Le patriarcat est dépassé, la guerre des sexes est ouverte
Andrea Zhok, professeur de philosophie morale à l'université de Milan, collabore avec de nombreux journaux et magazines. Parmi ses ouvrages les plus récents, citons : "Critique de la raison libérale" (2020), "Au-delà de la droite et de la gauche : la question de la nature humaine", publié par la courageuse maison d'édition Il Cerchio, qui a également publié "La Profana Inquisizione e il regno dell'Anomia" (L'inquisition profane et le règne de l'anomie). Sur la signification historique du politiquement correct et de la culture woke" (2023).
Dans ce dernier essai, agile mais très dense, doté d'une force critique extraordinaire, il explique comment le pouvoir de censure, autrefois détenu par les institutions ecclésiastiques, est aujourd'hui l'apanage du mouvement libéral (gauchiste), notamment américain, qui conditionne également notre système catégoriel et de valeurs.
Cette "attitude d'inspection policière du langage", explique-t-il, est née dans la sphère académique pour ne pas heurter une minorité opprimée, et repose sur un détachement intellectuel majeur par rapport au registre et au langage populaires. Mais attention, ce n'est pas qu'une question de forme, car les mots sont chargés ontologiquement et parce que les transgresseurs du commandement politiquement correct sont rendus incapables de participer au débat public sur des questions aussi fondamentales que "l'éducation, la famille, la structure de la société, la procréation, l'affectif, la nature humaine et l'histoire". Ainsi, la défense des catégories lésées devient rapidement un instrument de diffamation à l'encontre de quiconque veut contester le dogme de la victime.
Dans la société de l'Inquisition profane, "il n'y a proprement aucune valeur, mais une seule dévalorisation: la violation de l'espace d'autrui".
Il ne s'agit pas de morale individuelle (la seule valable pour les libéraux), mais de celle que l'on retrouve dans l'étymologie du terme mos : Zhok dénonce que sans valeurs partagées, il y a désintégration cognitive, émotionnelle et morale de la société. Sans morale entendue dans le sens que l'auteur récupère, c'est-à-dire le comportement collectif et la coutume, nous ne nous reconnaissons plus en tant qu'espèce humaine : c'est la véritable extinction qui nous menace avec le néolibéralisme woke.
Professeur Zhok, dans les premières pages de votre dernier livre, vous expliquez que des mouvements comme l'antipsychiatrie ou le féminisme naissant avaient toutes les raisons de lutter contre les discriminations et les stéréotypes (terme cher à l'Inquisition profane) mais que, dans une deuxième phase de leur combat, ils ont dégénéré et leurs revendications sont devenues des tentatives de démolition des différences biologiques, tentatives que vous appelez "fluidification catégorielle". À qui profite donc ce travail de démolition éthico-linguistique ?
Comme le dit un vieil adage, l'enfer est pavé de bonnes intentions. Souvent, les mouvements qui ont eu de mauvais effets avaient des origines nobles, justifiées et bien intentionnées. C'est le cas du mouvement dit "antipsychiatrique" des années 1960 et du féminisme. Dans ces deux cas, le processus de dégénérescence s'est produit avec l'alliance involontaire qui a été établie à un certain moment avec le néolibéralisme. Cette alliance est née de la défaite historique des revendications de 68. De ces multiples revendications, souvent très idéalistes, il ne restait que les aspects qui pouvaient être conciliés avec l'influence renouvelée du libéralisme - qui était resté à l'arrière-plan pour l'essentiel depuis 1914.
Le nouveau libéralisme des années 1970 a séparé la composante sociale de la composante libertaire dans l'héritage des mouvements de 68. La dimension sociale, communautaire et coopérative disparaît totalement, tandis que la composante libertaire est mobilisée, lui donnant l'interprétation typiquement libérale, où la liberté est l'opposition pure et simple à toute contrainte et à toute limite (la "liberté négative"). C'est ainsi que des instances nées pour répondre à des problèmes précis et concrets sont devenues des théories générales abstraites : l'antipsychiatrie s'est transformée en une tendance à détruire le paradigme même de la normalité mentale, tandis que le féminisme s'est transformé en une forme de déclaration de guerre perpétuelle contre la famille et le sexe opposé.
Le paradigme du wokisme est un bourbier de contradictions : normalisation des pathologies et pathologisation de la famille, liberté sexuelle ostentatoire mais politisation exagérée de la sexualité, respect radical de la nature alors que l'idée de nature humaine est rejetée. Êtes-vous d'accord ?
Le paradigme du wokisme est contradictoire mais ne souffre pas de ses contradictions car son point de départ est déjà fondamentalement irrationaliste. A l'origine, ce paradigme repose principalement sur une lecture des revendications politiques du postmodernisme français, qui remet fondamentalement en cause l'idée même de rationalité humaine, perçue comme une cage catégorielle. Le postmodernisme s'est exprimé sous des formes philosophiquement contestables mais dignes, comme l'anti-essentialisme, la réduction du naturel au culturel, le subjectivisme... Mais une fois franchie la sphère académique, ces positions se sont très vite transformées en un irrationalisme générique, qui s'imaginait "révolutionnaire" parce qu'il "brisait les limites", alors qu'il n'était que la mouche du coche des expressions les plus dégradées de la liquéfaction capitaliste.
Quelle est la part de l'inconscient dans le "politiquement correct" ?
Vous écrivez à propos de l'identité sexuelle "mais une société harmonieuse doit-elle vraiment être une société qui supprime les différences identitaires internes en tant que signes avant-coureurs possibles d'oppression et de conflit ?" et vous utilisez une métaphore très concrète expliquant que ce serait comme arracher les dents de tout le monde parce que quelqu'un pourrait mordre. L'illusion de contrôler le mal en réprimant les différences (entre le sain et le pathologique, l'homme et la femme, entre les ethnies). Quelle est la part d'ingéniosité et de rentabilité et quelle est la part d'inconscience dans ce mécanisme de défense contre la violence ?
Ce mécanisme de défense est extrêmement primitif, je ne dirais donc pas qu'il est ingénieux, mais sa nature très élémentaire le rend puissant et capable d'être appliqué dans des directions très différentes. Dans tout conflit, il y a toujours une diversité entre les entités en conflit. La réponse primitive, enfantine, la plus immédiate est de penser à abolir le conflit en abolissant la diversité des entités en conflit. Par exemple, s'il y a un conflit entre riches et pauvres, la réponse primitive peut être: égalisons de force tous les revenus et tous les biens et le conflit sera résolu. En effet, cette idée a toujours été considérée comme attrayante dans sa simplicité, et ce n'est que lorsqu'elle a été exprimée concrètement que l'on s'est rendu compte à quel point elle était socialement dysfonctionnelle.
La même primitivité peut être observée dans le cas des différences sexuelles, qui existent en tant que résultat naturel et ont passé l'épreuve de l'évolution parce qu'elles permettent une complémentarité féconde. Mais bien sûr, la complémentarité qui pouvait fonctionner dans une société de chasseurs et de cueilleurs n'est pas la même que celle qui peut fonctionner dans une société agricole, qui n'est pas la même que celle qui peut fonctionner dans une société industrielle moderne.
Les solutions sociales ne sont pas toutes faites, et les trouver à travers l'histoire de l'humanité est toujours une entreprise qui coûte des efforts et demande de l'ingéniosité. Malheureusement, la modernité néolibérale a perdu la capacité de gérer la complexité sociale et nourrit des solutions simplificatrices, qui ne cherchent pas une nouvelle complémentarité mais un simple effacement de la diversité.
L'Inquisition profane a ses hérétiques et ses saints. Elle explique comment la victimisation d'un groupe est fonctionnelle pour légitimer le tribunal du politiquement correct à lancer des anathèmes séculaires et des condamnations médiatiques. La victimisation automatique des femmes ne les rend-elle pas paradoxalement moins émancipées, déjà accablées, déresponsabilisées, privées de leur possibilité d'affirmation sociale et professionnelle ?
En effet, la tendance à la victimisation du féminin est souvent combattue par de nombreuses femmes qui se sentent, à juste titre, rabaissées par ce mécanisme. L'idée de "quotas réservés" ("quotas roses"), par exemple, laisse souvent un arrière-goût désagréable, comme s'il s'agissait d'aider quelqu'un qui, autrement, ne pourrait pas s'en sortir tout seul.
Mais même dans ce cas, le monde est d'une complexité qui dépasse toute réponse simpliste. Dans certains cas, par exemple en ce qui concerne l'employabilité dans le secteur privé (et par conséquent les niveaux de salaire), les femmes ont souvent un désavantage potentiel, lié au fait qu'elles sont considérées comme "à risque de grossesse" et donc comme une charge potentielle pour l'entreprise. Il s'agit là d'un fait objectif et d'un problème réel, qu'un État digne de ce nom devrait traiter sur le fond. Au lieu de cela, le problème est abordé de manière tout à fait erronée si on l'aborde de manière idéologique, moraliste, comme s'il s'agissait d'une "discrimination masculine" ou d'un problème similaire. Ces interprétations ouvrent d'une part un espace à la victimisation, qui peut être psychologiquement réconfortante pour certains, mais laissent d'autre part tous les problèmes intacts, ne faisant qu'éveiller le ressentiment et alimenter le conflit entre les sexes.
Giulia Cecchettin, controverse et instrumentalisation entre patriarcat et féminisme
À la lumière de ce qui a été dit jusqu'à présent, nous pouvons parler d'un cas atroce qui a défrayé la chronique, le meurtre de Giulia Cecchettin, qui, comme toujours, a polarisé le discours public italien (avec des instrumentalisations obscènes) entre ceux qui en attribuent la cause au patriarcat et ceux qui l'attribuent à la maladie mentale. Dans votre livre, vous abordez les deux aspects, la psychopathologie de l'individu et les dynamiques collectives (Jung a en effet parlé de l'inconscient collectif). Et si les deux avaient un champ d'interaction permanent ? Selon vous, les féminicides généralisés sont-ils dus à l'héritage du patriarcat ou à la perte de valeurs ?
En préambule, je tiens à préciser que je ne parle jamais de cas particuliers, qui nécessitent une analyse détaillée des personnes impliquées, des circonstances, etc. pour être traités. Il va de soi que tout acte de violence, et a fortiori tout meurtre, doit être condamné avec la plus grande fermeté. Mais ce n'est jamais là que se jouent les désaccords. Ce que je pense, c'est que le fait de poser la question du "féminicide" comme une question d'urgence est entièrement une construction médiatique, une construction qui s'inscrit dans les tendances culturelles dégénératives que j'examine dans le livre. Cette conviction, pour être correctement argumentée, nécessiterait une longue discussion. Je me limiterai ici à quelques considérations simples.
L'analyse de ces événements tend systématiquement à effacer les données primaires établies, afin d'habiller le tout de grandes théories moralisatrices et confuses (les "fautes du patriarcat"). Non seulement cela n'aide pas à résoudre quoi que ce soit, mais cela cause des dommages sociaux, en augmentant la suspicion mutuelle et la guerre entre les sexes.
Le premier fait à retenir est si banal qu'il est presque gênant de le rappeler. Le fait que les hommes aient davantage recours à la violence physique que les femmes ne nécessite pas d'explications culturelles complexes. Il suffit de connaître le fonctionnement de certains facteurs physiologiques bien connus. Que les hommes aient, en moyenne, une plus grande propension à transformer la colère en violence physique et qu'ils aient, en moyenne, une plus grande force physique sont des faits évidents, connus depuis des millénaires, et dont nous connaissons aujourd'hui très bien les bases organiques (hormonales) et évolutives.
La culture n'a rien à voir ici, et encore moins une culture qui n'existe pas dans l'Occident industriel, comme le "patriarcat". Si nous constatons qu'il y a plus d'actes violents ou de meurtres perpétrés par des hommes que par des femmes, c'est un fait évident qui ne nécessite aucune explication particulière. La disposition à l'agression était, et est encore souvent, utile à la survie et s'est donc développée davantage chez l'un des deux sexes, celui qui n'a pas eu à mener une grossesse à terme. Sic est.
Quand, par contre, un problème peut-il s'expliquer sur le plan socioculturel ?
Par exemple, lorsque le nombre de meurtres augmente avec le temps, ou lorsque les meurtres sont anormalement concentrés sur quelques cibles. Dans le cas des "féminicides" - je parle de la réalité italienne - il n'y a pas d'augmentation du phénomène dans le temps (au contraire, il y a une diminution progressive), et les femmes, qui représentent la moitié de la population, représentent environ un tiers des victimes d'homicides volontaires (elles ne sont donc pas une cible privilégiée).
J'anticipe les objections possibles en notant que les femmes en tant que telles ne représentent pas nécessairement une minorité parmi les victimes de meurtres. En parcourant les données d'Eurostat, on constate par exemple qu'à Malte, les femmes représentent 80% des victimes d'homicides volontaires, en Lettonie 62%, en Norvège 57%, en Suisse 56%, etc. Face à des données où un sexe représente plus de 50% des cas, on peut s'attendre à ce que ce ne soit qu'à ce moment-là que l'on puisse légitimement s'interroger sur d'éventuelles raisons sociales.
Un mot sur le soi-disant "patriarcat". Il est franchement insupportable de constater le marasme mental produit par l'utilisation de ce mot. Pour autant que l'on puisse parler de sociétés patriarcales, il s'agit de modèles sociaux liés à l'agriculture ou au pastoralisme, de type préindustriel, où des communautés composées de grandes familles élargies exerçaient la plupart des fonctions de jugement exercées aujourd'hui par les tribunaux. Dans ce contexte, le sommet de l'autorité appartenait à l'homme le plus âgé (patriarche). Ce modèle social, qu'on le veuille ou non, a cependant totalement disparu dans l'Occident d'aujourd'hui.
Les familles sont nucléaires, fragiles, sans autorité et les pères sont des figures affaiblies. Le terme "patriarcat" est utilisé comme un mot magique pour donner le ton, mais en fait, si et quand on a quelque chose en tête, il renvoie à des formes de machisme banal. Mais parler de machisme ou de patriarcat sont deux objets complètement différents, et les stratégies pour y remédier sont différentes, je dirais même opposées. Si nous pensons que le problème est le patriarcat, par exemple, nous verrons dans le rôle éducatif et affectif de la famille un fardeau dont il faut se débarrasser; si nous pensons que le problème est le machisme (qui se dégage de la sous-culture du piège, par exemple), nous pourrons plus facilement voir dans le rôle éducatif, affectif et normatif des familles, une partie de la solution.
Il est certain qu'il existe des niches de machisme dans la société actuelle, tout comme il existe des niches de ce que j'appellerais le "suprémacisme féministe", qui est son opposé symétrique. La symétrie que je veux évoquer n'est pas une simple provocation. Le masculinisme est la présomption d'une supériorité (morale? mentale?) de l'homme sur la femme. Ce que j'ai appelé, faute d'un mot établi, le "suprémacisme féministe" est la présomption d'une supériorité (morale? mentale?) de la femme sur l'homme. Il est certain que ces deux positions existent dans une certaine mesure dans la société actuelle. Qu'elles soient toutes deux des absurdités sans espoir, en revanche, n'est que mon opinion personnelle.
Source : https://www.sinistrainrete.info
Traduction par Robert Steuckers