Pour le Front de la Tradition
Le moins que l’on puisse dire est que l’étude d’un auteur comme Alexandre Douguine ne peut laisser le chercheur ou le lecteur indifférent. Pis, la seule mention de son nom dans certains milieux intellectuels ou diplomatiques est à même de provoquer de dérangeantes crises d’urticaire. Lors de la « crise ukrainienne », les États-Unis, tout à leur habitude « buschienne » de taxinomie démonologique, ne l’ont-ils pas inscrit sur la liste des 14 personnes à sanctionner pour leur rôle dans la crise ukrainienne ? Une telle mise à l’Index par le camp « occidental » suffit, à elle seule, à le rendre digne d’intérêt.
La récente publication par les éditions Ars Magna d’un monumental Pour le Front de la Tradition, recueil de textes (et entretiens) écrits par Douguine participe de la diffusion des idées de ce dernier dans un pays, la France, où il reste à peu près méconnu quand il n’est pas caricaturé. Il n’est pas exagéré de considérer cet opportun ouvrage comme un condensé (de plus de 600 pages, nonobstant !) de la pensée douguinienne sur le néo-eurasisme – doctrine qu’il a contribué à renouveler à la suite d’un de ses principaux concepteurs, le prince Nicolaï Troubetzkoï – mais aussi sur le paganisme, Julius Evola, l’islam, la métaphysique ou la Russie.
En outre, celui que les médias pressés et ignares décrivent comme l’éminence grise de Vladimir Poutine livre pourtant une analyse bien moins manichéenne concernant ce dernier qui « a toujours préféré être au-dessus de la mêlée des libéraux et des conservateurs, des atlantistes et des eurasistes, des agents de l’ennemi et des patriotes. C’est sa tactique mystérieuse. Habituellement, Poutine lui-même s’exprime de manière ambiguë, de sorte que ses paroles peuvent être interprétées soit comme eurasistes, soit comme atlantistes. […] Cependant, la grande majorité des orthodoxes eurasistes sont en faveur de Poutine et la grande majorité des atlantistes libéraux lui sont hostiles » (p.584).
Que le chef de l’État russe s’inspire peu ou prou (sans que cette influence soit rigoureusement avérée, bien que Douguine gravite depuis près de vingt ans dans l’entourage du pouvoir moscovite) des vues douguiniennes ne peut surprendre tant le personnage est loin d’être une personnalité inconnue sur les bords de la Volga. En tant qu’intellectuel, il serait l’équivalent, mutatis mutandis, d’un Éric Zemmour chez nous.
Pensée complexe et totalisante au sens où Douguine, vieux-croyant schismatique orthodoxe (1), cherche à embrasser dans un seul et même corpus théorique l’essentiel de sa vision de la Tradition en majuscule. Si l’on retrouve trace de cette dernière dans l’œuvre d’Evola – sur lequel Douguine livre quelques stimulantes et profondes réflexions dans son opus, c’est à René Guénon – lui-même s’inscrivant dans une longue tradition maçonnique et ésotériste européenne – que l’on doit d’avoir verbalisé cette intuition d’une Source commune concernant l’être et l’immuabilité de l’âme. Guénon se préoccupait de dégager la grande loi cachée « d’harmonie qui régit les rapports de tous les cycles de l’Existence universelle ». Le philosophe Léopold Ziegler (1881-1958), autre quêteur de la « Tradition primordiale » outre-Rhin, écrira que Guénon « va droit à la solution qui concerne l’homme tout entier, il nous impose comme une tâche impérieuse le retour au bien commun et héréditaire de l’humanité, à cette tradition intégrale, précisément, que nous pourrions appeler aussi le savoir primordial, celui qui élève l’homme au-dessus de l’animalité, ou encore la révélation primordiale, à vrai dire perdue, mais non définitivement disparue » (2).
Douguine considère, pour sa part, que le siège de la Tradition se situe en Russie, « heartland » à partir duquel l’empire eurasiste doit rayonner jusqu’à ses limes orientales et extrême-orientales en vue de retrouver l’esprit épuré du christianisme originel. Loin d’un passéisme d’apparence qui tendrait à restaurer un ordre ancien, Douguine s’inscrit dans une démarche littéralement révolutionnaire (3) qui cherche à recouvrer la Tradition primordiale, mère de tous les équilibres politiques, spirituels et géopolitiques d’un monde qui s’inscrit en faux par rapport à l’occidentalisme états-unien (4) et à la tradition romano-vaticane.
Aussi, préconise-t-il qu’« en dialoguant avec les traditions d’Orient, l’Église orthodoxe devrait retourner aux sources métaphysiques de la foi, s’enfoncer dans l’étude des dogmes et des principes religieux, et, par suite, ressusciter et restaurer ce noyau intellectuel et initiatique de la tradition qui fut discrédité, de manière préméditée, par les forces anti-traditionnelles du sein même de l’Église » (p.80).
Notes
(1) De la mouvance reconnaissant l’autorité du patriarche de Moscou, précise l’encyclopédie en ligne Wikipédia.
(2) Cité par Jean-Luc Maxence, René Guénon. Le philosophe de l’invisible, Presses de la Renaissance, 2001, p.189.
(3) Ses références à la « révolution conservatrice » allemande sont revendiquées sans pour autant qu’elles soient surdéterminées voire décisives dans sa conception eurasiste.
(4) Qu’il dénomme « l’atlantidisme », qui « s’est définitivement transformé en synonyme de civilisation matérialiste et anti-spirituelle, consistant en une pure quantité, en utilitarisme et en injustice sociale », Pour le Front de la Tradition, p. 81.
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