soit celui en place, devenu tyrannique et posé comme « bourgeois » par les marxistes ou celui mis en place par les révolutionnaires eux-mêmes (comme l’a prouvé le figement de l’Union Soviétique) ou par les néolibéraux depuis 1979 (comme le prouve le ressac général des sociétés occidentales depuis la crise de 2008).

Le fait physique de l’entropie, et la présence potentielle d’entropie dans les systèmes politiques, qui sont des systèmes vivants donc variables en toutes directions possibles, contredit la vision linéaire/vectorielle de l’histoire propre aux sociétés libérales du 19ème siècle, vision dont les militants et révolutionnaires marxistes ne s’étaient pas défait et reprenaient mordicus à leur compte).

A l’idée d’entropie de la physique de Heisenberg, s’ajoutent

1) celle du physicien Ernst Mach, théorisant l’émergence possible, à tous moments, de nouvelles probabilités (avec des résultats hétérogènes et non entièrement prévisibles) pouvant bousculer la linéarité imaginaire, judéo-chrétienne et gnostique de l’histoire, propre du mental des bourgeois et des simplistes à la sauce marxiste-léniniste et

2) celles du révolutionnaire russe Alexandre Bogdanov qui se moquait de la divinisation marxiste-léniniste de la « Matière » (mais vue sous le seul angle de la physique newtonienne) et qui prévoyait que cette hyper-simplification philosophique allait conduire la future Russie soviétisée à la sclérose.

Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme s’insurgeait avec une véhémence de prêtre aigri contre Mach et Bogdanov, auxquels l’avenir donnera raison. Un « socialisme scientifique », aujourd’hui, ou, plus exactement, une « alternative politique scientifique », doit fusionner 1) la sévérité de Marx et d’Engels à l’égard des « utopismes » socialisants et anarchisants ne conduisant qu’à des fantaisies infécondes et 2) le regard de Mach et de Bogdanov sur la non-linéarité uni-vectorielle du temps, sur l’émergence toujours possible d’imprévisibilités, de probabilités non captables à l’avance, de ressac, d’entropie (même au sein de notre propre réseau associatif). 

Un processus révolutionnaire sérieux, mis en branle par des associations métapolitiques dans un temps premier, ne peut se contenter d’utopies infécondes, de coteries de hippies, de communautés gendéristes multipliant à l’infini les catégories sociétalo-sexuelles comme si nos sociétés complexes pouvaient équivaloir à des phalanstères fouriéristes postmodernes, etc. Mais ne doit pas davantage répéter, par dévotion irrationnelle et risible, les rigidités du discours léniniste, dérivées de sa divinisation d’une « Matière » perçue uniquement comme inerte, sans entropie potentielle, ne recelant aucune probabilité imprévisible : le réel est vivant, la vie rencontre des imprévus, elle peut se révéler tragique donc le « révolutionnaire politico-scientifique » à l’ère postmoderne, qui est la nôtre, doit intégrer la possibilité de tels risques dans l’élaboration de ses stratégies, risques pouvant survenir dans les périodes triviales comme dans les périodes tragiques que traverse sa communauté politique, sa Cité. Son modèle est le « Spoudaïos » d’Aristote, dont la pensée est souple, tout à la fois raisonnable et intuitive et dont le mode de vie est ascétique.

Le « révolutionnaire politico-scientifique de l’ère postmoderne » doit donc se doter en permanence d’un savoir clair sur les rapports sociaux qui innervent sa Cité afin de poser les analyses adéquates et, partant, de suggérer les mesures nécessaires. Dans le cadres de nos sociétés européennes en pleine déliquescence aujourd’hui, cela signifie poser une analyse claire des effets délétères du néo-libéralisme, idéologie dominante en Occident depuis l’avènement de Thatcher au pouvoir au Royaume-Uni en 1979.

Les associations diverses, auxquels ces « révolutionnaires politico-scientifiques » adhèreront, doivent favoriser des analyses généalogiques/archéologiques du phénomène néolibéral, assorties d’analyses, tout aussi claires, de la pénétration, dans le tissu social, des « nuisances idéologiques » (Raymond Ruyer) diffusées par la puissance hégémonique en place, qui est ennemi principal et non pas « alliée et protectrice » (comme le croient les « belles âmes »).

Deux ouvrages récents sont intéressants à ce titre et mériteraient d’être lus, commentés et complétés :

1) celui de l’Allemand Frank Bösch sur les phénomènes injectés dans nos sociétés occidentales (et devenues « occidentalistes » mais à notre corps défendant) à partir, justement, de l’année 1979: néolibéralisme (arrivée de Thatcher au pouvoir à Londres), retour du religieux et manipulation du radicalisme islamiste (retour de Khomeiny à Téhéran), puis exploitation du radicalisme islamiste sunnite contre les Soviétiques en Afghanistan, avènement du filon idéologique écologiste (avec l’explosion hypothétique de la centrale nucléaire de Three Miles Island aux Etats-Unis puis l’émergence du mouvement vert en Allemagne, avec élimination immédiate des écologistes traditionalistes au sein même du mouvement et amorce du démantèlement total de l’indépendance énergétique du pays via le virulent mouvement hostile aux centrales nucléaires), phénomène des boat people en tant que première manifestation de mouvements migratoires provoqués et contrôlés, culminant aujourd’hui avec ce que Renaud Camus appelle le « grand remplacement ».

Aucun des phénomènes problématiques activés en 1979 n’a trouvé de solution aujourd’hui en 2023: le néolibéralisme a complètement disloqué nos sociétés, étapes après étapes, avec des acteurs chaque fois différents mais obéissant à une programme fixé à l’avance depuis les premières réunions du Club de Rome en 1975; le néolibéralisme a donné le pouvoir aux secteurs financiers et bancaires, d’où une prépondérance absolue de BlackRock et des GAFAM sur l’ensemble du Gros-Occident (selon l'expression de Guillaume Faye) ou de l’américanosphère.

Le fondamentalisme islamique, en ses diverses moutures (salafistes, wahhabites, fréristes, etc.) demeure une constante en dépit de ses ressacs en Syrie, en Egypte, en Irak et au Sinkiang, où le nationalisme militaire arabe a réagi comme il se devait de réagir et où le pouvoir chinois n’a pas été dupe.

Ce fondamentalisme peut toujours être réactivé, notamment pour mettre le feu aux banlieues et quartiers chauds des villes européennes, de Malmö à Barcelone et de Nantes à Berlin.

L’écologisme a atteint ses objectifs réels en Allemagne aujourd’hui puisque le pays, s’il ne rétablit pas, en des délais très rapides, son indépendance énergétique complète (avec le gaz russe et les combustibles nucléaires russes et kazakhs), risque l’implosion totale et définitive, entraînant tout le reste de l’Europe dans la catastrophe, en dépit du fait que cela réjouira certains souverainistes à Paris ou à Varsovie.

L’exploitation des migrations forcées, suite à des guerres déclenchées par les Etats-Unis, a connu une ampleur démesurée depuis l’affaire des boat people qui avait réconcilié, comme par hasard, le libéral Raymond Aron et le pitre existentialiste Jean-Paul Sartre, avec la bénédiction d’André Glucksmann (une mise en scène médiatique ?). Avec Merkel, cette dérive atteindra son paroxysme à partir de 2015, non seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe. Le pouvoir néolibéral trouve dans ce flux humain hétéroclite de la main-d’œuvre bon marché pour les « boulots de merde », les bullshit jobs, et pour enclencher un processus de diminution générale des salaires réels.

Les écologistes, se parant de toutes les vertus morales, appuient le phénomène, détruisant cette fois non plus l’industrie mais l’ensemble du tissu social et faisant du même coup imploser les structures de la sécurité sociale (qui avaient été exemplaires en Allemagne), ce qui n’est pas pour déplaire aux néolibéraux.

Une analyse « politico-scientifique » de notre réalité politique actuelle postule donc de connaître, de vulgariser et de diffuser une généalogie des nuisances idéologiques au pouvoir: de forger un récit alternatif, visant à ruiner le récit dominant, néolibéralo-écologico-immigrationniste, né en 1979 et expliquant certaines convergences comme, par exemple, le binôme jacassant et médiatisé formé par le thatchérien flamand Guy Verhofstadt et le festiviste permissif Daniel Cohn-Bendit, avatar du mai 68 parisien et ponte des Verts allemands et français.

Ce duo montre bien qu’il y a convergence entre néolibéralisme et écologisme, entre néolibéralisme et festivisme. Et que cette convergence n’est pas forcément récente mais est inscrite de longue date à l’ordre du jour, depuis la programmation initiale. 

Le deuxième ouvrage à relire et à méditer est celui de Christophe Guilluy, intitulé No Society. Le titre de ce travail précis, très utile pour l’articulation de nos « bonnes oeuvres », est tiré d’une phrase lapidaire de Thatcher: « There is no society ». La Dame de fer entendait par là qu’il n’y avait que des « individus », appelés à se tirer d’affaire ou à crever s’ils n’y parvenaient pas. Mais au-delà de ce simple plaidoyer extrêmement succinct, en faveur d’un individualisme absolu, se profilait une volonté maniaque et féroce de déconstruire, détricoter et annihiler les ressorts de toutes les sociétés occidentales d’abord, de toutes les sociétés de la planète ensuite.

L’horreur est quasi parachevée de nos jours : Macron, bombardé du titre de « Thatcher français », réalise le vœu de la Dame de fer, moins d’une dizaine d’années après son passage de vie à trépas. Ce parachèvement macronien s’accompagne d’une « radicalité sociétale » inouïe, que Thatcher ne pouvait pas articuler en tant que cheffesse d’un parti dit « conservateur ». Les délires sociétaux et gendéristes délitent les sociétés avec davantage d’efficacité que les discours de l’ex-première ministre britannique.

L’utopisme d’aujourd’hui a refoulé toute analyse (scientifique), à la différence que cet utopisme-là ne se dit plus « socialiste » mais découle d’un cocktail où se mêlent néolibéralisme, écologisme diffus, gendérisme, festivisme, postmodernisme, etc. Pour Guilluy, c’est le monde d’en haut, celui des élites (néolibérales en l’occurrence), qui a abandonné l’idée aristotélicienne, classique, hellénique et romaine de « Bien commun », plongeant les pays de l’américanosphère, y compris les Etats-Unis, dans un chaos où tout est perçu comme relatif, transformable à souhait en dépit du donné naturel et où tous les acquis de civilisation sont dénoncés comme contraires à un moralisme sans limites. Il n’y a pas seulement « dissociété » (Marcel Decorte), il y a « a-société » (« There is no society »). Avec Thatcher, ce fut tout le tissu social, toutes les communities, de la classe ouvrière britannique qui implosa et disparut.

Les ravages ne se limitent plus à la seule classe ouvrière du monde industriel né au 19ème siècle. Ils s’étendent désormais à toutes les catégories sociales que l’on range habituellement sous l’appellation vague de « classe moyenne » : le recul est palpable partout. Rien de bien précis, en matière de contestation et de rejet de ce fatras destructeur, ne s’annonce cependant à l’horizon : Guilluy est toutefois optimiste et imagine qu’un soft power des classes populaires finira par contraindre les « classes d’en haut », le « monde d’en haut », comme il les désigne, à accepter les desiderata du peuple ou à disparaître. Il est évident que cela ne se fera pas facilement. Et que la vigilance métapolitique et politique demeure de mise, plus que jamais.

Le délitement de nos sociétés progresse donc partout. Le premier acte révolutionnaire, pour ne pas rester au stade des simples révoltes, est de déconstruire systématiquement les narratifs de l’hegemon et de son soft power, et de combattre sans merci par textes, discours et vidéos les idées véhiculées par les suppôts intérieurs de l’hegemon qui entretiennent les symptômes et les maux du déclin.

Une analyse claire de la situation macro-économique, en laquelle se débat l’UE aujourd’hui, est nécessaire pour déployer dans la plus évidente des concrétudes un discours challengeur : le puissant complexe soft-powerien qui a fusionné écologisme, néolibéralisme, festivisme et gendérisme (j’en passe et des meilleurs) a plongé nos pays dans une dangereuse précarité: l’énergie bon marché a disparu, ce qui correspond à la volonté bien arrêtée de l’hegemon de couler ses alliés qui sont ses principaux concurrents et cette énergie bon marché n’est pas seulement le gaz russe mais aussi les combustibles nucléaires kazakhs et russes.

Les Verts allemands, avec Annalena Baerbock et Robert Habeck, appuient les positions américaines, ruinant à l’avance le pays pour de nombreuses décennies: ces faits ont une histoire, celle du déploiement de ces nuisances idéologiques dans nos sociétés depuis plus de quatre décennies, si bien que nous vivons actuellement sous un régime « anarcho-tyrannique »: Hegel voyait la tyrannie comme « thèse » et l’anarchie comme « antithèse », auxquelles il fallait opposer une synthèse reposant sur la justice (par exemple le justicialisme des Argentins de Péron) et la « liberté ordonnée » (l’ordo-libéralisme allemand opposé au libéralisme outrancier des écoles anglo-saxonnes). Aujourd’hui, la situation est différente : la tyrannie et l’anarchie ont fait cause commune contre la « synthèse » d’ordre et de justice en gestation, cette gestation qu’appelle Guilluy de ses vœux, qu’il croit déceler dans les soubresauts que connait la société française contemporaine. Il faut parler de ces sujets. Inlassablement. Ceux qui ne le font pas, ou pas assez, ou vaticinent sur des sujets sans importance, sont ce que Hegel appelait de « belles âmes ». La « belle âme » a peur, non seulement de s’engager, mais aussi de dire les choses sans détours. Elle se caractérise par une « faiblesse face au réel ».

Le résultat du travail de généalogie de la gabegie qui nous a conduit à l’anarcho-tyrannie actuelle permet de repérer nos ennemis et les agents d’influence de l’hegemon (Verts, Young Global Leaders, ONG stipendiées par Soros, etc.). L’ennemi est ainsi désigné, comme le préconisaient Carl Schmitt et Julien Freund. A nous de forger et de répandre un vocabulaire dépréciatif et dénigrant pour le dépeindre, qu’il s’agira de marteler sans relâche. Dans ce cadre offensif, l’ennemi qui me nie et veut ma disparition est bien présent, contrairement aux cénacles de « belles âmes » qui veulent « dialoguer » ou « débattre » avec tous et n’importe qui pour faire dans le n’importe-quoi qui ne débouchera que sur le rien.

Les bases doctrinales, tirées d’Aristote, des traditions romaines (tacitistes disent les penseurs espagnols), de la révolution conservatrice, de Carl Schmitt, des écoles italiennes (Pareto, Mosca), des non-conformistes des années 30, doivent être affinées, rendues limpides, pour préparer, chaque jour que les dieux font, les coups de bélier qui renverseront l’anarcho-tyrannie. En marge de cette offensive, qui nous distinguent des « belles âmes » végétatives et vaticinantes, il s’agit de proposer un renouveau politique équilibré et alternatif, reposant sur l’idéal grec voire sur les idéaux oubliés, énoncés dans La Citadelle d’Antoine de Saint-Exupéry.

Les propositions de renouveau politique doivent respecter les structures de la société, héritées de l’histoire, développer, à rebours du « There is no society » de Thatcher un idéal communautaire à la fois naturel, rural et traditionnel en dehors des métropoles (p. ex. dans la France périphérique selon Guilluy) et urbain, syndical, professionnel dans les villes et les centres industriels, étant donné que la troisième fonction des sociétés traditionnelles s’est considérablement amplifiée et diversifiée passant des quarante métiers du Bruxelles d’Ancien régime à l’infinité des métiers et fonctions productives actuelles, métiers et fonctions qui ont un impact sur la solidification de la Cité (comme le percevaient et Clausewitz et Saint-Exupéry). Les modèles argentins, théorisés à l’ère du péronisme, notamment par Jacques de Mahieu (qui ne s’est pas simplement occupé de très hypothétiques Scandinaves égarés sur le continent américain) poursuivis avec opiniâtreté et acribie par notre ami le Prof. Alberto Buela, méritent le détour en ce domaine et nous y reviendrons.

Ces modèles argentins et la tradition aristotélicienne (Yvan Blot !) postulent une organisation socio-économique efficace à l’instar de ce que réclamait le Tat Kreis allemand sous la République de Weimar et dont les avatars ont gardé toute leur pertinence au moment du miracle économique des années 60. Ce sont là des modèles qui sont en prise sur le réel et non en marge de la société, auquel cas nous aurions affaire à un « communautarisme utopique », parallèle au « communautarisme multiculturel » de l’idéologie dominante, un « communautarisme utopique » qui mériterait de notre part autant de sarcasmes que Marx et Engels en adressaient au « socialisme utopique ».

Le déploiement d’un tel combat métapolitique et la volonté de redonner à nos peuples un « idéal communautaire » se heurtent toutefois à des handicaps qui n’existaient pas auparavant ou qui existaient mais dans une moindre mesure. Nos sociétés sont de fait bien plus disloquées que ne l’était le monde ouvrier du temps de Marx. Effet du « There is no society » dénoncé par Guilluy. L’absence depuis plus de trente ans du service militaire, apprentissage du vivre-ensemble inter-classes, et la disparition progressive du scoutisme à grande échelle, a abimé la gent masculine, l’a déboussolée et l’a rendue incapable d’organiser une révolte pour ne pas parler de révolution: il suffit de voir l’attitude des manifestants face aux forces du désordre macronien en France et celle des Serbes du Kosovo face aux soldats italiens et hongrois de l’OTAN, début juin 2023. Nous vivons, nous dit Eric Sadin, à l’ère de l’individu-tyran : cet être sans substantialité qui agence, trie, change les faits, auxquels il se heurte, et ses modes de vie au gré de ses humeurs et de ses contrariétés. De telles personnalités sont versatiles, incapables de constance et de durée, créatures faites pour vivre dans la « post-vérité ».

La société actuelle est marquée par un mauvais usage des réseaux sociaux: nos contemporains, même jeunes, restent chez eux, devant leurs écrans, alors que cette attitude est à peine bonne pour les vieux comme moi. L’attitude ancienne d’aller au bistrot pour taper la carte, vider des chopes mais aussi commenter l’actualité sociale, économique et politique était plus constructive. Mais il faut vivre selon son temps. Préparer la révolution, c’est maximiser l’usage que l’on peut faire des techniques en place, même si elles nous font horreur et même si on constate qu’elles assèchent d’essentielles vertus (au sens romain du terme). Telle est d’ailleurs la leçon d’Ernst Jünger dans les Orages d’acier, dans ses réflexions sur la technicisation de la guerre et dans Le Travailleur.  Les techniques informatiques, les autoroutes de l’information tant vantées à la fin des années 90, nous permettent, pour le moment, de diffuser une idéologie alternative en opposition radicale à l’idéologie dominante et au politiquement correct, en fait, de remplacer la presse aux ordres financée par le tout-économique.

L’honnête homme sceptique (complotiste ?), qui se cultivait jadis en lisant la presse de son choix, chaque jour, et la commentait avec ses amis, doit se muer en un honnête homme sceptique-complotiste de l’ère post-véridique qui se doit d’ingurgiter au moins quatre articles alternatifs par jour, selon ses centres d’intérêt et de les partager selon les divers modes offerts sur la grande toile. Il faut bel et bien partager et non pas cliquer « J’aime » comme l’immense majorité des zombis postmodernes. Le partage communautaire doit parier sur la viralité, amorce d’un pôle de rétivité qui transformera le sentiment de révolte, les révoltes, en courant prérévolutionnaire, antichambre d’une révolution qui laissera en plan les belles âmes, éliminera l’ennemi (en toutes ses variantes installées en nos sociétés depuis l’année fatidique de 1979). Cette révolution n’aura plus rien d’utopique.

Robert Steuckers, Forest-Flotzenberg, juin 2023.

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