Théorie de l’Emancipation Africaine du XXIème siècle dans la géopolitique multipolaire [1] (I)

30.12.2022

Métaphysique de la Civilisation Négro-Africaine

Aucune émancipation humaine ne peut se concevoir sans la mise en perspective d’un horizon de sens, d’une verticalité symbolique constituant ce que l’Afrique antillaise appelle le poteau-mitan de la collectivité humaine comme de l’individualité humaine. Une personne humaine n’est telle que si elle n’a pas que des besoins biologiques, mais aussi des besoins spirituels, une quête de sens rattachée aux besoins biologiques eux-mêmes, inconditionnellement. L’humain se dresse avec le désir d’élévation à la dignité, de grandeur dans l’humilité, dans la conscience d’être responsable.  L’humanité est métaphysique, toujours hélée par l’au-delà dans l’ici-bas, appelée à se dépasser, ou alors elle n’est pas humaine. C’est ainsi qu’elle se maintient dans l’ouverture du devoir qui est la source de tout sens. Pour être humain, je dois me sentir obligé envers l’humanité entière, en autrui comme en moi-même. Simone Weil l’avait bien vu, quand elle écrivit dans L’Enracinement, les paroles suivantes :

« L’objet de l’obligation, dans le domaine des choses humaines, est toujours l’être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune. »[2]

De même, une communauté historique sans vie de conscience collective se réduirait en une dispersion d’individus absurdes, surnuméraires et gratuits. Il lui faut, pour agir pleinement et vivre dignement, s’organiser autour d’une intériorité sacrée, d’un absolu inconditionné et tout à la fois inspirateur, qui lui serve de lumière dans les pires ténèbres qui soient. Si l’Afrique aspire donc à se libérer du despotisme nègre, des structures persistantes du colonialisme et de l’impérialisme occidentaux, mais également du racisme oriental, occidental et de l’autoracisme-africain, il lui importe au plus haut point de décliner et justifier les normes qui inspireraient ses luttes, ses révoltes, ses insurrections, ses réformes voire ses révolutions. Il faut dès lors rédiger une métaphysique africaine des mœurs qui servirait de paradigme de référence à la renaissance africaine en cours.

Nous avons donc à montrer et avouer notre cap, notre boussole en ce siècle tourmenté par le règne de la quantité que dénonçait à juste titre, dès l’entrée du XXème siècle, un René Guénon ou un Julius Evola. De l’effondrement matérialiste de la civilisation, voici ce qu’en disait le premier :

« La civilisation moderne est vraiment ce qu’on peut appeler une civilisation quantitative, ce qui n’est qu’une autre façon de dire qu’elle est une civilisation matérielle.

Si l’on veut se convaincre encore davantage de cette vérité, on n’a qu’à voir le rôle immense que jouent aujourd’hui, dans l’existence des peuples comme dans celle des individus, les éléments d’ordre économique : industrie, commerce, finances, il semble qu’il n’y ait que cela qui compte […] Il semble que le pouvoir financier domine toute politique, que la concurrence commerciale exerce une influence prépondérante sur les relations entre les peuples […] »[3]

Quant à Julius Evola, c’est avec la même lucidité critique qu’il décrit la différence de nature qui distingue la civilisation matérialiste unipolaire de l’Occident moderne de toute civilisation humaine authentiquement traditionnelle, dans son maître ouvrage Révolte contre le monde moderne :

« Pour saisir l’atmosphère spirituelle propre à toute civilisation non moderne, il faut s’appuyer sur l’idée que l’opposition entre temps historiques et temps – comme on dit – « préhistoriques » ou « mythologiques », n’est pas une opposition relative, propre à deux parties homogènes d’un même temps, mais une opposition qualitative, essentielle. C’est l’opposition entre des temps (des expériences du temps) qui, effectivement, ne sont pas de la même espèce. L’homme traditionnel n’avait pas la même expérience du temps que l’homme moderne : il avait une sensation supratemporelle de la temporalité, il vivait chaque forme de son monde à l’intérieur de cette sensation […] Le monde moderne et le monde traditionnel peuvent être considérés comme deux types universels, comme deux catégories a priori de la civilisation. »[4]

Au nom et en vue de quoi contestons-nous donc aujourd’hui, dans la totalité des pays du continent africain, et dans l’immense diaspora africaine d’Amérique, d’Asie et d’Europe, l’ordre inique de ces empires négriers, coloniaux, néocoloniaux et impérialistes qui ne veulent pas mourir[5] ?

Au nom d’une conception de l’Humain qui refuse de se laisser définitivement détruire par le veau d’or du capitalisme ultralibéral et de la démocratie oligarchique qui lui va comme un gant. Basée sur l’unité culturelle avérée de la civilisation négro-africaine de la période pharaonique à nos jours, notre révolte contre la conception dominante du monde unipolaire occidental puise dans une compréhension profonde et dynamique de la Vie.

L’éthique négro-africaine a fort heureusement une histoire vivante et renaissante issue d’une haute conscience du primat de l’Esprit sur la Matière, de la Création sur la créature, du Sens sur l’Essence. Comme du souvenir d’une dette primordiale et non-remboursable envers la Vie suprême. L’éthique négro-africaine s’oppose au règne des valeurs avilissantes de l’immanence, à la divinisation du Capital et des masses populaires réifiées comme sujets et objets de consommation. Elle tranche avec le primat de l’Avoir sur l’Etre sous les modalités de la numérisation et de la bancarisation planétaire des êtres.  Primat de l’Avoir qui rime avec celui des as de la Finance sur l’ordre social, économique, culturel et politique, qui sous couvert de bienfaisance humanitaire et de transhumanisme altruiste, s’approprient la fabrication de l’humanité comme une espèce docilisée par les logiciels, les instrumentalisations biologiques[6] et les expérimentations psychologiques aux fins souvent inavouées.

La réalité humaine, comprise dans la perspective africaine immémoriale, pose la primauté de la relation sur l’identité, de l’altérité sur la subjectivité. Je suis par et pour l’Autre, et ma conscience de moi-même est essentiellement responsabilité pour Autrui, en tant que responsabilité qui me fonde, moi-même. Dans la compréhension africaine de la nature humaine, il n’y a jamais d’abord Moi, et puis ensuite l’Autre, mais Moi en tant que pour-L’Autre, ou l’Autre en tant que pour-Moi en tant que son Autre. Primauté de la communauté sur l’individualité, mais non écrasement. Investiture. Inspiration. Le Nous est la structure du Moi, son nœud profond et son terreau. C’est le service de la communauté qui instaure et protège la liberté individuelle. Voilà nos raisons de vivre et de mourir en Africaines et en Africains, notre compréhension du Très-Haut en l’Humain.

A titre d’exemples, les travaux de Cheikh Anta Diop, de Théophile Obenga, de Maulana Karenga , mais aussi le travail de l’égyptologue Jan Assman, offrent, une large compréhension de cette approche négro-africaine du réel. Loin de nous la prétention de pouvoir donner ici une interprétation indiscutable de cette éthique civilisationnelle négro-africaine. Il s’agit simplement ici d’en établir l’existence et la valeur d’action, dans les luttes actuelles de l’Afrique et des peuples africains du monde entier pour leur dignité anthropologique intégrale. Qu’il nous soit à présent permis de citer à titre illustratif de leur unité d’intuition, ces pionniers de la renaissance spirituelle africaine.

Cheikh Anta Diop, l’architecte de la renaissance intellectuelle africaine

À propos de l’unité civilisationnelle négro-africaine, Cheikh Anta Diop soulignait pendant la période de la lutte d’indépendance, l’importance de réenraciner les peuples africains, à partir du constat amer du déracinement négrier, raciste et colonial :

« La personnalité de l’Africain ne se rattache plus à un passé historique et culturel reconnu par une conscience nationale. Les puissances colonisatrices ont compris dès le début que la culture nationale est le rempart de la sécurité, le plus solide que puisse se construire un peuple au cours de son histoire, et que tant qu’on ne l’a pas atrophiée, ou désintégrée, on ne peut pas être sûr des réactions du peuple dominé, de l’achèvement de son assimilation et de son asservissement total. Aussi le colonialisme a-t-il introduit l’aliénation, sous toutes ses formes, depuis l’école jusqu’au chantier.

Le Nègre ignore que ses ancêtres, qui se sont adaptés aux conditions matérielles de la vallée du Nil, sont les plus anciens guides de l’humanité dans la voie de la civilisation ; que ce sont eux qui ont créé les Arts, la religion (en particulier le monothéisme), la littérature, les premiers systèmes philosophiques, l’écriture, les sciences exactes (physique, mathématiques, mécanique, astronomie, calendrier…etc, à une époque où le reste de  la Terre (Asie ; Europe, Grèce, Rome) était plongé dans la barbarie. […] Les légendes, les langues, les coutumes, les croyances de toutes les populations les rattachent à un berceau primitif commun qui est la vallée du Nil ; […] Le problème des humanités africaines est résolu. Quel que soit le point du continent où il vit, l’Africain sait qu’il peut et doit contribuer à l’élaboration d’humanités africaines à base d’égyptien ancien, aussi légitimement que l’Occident a bâti ses humanités à partir d’une base gréco-latine. »[7]

Théophile Obenga, continuateur de l’œuvre de Cheikh Anta Diop et l’idée fédérale panafricaine

Abordant la question du cadre politique de la renaissance africaine, dans la lancée des travaux fondateurs de l’immense savant Cheikh Anta Diop, Obenga, vigie du Kongo, écrit :

« L’Afrique noire est jusqu’ici au seuil des avancées militaires et économiques de l’humanité. Son extrême fragilité politique favorise le pompage accéléré de ses matières premières, notamment par l’Occident, depuis la révolution industrielle occidentale.

Il faut donc à l’Afrique un gigantesque projet pour sortir de cette situation de précarité, de souffrance, de pauvreté et de misère, de domination et d’injustice. Le salut est collectif, à l’échelle d’un Etat fédéral panafricain. »[8]

Maulana Karenga, théoricien de l’universalisme éthique africain

Dans son ouvrage magistral, MAAT The Moral Ideal in Ancient Egypt, il écrit ce qui suit :

« The etymology of Maat, suggests an evolution from et physical concept of straightness, eveness, levelness, correctness, as the wedged-shaped glyph suggests, to a general concept of rightness, including the ontological and ethical sense of truth, righteousness, order -in a word, the rightness of things […]  In addition to Maat as an epistemological (or philosophical) ideal, a moral ideal and a metaphysical ideal ; it is, in a real sense, also « an ecological ideal, in as much as the ideal of Maat opposes all enterprises which tend to destroy the cosmic order, nature and thereby commits itself to the future or destiny of  humanity. »[9]

Jan Assman et la compréhension de la Maat comme justice cosmique

« IL n’y a pas de notion égyptienne qui exprime plus clairement cette unité originelle que la notion de Mâât, signifiant à la fois vérité, ordre et justice et englobant ainsi ce que nous différencions comme religion, sagesse, morale et droit »[10]

Dans la vision traditionnelle africaine renouvelée par ces travaux refondateurs, les valeurs de Vérité, de Justice et de Solidarité émergent comme des constantes immuables.

La vocation de l’Humain est la prise de conscience de sa participation à la Vie Suprême, donc la connaissance de la Vérité, tâche ouverte ad infinitum, qui est en ce sens la création continuée elle-même.

Cet effort d’apprendre et de comprendre le cosmos dans l’humain et l’humain dans le cosmos induit une harmonisation grandissante du fini et de l’infini, et c’est ainsi que se matérialise dans des plans de conscience de plus en plus élevés, la Justice, toujours à la fois cosmique et sociale, puisque le cosmos est dans l’Homme comme l’Homme dans le cosmos.

 Solidarité enfin, le Cosmos vit de la loi unique et multiple qui coordonne les règnes surnaturels et naturels, selon le principe d’analogie et de correspondance, qui veut que les règnes visibles et invisibles à la perception humaine demeurent toujours, par principe, en synchronicité réelle et potentielle. D’où il ressort que l’Humain, éternel apprenti du Cosmos, a toujours quelque chose de nouveau à apprendre des interactions de l’infiniment petit à celles de l’infiniment grand, car tout est in fine, en relations subtiles ou tangibles à l’infini.

C’est précisément pour la renaissance de cette vision traditionnelle que les forces nouvelles de la pensée panafricanisme s’éveillent, luttent et triomphent de mieux en mieux au cœur du continent africain et de ses diasporas en ce XXIème siècle. La lutte anti-esclavagiste, la lutte anticoloniale, la lutte anti-despotique et anti-impérialiste des Africaines et des Africains de ce temps se déploie donc sur le fond d’un ressourcement dans un sens inouï de la Vie Infinie, que six siècles d’innommable barbarie et d’affreux mensonges n’ont point réussi à ensevelir.

 

[1] Au sens que le Professeur Alexandre Douguine donne à cette notion de multipolarité, mais que nous enrichirons de son investissement et de sa nuance civilisationnels africains à travers la présente étude. On trouve un excellent résumé de la théorie du monde multipolaire dans l’interview suivante du Professeur Douguine : https://www.geopolitika.ru/fr/article/la-quatrieme-theorie-politique-et-le-postliberalisme

[2] Simone Weil, L’Enracinement, Paris, Galimard, 1943, p. 11

[3] René Guénon, La crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1946, pp. 153-1154

[4] Julius Evola, Révolte contre le monde moderne, 1937, traduction Kontreculture 2019, pp.12-13

[5]

[7] Cheikh Anta Diop, Alerte sous les tropiques, Articles 1946-1960, Paris, Présence Africaine, 1990, pp.48-51

[8] Théophile Obenga, L’Etat Fédéral d’Afrique Noire : la seule issue, Paris, L’Harmattan, 2012, p.20-21

[9] Maulana Karenga, MAAT, <the Moral Ideal in Ancient Egypt, Routledge, 2004, p.7

[10] Jan Assman, MÂÂT, l’Egypte pharaonique et l’idée de justice sociale, MdV Editeur, Paris, 2010,