Le libéralisme occidental est peut-être encore pire que l’URSS
Le mur de Berlin est tombé il y a 30 ans, le 9 novembre 1989. Cet épisode a marqué symboliquement la fin des démocraties populaires sous tutelle soviétique en Europe centrale, et préfigurait la fin de l’expérience soviétique en Russie, deux ans plus tard.
Alexandre Douguine, philosophe russe chantre de l’eurasisme, a fait part en exclusivité et sans filtre pour Breizh Info de son vécu personnel de cette période et de son analyse philosophique et politique de la fin de l’Union soviétique.
Voici les questions que nous lui avons notamment posées :
-Vous étiez dans votre vingtaine dans les années 1980. Quels souvenirs avez-vous de votre vie de jeune homme dans l’Union soviétique finissante ?
-Quelles ont été, selon vous, les causes internes et externes de la chute de l’URSS ?
-Vladimir Poutine a un jour déclaré que celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, et celui qui voudrait la recréer n’a pas de tête. Que vous inspire cette réflexion ?
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Vous étiez dans votre vingtaine dans les années 1980. Quels souvenirs avez-vous de votre vie de jeune homme dans l’Union soviétique finissante ?
Pour moi c’est très difficile de répondre, parce que j’étais plutôt une exception, parce que, à partir du début des années 80 j’ai changé totalement d’identité. Tout en étant à l’intérieur de l’Union Soviétique, avec un passé de l’éducation, de l’école normale [= l’école publique], socialiste, avec des parents socialistes et communistes normaux, j’ai refusé totalement cette identité, à l’âge de 18 ans, 17-18 ans, j’ai échangé cette identité de jeune homme soviétique contre [celle d’] un jeune homme antisoviétique, antilibéral et traditionaliste. Et ce fut, disons, une transmutation de la nature, non pas un changement d’idées ou d’opinions, mais c’était en quelque sorte une émigration ontologique, vers un autre monde, le monde de la théologie, de la Tradition, des symboles, de l’alchimie, des sciences traditionnelles, le monde de Guénon, d’Evola, de la Révolution Conservatrice, et donc c’était une émigration dans un autre monde, et… je haïssais totalement l’Union Soviétique, je haïssais le marxisme, le matérialisme, la science, le monde moderne, et quand le mur de Berlin est tombé, j’ai vu en cela un signe des temps, la fin du communisme comme [étant] la fin du Kali Yuga, en quelque sorte, parce que, pour moi – je suivais les idées d’Evola et de Guénon – c’était le règne de la quatrième caste, prolétaire, et ça pouvait être seulement la fin du monde, un des signes. Après, j’ai découvert que le monde n’avait pas fini avec la fin de l’Union Soviétique, j’ai dû reconsidérer beaucoup de choses.
Pour la première fois, en faisant l’expérience du libéralisme occidental, je me suis aperçu que c’était peut-être encore pire que l’Union Soviétique– c’est une forme du totalitarisme, du matérialisme, de l’individualisme, mais peut-être pire. Pour la première fois, je me sentais un peu soviétique, c’était à partir de 1991, quand l’Union Soviétique est tombée. Seulement après, un jour après. Quand c’était fini, j’ai ouvert les yeux sur la réalité libérale, et j’ai été absolument épouvanté. Donc pour la première fois, je me sentais philo-soviétique, communiste, après la fin, après la chute, non pas la chute du mur de Berlin mais la chute du communisme. Donc ma réaction c’était eschatologique, apocalyptique, en 1989, et quand l’apocalypse n’est pas venue, j’ai dû repenser – faire la révision de certaines notions traditionalistes. Je suis arrivé avec le temps à la conclusion que c’était une erreur de considérer l’Union Soviétique comme le règne de la quatrième caste, des shudras, des prolétaires, parce que précisément la dernière caste c’était les capitalistes, c’était les libéraux qui sont hors-castes– ils sont non pas des travailleurs, mais la troisième caste, dans la société indo-européenne c’était les paysans et non pas les prolétaires – les prolétaires n’existaient pas –, donc j’ai fait la considération : maintenant je vis en attendant la fin du monde libéral, qui pour moi sera la vraie fin du Kali Yuga, parce que pire que le libéralisme, [existera] peut-être seulement une version que nous ne connaissons pas, du libéralisme lui-même. Parce que le libéralisme est le mal absolu, total, dans tous ses aspects.
Et même en faisant la comparaison entre le système soviétique et le libéralisme actuel, je vois certains traits traditionnels dans l’Union Soviétique. C’était précisément ce qui était aux sources de mes intuitions sur le national-bolchevisme, qui étaient partagées par mes amis conservateurs d’Europe, par Alain de Benoist, par Claudio Mutti et par d’autres, donc le national-bolchevisme c’est cela, c’est précisément une comparaison du point de vue du traditionalisme, entre deux formes politiques modernes, le socialisme et le libéralisme, les deux sont modernes, donc mauvaises, mais c’est disons, une comparaison à l’intérieur du Mal – quelle forme du mal est la plus mauvaise, et finalement je crois que ce qui tient [résiste] le mieux dans la modernité c’est mauvais, ce qui a vaincu finalement dans la guerre froide, cette partie-là est la plus mauvaise. C’est mon opinion métaphysique, parce que j’ai vécu la fin de l’Union Soviétique et la chute du mur de Berlin, précisément métaphysiquement, eschatologiquement, disons comme un traditionaliste, comme un témoin de la Tradition, en quelque sorte.
Quelles ont été, selon vous, les causes internes et externes de la chute de l’URSS ?
Je crois que finalement, philosophiquement je suis arrivé à la conclusion que raisonner avec les causes c’est trop moderne, c’est pervers, parce qu’on ne connaît jamais les vraies causes, précisément parce que les vraies causes sont dans le futur. Les vraies causes ne sont pas dans le passé, les vraies causes se trouvent dans le futur, ce sont les causes finales, précisément oubliées avec le commencement de la modernité. Mais l’explication des événements par la chaîne causale n’est pas correcte sous tous ses aspects, donc nous devons envisager la fin de l’Union Soviétique, pour quel but ? – et non pas pour quelle raison, parce que tout s’oriente vers la fin du monde, vers la fin de l’Histoire, si on parle comme Hegel, donc nous devons comprendre non pas quelle raison était la plus forte – c’est la manière matérialiste de voir l’histoire – mais pour quoi, pour quelle raison, quelle est, disons, la providence divine qui a laissé cet événement se produire, c’est précisément ce que nous devons comprendre à mon avis, parce que l’histoire est ouverte, et je suis sûr que la fin de l’Union Soviétique c’était pour quelque chose. Absolument [= objectivement], il y avait certaines raisons, mais le plus important c’est de comprendre pour quelle fin cela s’est produit. Je crois que par exemple on voit qu’après la chute de l’Union Soviétique, on a reçu deux réponses sur le but de cette chute : actuelle, et potentielle ou virtuelle.
La réponse actuelle fut : pour aller encore plus loin en enfer, et ce fut précisément illustré par les années 90 en Russie, se transformer en libéralisme, en pays libéral, et donc avancer vers la déshumanisation, la perversion, la confusion, la désacralisation, parce que le libéralisme, finalement, c’est une atomisation plus avancée de la société, et une dictature plus efficace en quelque sorte, moins ouverte [= moins manifeste], plus cachée, plus secrète mais plus efficace.
Je crois que finalement on a reçu cette réponse, et cette réponse précisément a été réfutée par notre peuple, par notre histoire, par notre société. Donc ça n’était pas le but – détruire l’Union Soviétique pour instaurer la démocratie libérale occidentale. Si ça n’était pas le but, et si cette réponse a été refusée par le peuple, par notre histoire, donc l’autre réponse devait être considérée comme juste et vraie. Je crois que l’autre réponse était : se débarrasser de l’Union Soviétique pour recréer la société traditionnelle russe, avec l’Eglise, avec les valeurs traditionnelles, et ce fut en quelque sorte le symbole [= la signification] de l’apparition de Poutine, qui a arrêté la destruction, qui continuait à l’époque de Eltsine, de la Russie, il a dit : assez, nous n’allons plus dans le sens de l’Occident, on fait le retour à notre identité, on va sauver notre souveraineté – ce fut la réponse, l’autre réponse, donc dans ce sens, si nous acceptons ça, cela change tout, donc notre Union Soviétique s’est effondrée pour laisser l’espace pour réorganiser l’ordre russe, l’ordre orthodoxe chrétien, l’ordre impérial, dans l’espace libre [= libéré] du système communiste. J’aurais préféré une évolution dans ce sens eurasiste, mais l’histoire russe passe par des ruptures, on détruit la continuité, mais finalement après, d’une manière ou d’une autre, on fait un retour à l’identité – à l’identité de la Russie. Donc je crois que la fin de l’Union Soviétique c’était précisément pour ouvrir la possibilité de récréer l’ordre eurasiatique, donner la possibilité, libérer le chemin pour le retour au Sacré de la Russie, à notre tradition, à notre identité, à notre religion, et à notre mission dans le monde, [mission] qui n’est pas communiste, qui n’est peut-être pas orthodoxe, tsariste comme une forme du passé, mais nous avons une mission, j’appelle cela la mission eurasiste.
Ce n’est pas la répétition du même, car à chaque niveau historique cette mission prend sa propre forme, et nous devons faire naître cette mission, donner une forme à cette mission, dans des conditions totalement nouvelles, dans le moment eschatologique où nous nous trouvons tous, toute l’humanité je crois, parce que le libéralisme c’est l’idéologie de la fin du monde, parce que c’est la destruction totale, c’est le règne de l’Antéchrist, le règne de la quantité, et la Russie d’aujourd’hui doit accomplir sa mission dans cette lutte contre le monde de l’Antéchrist, avec les autres peuples qui luttent contre le même ennemi que nous. Je crois que si nous considérons la fin de l’Union Soviétique dans l’optique du futur et non pas du passé, on peut comprendre mieux, beaucoup mieux la chaîne des événements qui se sont déroulés précisément dans ce temps-là.
Vladimir Poutine a un jour déclaré que celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, et celui qui voudrait la recréer n’a pas de tête. Que vous inspire cette réflexion ?
Absolument correct, je crois, parce qu’on ne peut pas refaire quelque chose qui est déjà passé et plus que cela, si on le pouvait, il serait plus facile de restaurer l’empire orthodoxe monarchique que l’Union Soviétique. On peut faire un retour au passé, mais seulement à un passé éternel, à certaines formes platoniciennes, on le peut parce qu’elles existent, pour moi les idées existent, et les idées sont des exemples à imiter – en quelque sorte l‘Empire russe existe dans l’éternité, dans le ciel des idées. On peut restaurer cela, mais je crois que l’empire soviétique était en quelque sorte un simulacre, ou une imitation de ce paradigme impérial russe, donc je crois qu’en même temps ce simulacre ou image a toujours deux cotés : d’un coté c’est une image du paradigme qui existe éternellement, mais d’un autre coté ça n’est qu’une image – c’est, disons, la double nature du signe : le signe montre quelque chose, et en même temps le signe lui-même n’est pas quelque chose. La fin de l’Union Soviétique c’était la fin du signe, du symbole du grand Empire. Et seul celui qui n’a pas de cœur, seul celui qui déteste la Russie, qui déteste notre identité, notre histoire, notre civilisation, notre Eglise, nos valeurs, seul celui-là peut détester ou ne pas regretter la fin de l’Union Soviétique parce que c’était une image de l’Empire, une image. Mais celui qui veut restaurer cette image sans faire la critique de cette idéologie matérialiste, russophobe, génocidaire qu’était le bolchevisme, il n’a pas de tête [= pas de cervelle]. Donc plus que cela, l’Union Soviétique c’était une création de l’histoire russe, mais d’une certaine volonté de fer des premiers bolcheviks – c’était des démons, mais des démons d’une certaine ampleur, c’était de grands démons. Les gens qui veulent restaurer l’Union Soviétique sont tellement faibles, tellement faibles intellectuellement, politiquement, personnellement, qu’ils sont des nains, ce ne sont même pas des démons, ce sont des médiocres, des gens de la rue, mais pour restaurer l’Union Soviétique nous aurions besoin d’une génération de certains démons, d’être démoniaques, qui sont absents, grâce à Dieu, je crois… Donc ce n’est pas réaliste, parce que pour créer l’Union Soviétique on a dû avoir une grande volonté, titanique, comme disait Ernst Jünger, on a eu besoin des titans et maintenant on a des nains. Les communistes aujourd’hui, c’est risible à mon avis, ce sont des pauvres [gens], peut-être bien intentionnés, mais ce sont des nains. Et je ne crois pas que de ce coté-là peuvent apparaître les grands dons, les vrais grands créateurs, je suis sûr que ça sera ou des traditionalistes et des conservateurs, ou des populistes de nouvelle génération qui peuvent en venir à une juste critique du libéralisme de gauche et de droite, en créant, en unissant deux formes de rejet du globalisme, du libéralisme triomphant, qui peuvent donner de grands créateurs de la nouvelle Russie.
Et Poutine n’est que la prémonition de cette génération [de nouveaux créateurs], parce que comme Nietzsche je crois aux gens qui viendront, d’autres leaders, d’autres types russes qui viendront pour recréer le grand espace eurasiatique et peut-être restaurer l’Empire solaire – pas un empire historique, mais en quelque sorte la Kallipolis [?] de Platon, dans sa version russe. Il faut absolument avoir un grand idéal, une grande tâche, un grand but, parce que sans cela l’homme dégénère, et finalement devient libéral. Parce que pour moi, être libéral, c’est une insulte. Je n’aime pas un homme fasciste ou stalinien, mais je [le] tolère ; si un jour – c’est un cauchemar réaliste – on m’appelait libéral, je répondrais d’une manière brutale. Pour moi c’est l’insulte la plus dégoûtante être libéral, parce que c’est comme être un sous-homme, être libéral, c’est être un dégénéré total, être libéral c’est perdre sa dignité humaine, parce que baser toutes les valeurs sur l’individu c’est la destruction de toutes les valeurs, finalement– on commence par se libérer de valeurs aliénées [isolées], et finalement on en arrive à n’avoir [plus] aucune valeur, [plus] aucune identité – [plus] aucune identité humaine. Donc je crois que le libéralisme c’est vraiment le danger, c’est un poison, et [qu’on soit] de droite ou de gauche, de [n’importe quelle] tradition, de toute forme de religion, nous devons combattre cela pour arriver au futur, parce que [le choix c’est] – ou le libéralisme, ou le futur.
(Alexandre Douguine, interview pour www.breizh-info.com, octobre 2019
https://www.breizh-info.com/2019/09/29/127735/alexandre-douguine-eurasisme-liberalisme-urss)