Le sujet radical d'Aleksandr Douguine

08.09.2021

L'obscurité russe est unique,
c'est la seule qui puisse être consacrée.
L'obscurité russe, maternelle et prophétique.

Alexandre Douguine, Il Soggeto Radicale, AGA Edizioni

Le mythe grec et le post-nietzschéisme, les images orphiques et la littérature russe, les visions apocalyptiques, Hegel, les hyperboréens, Aristote, l'orthodoxie, Nicolas de Cues, Massimo Cacciari, Evola, le chamanisme présocratique, l'alchimie, Heidegger et bien d'autres choses encore dans une vision de l'humanité unique et organique et en même temps projetée dans un futur proche. Comment cela est-il possible? Comment faire tenir ensemble des espaces aussi vastes de pensée, de mythe et de méditation? Comment revenir à une philosophie de l'homme et du cosmos après la "mort de la philosophie" post-heideggerienne et sa désarticulation en mille courants parascientifiques et sectaires: philosophie des sciences, philosophie du langage, philosophie sociologique, etc. Avec Aleksander Dugin, nous assistons à ce prodige historique sans précédent: le retour de la grande philosophie, c'est-à-dire de la philosophie dans ce qu'elle a de plus universel, de plus cosmique et de plus pérenne, la philosophie comme pensée de la totalité, de l'origine et comme méditation supratemporelle.

Ce n'est peut-être qu'en Russie et par un Russe qu'une nouveauté aussi surprenante était possible, qui contredit à la fois la "fin de l'histoire" dans l'assujettissement au modèle socio-économique prédominant et la pseudo-fatalité d'une pensée simplement dialectique, conflictuelle et fragmentaire, adaptée à un choc complémentaire et permanent des civilisations. Essayons, même si ce n'est pas facile, une synthèse de sa pensée philosophique contenue dans son dernier livre, le plus important publié récemment en Italie, afin de comprendre un peu ce qu'il entend par "sujet radical".

Nous pouvons commencer par dire que la philosophie de Douguine présuppose et se réfère à une "philosophie de l'Être". Cette option très délicate en soi semble déjà remarquable de nos jours. D'autant plus que Douguine la prend dans le cadre d'un scénario existentiel et social perçu de manière post-nietzschéenne, et d'autant plus que le "retour à l'Être" n'est pas mené de manière académique, abstraite et cérébrale, dans une sorte de néo-Heideggerisme à la mode, mais est "vécu" entre l'orthodoxie antérieure à Pierre le Grand, la récupération de la meilleure pensée cosmique présocratique et alchimique et le dépassement actif du post-nietzschéisme lui-même.

Pour comprendre cela, il est nécessaire de revenir à sa tripartition initiale des temps plus récents entre traditionnel/moderne/postmoderne. Cette tripartition, superficiellement rejetée en notre Occident sans perspicacité, est prise par Douguine plutôt dans un sens ontologique-anthropologique et paradigmatique et pas seulement, donc, dans un sens historique et herméneutique. "Traditionnel" comme "organique", unitaire, vivant, sacralisé et sacralisant. "Moderne" comme processus progressif de destruction de la tradition et "postmoderne" comme processus de destruction (comme une fin en soi, autoréférentielle) également du moderne et de ses mythes de progrès, de développement et d'humanisation. En pratique, le postmoderne est le suicide du moderne, la mort de l'homme après la "mort de Dieu". La fin du temps, la fin du sens.

Douguine réagit précisément contre cette situation anthropologique-conscientielle par un rejet radical des résultats de ces trois déclinaisons de la vie: rejet du pré-moderne comme simple nostalgie de formes et de canons qui ne sont plus vécus ou vivables, rejet du moderne comme imposition idéologique et standardisation, et rejet du post-moderne comme annulant et aliénant la "non-pensée". Cette approche semble totalement inédite. Accepter la leçon de Nietzsche et aussi persister pleinement dans son "grand mépris" et son rejet de "l'homme-puce", "le dernier homme". Dépasser le mythologisme nietzschéen lui-même, qui est excessivement individualiste, solipsiste et expérimental.

Douguine apparaît aujourd'hui comme le seul héritier cohérent et authentique d'un noyau essentiel de la voie nietzschéenne: disciple du grand refus, de la pensée cyclique, du retour de l'Être, mais un Être non pas hétéronome, non pas aliénant et rationalisant, mais, au contraire, mythologisant et resacralisant. Un Être "diffus", intérieur, autonome, accessible de manière chamanique, alchimique, théurgique, par le biais d'une "action contemplative", d'une sagesse archétypale. Un autre des nœuds décisifs de son raisonnement est donné par une belle image géophilosophique tirée de Nicolas de Cues (mais également présente chez Leonardo et Athanasius Kirker) où un triangle équilatéral de lumière croise totalement un triangle équilatéral d'ombre. Une interpénétration réciproque.

Le triangle lumineux est réduit, dans l'ère postmoderne, à un seul point infinitésimal, tandis que tout l'espace est donné par l'obscurité indifférenciée du postmoderne triomphant, visualisée sur la face inférieure du triangle noir. Le temps de la fin du temps, de la fin du sens, de toute valeur et de toute utilité. Cette image iconique nous fait comprendre comment les nombreuses âmes d'une philosophie de l'Être reviennent proches et semblables au point lumineux presque invisible au sein de l'actuelle "obscurité et désert spirituel", si dense qu'elle n'est même pas comprise comme telle.

Douguine récupère le sens gréco-russe de l'holos, du tout, du vivant, où, maintenant, est titanesquement ouverte une fissure mince mais puissante entre la résurgence du pré-moderne (mythes, inconscient, archétypes, énergies vitales) et la tentative du post-moderne de manipuler et d'instrumentaliser cette résurgence, la déresponsabilisant, l'exploitant de manière parasitaire, jouant avec elle.

Le sens de la vie comme tragédie, comme drame, comme travail, revient avec Douguine en grande profondeur. Epos, art, vision et philosophie reviennent unis comme chez Héraclite, Anaximène et Empédocle. La philosophie de Douguine semble libérée de l'abstraction et de l'individualisme de l'existentialisme autant que du technocratisme du rationalisme et du scientisme. Douguine récupère et reformule le sens de la duplicité de l'essence contre tout occamisme et nominalisme.

Ceci est conforme à la métaphysique scolastique, selon laquelle l'homme n'est pas une monade solitaire, mais une unité organique d'une duplicité âme/corps. À cette duplicité, Douguine ajoute la dimension de l'Esprit, une tripartition déjà présente chez saint Paul, et à cette tripartition un Cosmos conçu comme un organe vivant, une œuvre alchimique, imbriqué dans l'homme. La lecture de The Radical Subject semble être une opération presque magique, comme un voyage dans un labyrinthe, un chemin initiatique qui traverse de grands paysages et de vastes images qui apparaissent comme des paraboles narratives d'une transvaluation performative du langage et de la conscience. La première partie du discours concerne le postmoderne comme une sphère anthropo-ontologique, un mur de caoutchouc qui liquéfie et euthanasie l'esprit, tant individuel que des peuples et des cultures.

La deuxième partie traite des faux mythes postmodernes en tant que phénomènes de "magie sociale", en termes d'espaces mentaux et de "champs de force". Une troisième phase du discours prend la forme d'une illustration des dynamiques archétypales (à la Durant) typiques de la Russie profonde, mais présentant en même temps un souffle universel. Au cœur du livre se trouve le concept de "sujet radical", qui "s'auto-révèle" comme quelque chose de beaucoup plus qu'un concept, même s'il est similaire à une idée limitative, à un grand paradoxe, qui s'oppose totalement, simplement par son apparence, à la "grande parodie" qu'est le postmoderne en tant que paradigme ontologique-évolutif.

Le "sujet radical" peut être comparé à Atlas, le titan condamné à soutenir le monde. Mais un Atlas qui ne sent plus un monde au-dessus de ses bras, mais seulement des débris de lumière et qui refuse de continuer à le soutenir. Un Atlas qui croise ses bras, dans le noir. Au cœur d'une obscurité diurne, où le souvenir de la lumière est sur le point de disparaître de lui-même, dans une indifférenciation générale et généralisante. Nous pouvons le comparer à l'étymologie du terme substance: sub-stantia, c'est-à-dire ce qui contient le réel en dessous, c'est-à-dire la racine la plus profonde de l'être humain, le noyau in-divisible et individué de l'individu humain. Là où l'objet (ob-jectum) et le sujet (sub-jectum) se rencontrent dans une unité abyssale primordiale. Quelque chose comme l'individu absolu d'Evola.

Le sujet radical comme voie héroïque, verticale, chamanique, d'accès total et instantané à la transcendance et à la métaphysique, mais "de l'intérieur" et "en dedans". À travers le sujet radical (de "racine", donc central, et non "radical" au sens d'"extrémiste"), Douguine dépasse la pensée de Nietzsche comme le grand paradoxe d'un humanisme extrême qui rejette le "trop humain" et doit en même temps le dépasser.

Le sujet radical semble être la visualisation du "grand mépris" de Zarathoustra: une réalité très concrète mais aussi paradoxale, extrême seulement parce qu'elle apparaît dans l'extrême de la dissimulation des dimensions spirituelles humaines. Une réalité qui est racine mais toute verticale et tellement verticale qu'elle transcende les "multiples états d'être" guénoniens dans un rapport actif, expérimental et héroïque avec le sacré et le transcendant. La seule chose qui reste sacrée malgré sa persistance dans un monde totalement désacralisé.

Douguine a été le premier à dépasser Nietzsche et Evola lui-même. C'est la perspective révolutionnaire de Douguine sur toute forme de traditionalisme: il refuse de retourner dans le passé et voit le temps dans la logique d'un Aiòn apocalyptique et co-présent. Une dimension d'im-plication, ou plutôt de stase, entre la conclusion du rebobinage du rouleau du temps et le début d'un nouveau déroulement. Le sujet radical est ce nouveau temps, latent et enceint dans le "non-temps" postmoderne. L'instance d'un tel "sujet", non personnaliste et non individualiste, mais irréductible, entraîne une instance parallèle d'"auto-sacralisation", de catabasis individuelle.

Le sujet radical apparaît lorsque la kénose de l'Homme atteint son point culminant, l'abîme de sa mort résultant de la mort de Dieu, semblable à la kénose du Christ Fils de Dieu dans son Incarnation et sa Croix. Le sujet radical comme oméga de l'alpha donné par la sortie du Paradis terrestre. Un retour au centre. Un centre presque non visible, mais existant, pensable et habitable, au centre d'un Être caché et déformé, mais persistant. En cela aussi, la pensée de Douguine semble très grecque, très archaïque, alchimique et chamanique.

Comme pour les Grecs anciens, pour Douguine aussi l'"ultime" est ce qui semble le plus intéressant, décisif et résolutif. Sa philosophie peut également être définie comme une "philosophie du temps et de la fin". Le "jusqu'à quand ?" comme une question sur l'Être, comme une pro-vocation à et de l'Être. Philosophe de l'eskaton et du Feu, maieuta d'un nouvel Aeon. De nombreuses âmes reviennent et trouvent dans son discours une nouvelle perspective et une nouvelle place. L'une des parties les plus évocatrices et efficaces de sa pensée concerne l'illustration d'images trans-valoratives de l'obscurité et de la nuit. De la nuit arctique à la nuit russe. De la nuit des mythes grecs, pélasgiques et orphiques à la nuit biblique et propre de la liturgie de l'orthodoxie à la Kabbale hébraïque, citée, Douguine opère une véritable "initiation" nocturne qui réagit à la "nuit diurne" stérile, inconsciente et passive qu'est la postmodernité par une nuit du mythe, maternelle et féconde.

Comment gagner la "bataille du sens" au sein et au cœur du même champ de bataille du néant. Une théologie qui est également très jeune, ainsi que négative, dans la mesure où assumer la nuit dans sa totalité et sa plénitude signifie être encore conscient de la lumière. L'image-signe placée au sommet de ce parcours sapientiel se présente dans l'image du "soleil de minuit" comme le "double" cosmique du sujet radical, sa référence miroir et non une simple allégorie. Une image déjà présente dans l'alchimie (dans le splendor solis du XVIe siècle) et dans le "soleil noir" spéculaire de De Chirico.

Après Hegel et après Evola, une instance totale, productive à la fois d'une théorie et d'une phénoménologie, n'était plus apparue dans la philosophie. Le sujet radical, dans son apparition même, génère de jure de nouveaux scénarios et de nouvelles voies, comme un alchimiste transforme radicalement une matière vile et grossière en captant d'autres essences dans les profondeurs, atteignant la limite de la conjonction entre matière, structure et esprit. Un nouveau mot: catalyser, réagir. Un Homo Novissumus, le sujet radical, mais libéré des incrustations idéologiques de la modernité et de son suicide post-moderne, dans la mesure où il est ouvert, intérieurement, à la transcendance et à la métaphysique, à travers une voie opérative, théurgique, chamanique, "héroïco-mythogonique".

Un nouveau temps "d'attente présente" qui tue et rejette le kronos comme divertissement et manipulation et le flux sauvage et primordial du futur vers un présent-Parusìa. L'un des exemples les plus fascinants de l'habileté de Douguine à décliner les archétypes se trouve lorsqu'il parle de sa chère Russie comme d'une épiphanie de l'archétype "terre" et de la terre comme archétype, principe actif et subtil. Nous apprécions ici la capacité de Douguine à transformer le particulier en universel et à voir l'infini dans le fini. Avec une grande cohérence et une grande sensibilité, en effet, l'écrivain russe reprend la pensée cosmique présocratique de Xénophane dans son identification de la Terre comme première matrice du cosmos où l'eau vient de la Terre, l'air de l'eau et le feu de l'air.

Une vision qui est aussi absolument platonicienne et plotinienne en voyant le corps enveloppé par l'âme, qui à son tour est enveloppée par l'Esprit, comme dans les fuseaux des huit sirènes célestes du dixième livre de la République. La Russie devient ainsi une catégorie universelle, une dimension de l'Esprit, précisément à travers son unicum spécifique. Une reformulation métaphysique et ontologique de la géopolitique archétypale de Carl Schmitt. Une démonstration de plus du fait que c'est dans le mythe et par le mythe que la philosophie peut renaître et que l'idéologie, toute idéologie, peut disparaître complètement. Le sujet radical est un nouveau mythe qui a tous les traits des mythes grecs les plus anciens: il n'a toujours pas de visage, presque pas de narration sinon liminale et approximative, comme dans Némésis, comme dans Ananke. Et comme tous les grands mythes, cependant, il semble déjà être performatif, il agit déjà, même si c'est en silence, même si c'est implicitement et indirectement. Il montre déjà en lui-même l'éclat du logos et de l'epos qui se déplace dans tous les grands et vrais mythes. Et ne le qualifions pas d'"archimoderne" car Douguine rejette également cette catégorie hybride et transitoire, dans laquelle il reconnaît à son tour beaucoup de Poutine comme emblème, notamment en politique intérieure !

Douguine se passe de commentaires et sa pensée semble tétragone à tout réductionnisme et catégorisation, heureusement pour lui et pour ceux qui veulent vraiment le connaître !