L’hégémonie et sa déconstruction
Le développement de la théorie du monde multipolaire commence par une profonde analyse historico-philosophique de la discipline des relations internationales.
Dans cette perspective, les théories post-positivistes s’avèrent être les plus utiles, dans la mesure où elles cherchent à surmonter (le plus souvent sans succès) les limites de « l’ethnocentrisme »[1] caractéristique de la culture, de la science et de la politique occidentale européenne, et à déconstruire la volonté de puissance et de domination de l’Occident (au cours de la dernière période historique, celle des États-Unis), qui constitue l’essentiel du contenu de l’ensemble du discours théorique dans ce domaine. Les représentants de la théorie critique et du postmodernisme, et dans une non moindre mesure, les partisans de l’approche historico-sociologique et du normativisme, démontrent que toutes les théories contemporaines des relations internationales sont construites autour d’un discours hégémonique. Ce discours hégémonique est le trait caractéristique de la civilisation d’Europe occidentale, enracinée dans l’idée gréco-romaine de la structure de l’écoumène, au centre duquel est placé le cœur de la « civilisation » et de la « culture », et à la périphérie duquel se trouvent des zones de « barbarie » et de « sauvagerie ». Une telle cartographie est aussi caractéristique des autres empires – perse, égyptien, babylonien, chinois, civilisation indienne, qui se sont invariablement considérés comme le « centre du monde », le « royaume du milieu ».
À un niveau inférieur, nous rencontrons une même approche « ethnocentrée » dans pratiquement toutes les tribus archaïques, qui fonctionnent avec une carte de géographie culturelle, au centre de laquelle est placée la tribu elle-même, et ordonné autour d’elle – en fonction de sa distance – se place le monde extérieur, progressivement déshumanisé jusqu’à la zone de « l’autre monde » peuplé d’esprits, de monstres et autres créatures mythiques.
La généalogie de l’universalisme occidental moderne peut être retracée en remontant jusqu’à l’époque des empires médiévaux, et plus loin encore jusqu’à l’antiquité gréco-romaine, et finalement jusqu’à l’ethnocentrisme archaïque des plus simples groupements humains au sein de hordes et de tribus archaïques. On a vu maintes et maintes fois, les membres des tribus les moins développées se considérer eux-mêmes comme des « êtres humain » et même des « êtres supérieurs », en refusant par là même de reconnaître un tel statut à leurs plus proches voisins, et ce même dans le cas où ces voisins avaient démontré des compétences sociales et technologiques, plusieurs fois supérieures à la leur[2]. Les post-positivistes interprètent cela comme une attitude cognitive de base, qui fonctionne semble-t-il de façon à sélectionner ou concevoir a posteriori des arguments biaisés de manière sélective, de nature à confirmer cette « supériorité » et cet « universalisme » imaginaire.
La mise en perspective de l’hégémonie occidentale comme fondement du discours occidental, en replaçant ce discours dans son contexte historique et géographique particulier, est la première étape fondamentale en vue de la construction de la théorie du monde multipolaire. La multipolarité ne deviendra réelle que dans ce cas, où il deviendra possible de déconstruire l’hégémonie et de révéler la prétention de l’Occident à l’universalisme de ses valeurs, systèmes, méthodes et fondements philosophiques. S’il s’avère impossible de renverser l’hégémonie, les modèles « multipolaires » ne seront qu’une théorie de plus centrée sur l’occident et les perspectives qui lui sont propres. Ceux qui, appartenant à la culture intellectuelle occidentale, cherchent à dépasser les frontières de l’hégémonie et à créer un discours anti-hégémonique (par exemple R. Cox), sont fatalement condamnés à rester prisonniers de cette hégémonie, parce qu’ils construisent leurs critiques sur des postulats comme « démocratie », « liberté », « égalité », « droits de l’homme », etc., ce qui révèle aussi le complexe d’une vision du monde centrée sur l’Occident, c’est-à-dire en fin de compte une vision fondamentalement ethnocentrique. Ils empruntent la bonne voie, mais sont incapables de la suivre jusqu’au bout. Ils comprennent le caractère artificiel et l’imposture que constitue la prétention de leur civilisation à l’universalisme, mais ils ne trouvent pas l’accès à des schémas de pensée issus d’autres civilisations. C’est pourquoi la théorie contre-hégémonique doit être créée au-delà de la limite du champ cognitif occidental, dans la zone intermédiaire entre le «noyau» du système-monde (selon les termes de I. Wallerstein) et la périphérie (où, en raison de circonstances culturelles, la correcte compréhension de l’hégémonie occidentale est tellement improbable, qu’elle devrait être ignorée). Le « deuxième monde », quant à lui, notamment en raison de son engagement dans un dialogue constant et intensif avec l’Occident, est d’une part en mesure de reconnaître la nature et la structure de l’hégémonie, et d’autre part, possède dans ses racines des systèmes alternatifs de valeurs sur les plans culturel et civilisationnel, qui peuvent contribuer au rejet de cette hégémonie. En d’autres termes, dans l’espace intellectuel occidental, la contre-hégémonie est condamnée à toujours demeurer abstraite, alors que dans la zone du « deuxième monde », elle pourrait bien se concrétiser.
Dans une première étape, il convient de prendre conscience de la volonté de puissance de l’Occident en tant que civilisation.
Aujourd’hui, l’Occident prétend à l’universalisme et au caractère absolu de son système de valeurs, se posant comme une entité globale. Sur une telle base, il cherche à réorganiser le monde entier, en diffusant les procédures, normes et codes, qui ont été développés en son sein au cours des siècles. Comme nous l’avons vu, l’identification d’une culture locale avec l’universel, et d’un groupe humain avec l’humanité tout entière (ou, au moins, avec la partie élue de celui-ci, une élite, capable d’agir en son nom) est une caractéristique de toute société – qu’elle soit impériale ou archaïque. Aussi, la prétention de la civilisation occidentale à l’universalisme n’est pas un phénomène unique ni extraordinaire. L’ethnocentrisme, la division de l’humanité entière entre « nous » (qui sommes en règle générale supposés être bons et exemplaires), et « eux » (qui sont en règle générale considérés comme mauvais, hostiles et ennemis[3]) est une constante sociale. On peut en outre constater que le caractère relatif des cultures est reconnu même par les sociétés les plus développées, ce qui semble indiquer, soit dit en passant, une flexibilité des jugements sur certains sujets, et en revanche une certaine forme d’autisme dans d’autres circonstances. On peut dire que la volonté de puissance est capable de conduire les sociétés, mais elle évite soigneusement de poser le regard sur elle-même. Elle affectionne plutôt de se dissimuler derrière des démonstrations ou des argumentations complexes.
Le développement de la théorie du monde multipolaire nécessite de commencer par reconnaître l’Occident comme noyau de l’hégémonie et établir à ce sujet une axiomatique claire et dénuée d’ambiguïté. Lorsque que nous nous y appliquerons, nous devrons faire face à l’opposition des intellectuels occidentaux eux-mêmes. Ce reproche, diront-ils, est tout à fait valable en ce qui concerne le passé européen. Mais à l’époque actuelle, la culture occidentale a rejeté les pratiques coloniales et les théories centrées sur l’Europe, et a adopté les normes de la démocratie et du multiculturalisme. Il est possible de répondre à cette argumentation en nous positionnant du point de vue marxiste : il est facile de montrer qu’à l’époque bourgeoise, l’Occident a lié son destin avec celui du capital et est devenue la zone d’ancrage géographique de ce dernier. La signification du capital, c’est la domination sur le prolétariat, et c’est pour cela que sous les masques de la « démocratie » et de l’« égalité », dans un contexte capitaliste, se cache toujours la volonté de pouvoir et les pratiques d’exploitation et de violence. C’est ainsi que se positionnent les représentants de la théorie critique, et en cela ils ont tout à fait raison. Mais si l’on ne veut pas être lié au marxisme avec ses dogmes conduisant à des aggravations supplémentaires de la situation, dont la plupart sont inacceptables, mais loin d’être évidents, il est nécessaire d’élargir la base théorique de l’analyse de l’hégémonie et de replacer cette dernière dans son contexte social et économique, mais aussi, plus généralement, dans son contexte civilisationnel et culturel.
La critique détaillée des prétentions hégémoniques de la civilisation occidentale a été initiée par les slavophiles russes, et s’est poursuivie au XXème siècle avec des représentants du mouvement eurasien. C’est le prince N.S. Troubetzkoy, dans son ouvrage principal L’Europe et l’Humanité[4], qui a jeté les bases de l’orientation idéologique de l’eurasisme et qui, avec des méthodes d’analyse philosophique, culturelle et sociologique, a brillamment montré le caractère artificiel et l’absence de fondement des revendications de l’Occident à l’universalisme. En particulier, il a souligné l’insuffisance flagrante des méthodes telles que celle employée par le juriste Hans Kelsen dans son ouvrage Théorie pure du droit[5], qui se fonde presque exclusivement sur l’histoire de la jurisprudence du droit romain et européen, de façon extrêmement réductrice, comme s’il n’existait pas d’autres systèmes de droit (persan, chinois, indiens, etc.). Ainsi le signe d’égalité posé entre les termes « européen » et « universel » apparaît découler d’une revendication sans fondement. Sa véritable base réside dans la force physique et la supériorité technologique, le droit de la force. Mais ce droit de la force est circonscrit dans les limites du domaine matériel et physique. Dans les sphères intellectuelles et spirituelles, il apparaît comme une sorte de « racisme » et d’« ethnocentrisme ». S’appuyant sur ces principes, les eurasistes ont développé une théorie de la multiplicité des types historico-culturels (à l’origine avec N. Danilevsky[6]), parmi lesquels le type occidental contemporain (la civilisation latino-germaine) ne représente qu’une zone géographique et un épisode historique. Son succès dans son entreprise hégémonique est reconnu comme un fait qui ne peut être ignoré. Mais une fois reconnu comme tel, il cesse d’être considéré comme la « preuve » de quoi que ce soit ou de renvoyer à l’idée de « destin » : il devient seulement un discours, un processus, un phénomène artificiel et subjectif, qui peut être accepté ou au contraire contesté.
Ainsi, la contre-hégémonie, dans sa nécessité d’étayer les analyses des partisans de la théorie critique des relations internationales, peut compter sur un arsenal intellectuel tout à fait différent, issu des eurasistes conservateurs, qui s’opposent à l’Occident non pas sur des axes tels que le « prolétariat » et l’« égalité », mais sur les valeurs de culture, de tradition et de spiritualité.
Il est également important de découvrir, quelles ont été les métamorphoses de l’hégémonie occidentale au cours des siècles derniers.
Lorsque nous avons affaire à un État traditionnel ou à un empire, la volonté de puissance est exprimée plus clairement et ouvertement. Il en était ainsi au cours des périodes d’Alexandre de Macédoine, de l’Empire romain, du Saint-Empire romain germanique, etc. Les bases de ce qui allait devenir l’universalisme impérial ont dans un premier temps a été alimentées par la philosophie et la culture grecque, le droit romain, et plus tard, l’Église chrétienne. Au cours de ces différentes étapes, la volonté de puissance de l’Occident s’est exprimée sous la forme d’une société hiérarchisée et au travers une stratégie impériale à l’égard des peuples voisins, que ces derniers aient fusionné au sein de l’écoumène occidental ou, lorsqu’une telle fusion n’a pas été possible, qu’ils soient devenus des ennemis, dont il ait fallu se protéger. Les relations de pouvoir et les structures de domination sont transparentes, tant dans la politique intérieure, que dans le domaine des relations internationales. Les caractéristiques d’un tel «système international » ont été étudiées en détail par B. Buzan et R. Little, qui l’ont défini comme « antique » ou « classique »[7]. Ici, l’hégémonie s’exprime de façon ouverte et transparente, aussi elle n’est pas véritablement une « hégémonie », au sens de Gramsci, car dans ce dernier cas, la domination est mise en œuvre de façon explicite, et elle est considérée comme telle par ceux qui la subissent. Le pouvoir explicite peut être soit toléré, soit, si c’est possible et si c’est voulu, renversé. Mais en ce qui concerne l’hégémonie (au sens de Gramsci), tout est plus compliqué.
L’hégémonie au sens de Gramsci apparaît avec les temps modernes, à l’époque des « grandes découvertes », lorsque l’ensemble du « système international » connaît des bouleversements, passant de l’État « classique » à sa forme « globale » (B. Buzan, R. Little). L’Occident entre alors dans les temps modernes et connaît alors des changements radicaux quant au fondement de son universalisme et à la formalisation de sa volonté de puissance. Depuis, il agit sous la bannière des « Lumières », du « Progrès », de la « Science », de la « Laïcité » et de « l’Intellect », et lutte contre les « préjugés du passé », au nom d’un « avenir meilleur » et de la « liberté humaine ». Au cours de cette période, se sont formés les États-nations et ont émergé les régimes démocratiques bourgeois. Et bien que cette période de l’histoire ait connu des pratiques monstrueuses telles le commerce d’esclaves et la colonisation, ainsi que des guerres sanglantes entre puissances européennes « éclairées », nous sommes supposés croire que l’humanité (comprendre par là l’Occident) est entrée dans une ère nouvelle et avance rapidement vers le « Progrès », la « Liberté » et « l’Égalité ». Ainsi, la volonté de puissance impérialiste et le concept d’« écoumène chrétien » réapparaissent sous le masque de nouveaux idéaux universels, lesquels peuvent se formuler sous une forme résumée à travers le concept de progrès. Aujourd’hui, le progrès est considéré comme une valeur universelle, et en son nom sont déployées de nouvelles formes de domination. Ceci est brillamment analysé par les postmodernes, qui interprètent le progrès technique de la civilisation occidentale dans les temps modernes comme une nouvelle illustration de la volonté de puissance, dont la structure a évolué. Dorénavant, les relations hiérarchiques sont construites non pas entre « chrétiens » et « barbares », mais entre « progressistes » et « sociétés arriérées », entre « société moderne » et « société traditionnelle ». Le niveau de développement technique devient critère de répartition des rôles hiérarchiques : les pays développés deviennent les « maîtres », et les pays non développés, les « esclaves ».
Au début des temps modernes, cette nouvelle structure apparaît de manière grossière à travers l’épisode de la colonisation. Plus tard, il se perpétuera sous des formes plus subtiles. Quoi qu’il en soit, le « système global » des relations internationales, qui traduit des attitudes essentielles des temps modernes, est d’ordre purement hégémonique. L’occident y est la puissance hégémonique, prétendante à une maîtrise complète, tant dans la sphère stratégique que sur le plan cognitif. Il s’agit à la fois de la dictature de la technique occidentale et de celle de la mentalité occidentale. Par conséquent, les caractéristiques sociales de la société occidentale moderne et de ses alliés revêtent pour tous les autres peuples et cultures un caractère obligatoire. En outre, tout ce qui va différer de ce système sera perçu avec suspicion, sera qualifié de « sous-développé », et sera supposé être inférieur au système occidental. En fait, il s’agit d’un transfert de la théorie du « sous-homme » (issue des racistes allemands, lesquels sont aussi, soit dit en passant, un sous-produit de la modernité européenne, comme le montre H. Arendt[8]), du plan biologique à la sphère culturelle.
Dans le domaine des théories des relations internationales, les plus éminents représentants du réalisme et du libéralisme ont élaboré leurs concepts en les basant implicitement sur l’idée de l’universalisme de l’Occident, de ses valeurs et de ses intérêts, et ce faisant, ils ont par conséquent contribué activement à fixer et à consolider l’ordre hégémonique.
Sur un autre plan, le modèle unipolaire, l’approche multilatérale, et même la non-polarité mondialiste sont également autant de formulations variées de l’hégémonie soit de façon directe et franche (à travers l’unipolarité, et, dans une version plus douce, le multilatéralisme), soit de façon implicite et voilée (comme dans la mondialisation néolibérale, le transnationalisme et les projets constructivistes, qui représentent également autant de modalités d’expansion des codes occidentaux sur la planète entière).
Il en résulte de façon évidente que le développement de la théorie du monde multipolaire va nécessiter le rejet préalable du fondement même de l’hégémonie occidentale, et par conséquent, des théories des relations internationales basées sur elle.
Le cas de la théorie marxiste des relations internationales est plus délicat. D’une part, cette dernière critique sévèrement l’hégémonie elle-même, en l’interprétant comme une forme de domination inhérente au capitalisme. C’est notamment en cela qu’elle est pertinente et productive. Mais dans le même temps, elle-même découle également des mêmes idées centrées sur l’Europe et issues des temps modernes, que sont le progrès, l’évolution, l’égalité, etc., ce qui la place dans le contexte général du discours occidental. Quand bien même les marxistes seraient solidaires avec les peuples du Tiers-Monde dans leur lutte de libération, ainsi qu’avec les pays non occidentaux en général contre la domination occidentale, ils prévoient pour ces pays un scénario universel du développement, qui reproduit celui des sociétés occidentales et ne conçoivent même pas l’idée que l’histoire pourrait avoir potentiellement une logique différente. Si les marxistes soutiennent les pays non occidentaux dans leur lutte anti-coloniale, c’est simplement dans le but que ces derniers passent le plus tôt possible au travers de toutes les étapes de l’évolution qui a été celle de l’Occident, et pour qu’ils construisent une société en substance identique à celle qui a déjà été construite en Occident. En effet, selon la théorie marxiste, toutes les sociétés doivent passer par la phase du capitalisme, et les classes qui les constituent doivent pleinement s’internationaliser. Alors seulement, apparaîtront les conditions nécessaires à la révolution mondiale. Ainsi, plusieurs aspects de la théorie marxiste des relations internationales sont contraires à la théorie du monde multipolaire. Ce sont les suivants:
- la théorie marxiste est basée sur le même universalisme occidental,
- elle reconnaît un sens de l’histoire unique pour toutes les sociétés,
- elle justifie indirectement le capitalisme et l’ordre bourgeois, les considérant comme une phase nécessaire au développement social, sans laquelle il est impossible de faire une révolution, et de construire le communisme.
Le marxisme apparaît comme le revers de la médaille de l’hégémonie occidentale qui, bien que critiquant ses aspects les plus odieux et ses mensonges en révélant sa nature de classe, ne soulève pas les questions de la justification historique et de la fatalité d’un tel état de fait. Marxistes et partisans du système-monde raisonnent ainsi : l’hégémonie occidentale est répugnante, mais inévitable, et il est inutile de la combattre directement, car cela ne ferait que retarder sa victoire inévitable à l’échelle mondiale et, par suite, retarder le moment de la révolution mondiale. Cela signifie que l’école marxiste des relations internationales ne doit pas être considérée comme l’antithèse de l’hégémonie, mais paradoxalement comme une de ses variantes, par ailleurs non dépourvue d’une certaine valeur méthodologique et conceptuelle.
Les théories post-positivistes sont plus proches de la théorie du monde multipolaire, dans la mesure où elles critiquent la modernité elle-même. Parfois, elles s’élèvent au-dessus des généralités antioccidentales et s’attaquent frontalement et directement à l’hégémonie ainsi qu’à son vecteur, la volonté de puissance.
Parmi ces théories, les plus dignes d’intérêt sont celles qui, dans le processus de déconstruction de l’hégémonie occidentale, replacent clairement l’Occident dans son cadre spatial et géographique, et retracent l’évolution de la domination occidentale sur le calendrier et sur la carte du monde[9]. Parallèlement, elles développent une analyse épistémologique des concepts intellectuels et des schémas qui à chaque étape historique ont présidé à la reformulation de la volonté de puissance de l’occident et ont justifié son hégémonie. Les travaux de ce type montrent que l’Occident est une civilisation parmi les autres civilisations, et que, pour cette raison, ses prétentions à l’universalisme doivent se réduire à un certain périmètre historique et géographique. En ce sens, la « société moderne » et tout ce qui est lié à elle par le truchement de ses thèses axiomatiques (la laïcité, l’anthropocentrisme, la primauté de la technique, le pragmatisme, l’hédonisme, l’individualisme, le matérialisme, le consumérisme, la transparence, la tolérance, la démocratie, le libéralisme, le parlementarisme, la liberté de discours, etc.) apparaissent n’être qu’un phénomène local et transitoire – rien de plus qu’un moment dans l’histoire du monde, encadré par des limites strictes. Une telle analyse est de nature à remettre en cause les conditions préalables qui président à l’hégémonie occidentale, dans la mesure où celle-ci avance masquée derrière des prétentions universalistes, supposées « être évidentes et aller de soi ». En ceci réside l’énorme contribution des post-positivistes au développement de la théorie du monde multipolaire.
Mais ici, une question (peut-être rhétorique) doit être posée : pourquoi le post-positivisme n’a-t-il pas développé lui-même en son sein une théorie complète de la multipolarité en se référant à d’autres civilisations et d’autres pôles, en développant une analyse en profondeur des alternatives apportées par d’autres civilisations, et pour finalement proposer une image polycentrique du monde ? La réponse est que les post-positivistes ont, la plupart du temps, poussé le discours centré sur l’Occident jusqu’à ses limites logiques. En fin de compte, ils proposent non pas de laisser de côté l’Occident et la modernité, mais au contraire d’aller au-devant, dans la posthistoire, de ce qui devrait succéder à la mort de la modernité, tout en conservant une relation de continuité avec elle, sur les plans de la logique, de l’histoire et de la morale. Au lieu de déconstruire les principes de liberté, démocratie, égalité, etc., le postmodernisme insiste simplement sur une « liberté plus grande », une « démocratie réelle » et une « égalité pleine et entière », et critique la modernité pour son incapacité à les apporter. De là dérivent les débats des philosophes[10] et sociologues contemporains sur la question de savoir s’il est possible de considérer la postmodernité comme un paradigme véritablement nouveau et alternatif à la modernité, ou s’il ne s’agit que d’une nouvelle modernité, une « ultra-modernité », dont elle pousserait les hypothèses et les normes jusqu’à leurs limites logiques. Dans ce cas, les limites de la modernité seraient simplement identifiées, mais en aucun cas dépassées.
Quoi qu’il en soit, les post-positivistes, malgré leurs mérites incomparables et l’utilité que présentent leurs travaux pour le développement de la théorie du monde multipolaire, restent au fond profondément Occidentaux (quelle que soit leur origine), et continuent à penser et à agir dans les cadres fixés par la civilisation occidentale, à laquelle ils appartiennent, même s’ils en critiquent les fondations (on peut d’ailleurs noter en passant que l’invitation à une critique rationnelle apparaît être une posture inhérente à la modernité).
Les postmodernes ouvrent la voie à la construction de la théorie du monde multipolaire, car grâce à leurs travaux, l’hégémonie de l’Occident est devenue un phénomène évident, clair et abondamment décrit. Ainsi, la prétention à l’universalité des valeurs occidentales s’analyse par la référence à cette hégémonie, et apparaît être un corollaire pratique à cette dernière. L’hégémonie ainsi démasquée et révélée au grand jour perd toute l’efficacité qui était la sienne avant qu’elle n’ait été identifiée. Les valeurs et les attitudes occidentales sont délimitées géographiquement et historiquement. Elles ne sont ni universelles, ni perpétuelles, et, par conséquent, un ordre mondial fondé sur cette base ne peut être que l’expression d’une domination hégémonique, et le produit de l’expansion d’un centre opérant dans le champ mental et intellectuel. En revanche, l’expansion de ces valeurs n’obéit à aucune fatalité, ni progrès, ni loi objective de l’évolution, ni destinée écrite à l’avance. Lorsque nous prenons conscience de cet état de fait, alors seulement le véritable visage de l’hégémonie apparaît dévoilé face à nous. À cet instant, le pouvoir de l’hégémonie d’imprégner notre volonté et notre conscience, jusqu’à en prendre le contrôle, est neutralisé. Dès lors, cette hégémonie est clairement objectivée comme ce qu’elle est réellement : une force extérieure et étrangère, séparée de nous, qui essaye de nous imposer son pouvoir absolu par la suggestion et la coercition.
[1] Самнер У., Народные обычаи, М, 1914.
[2] Des exemples frappants d'une telle approche culturelle sont donnés dans les travaux d'anthropologues tels Everett, Daniel, qui a étudié l'une des tribus les plus archaïques de l'Amérique du Sud, les Pirahã. Everett D., Don’t Sleep, There are Snakes, Pantheon Books, 2008. Voir aussi Дугин А., Социология воображения, М., 2010; et Этносоциология, М., 2011.
[3] Sumner W., Folkways, Ginn and co., 1907.
[4] Трубецкой Н. С., Наследие Чингисхана, М.: Аграф, 2000.
[5] Kelsen H., Reine Rechtslehre, Deuticke, 1934. Trad. française : Théorie pure du droit, LGDJ/Montchrestien, 1999
[6] Данилевский Н., Россия и Европа, М., 2007.
[7] Buzan B., Little R., International Systems in World History, Oxford University Press, 2010.
[8] Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, Harcourt Brace, 1951
[9] Les théories de Fernand Braudel sont d'une grande importance, en lien avec le concept de système-monde de I. Wallerstein. Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Flammarion, 2008 et Civilisation Matérielle, économie et capitalisme, Armand Colin, 1967.
[10] Voir Habermas J., Le Discours philosophique de la modernité, Gallimard, 2011 ; Bauman Z., Liquid Modernity, Polity Press, 2000; et Дугин А., Постмодерн или ультрамодерн?; Дугин А. Поп-культура и знаки времени, Спб: Амфора, 2005.