LE KURDISTAN ET LE GRAND MOYEN-ORIENT
Le premier point qui doit être considéré est l’identité des Kurdes. Le monde moderne présente un modèle complexe de compréhension des différences entre nation et peuple. La nation est une notion politique, alors que le peuple est une notion historique. Tous les peuples ne peuvent pas devenir une nation, de même que toutes les nations ne sont pas composées d’un peuple particulier. Par exemple, nous avons la nation belge qui est composée de Wallons et de Flamands qui sont des groupes ethniques différents. Il y a les Kurdes qui, bien sûr, représentent un peuple. Ce qui est très important, c’est qu’en termes d’unité culturelle, les Kurdes forment un ensemble intégral partout où ils vivent, que ce soit en Turquie, en Syrie, en Irak, ou en Iran. Les Kurdes sont indubitablement un peuple, et leur statut doit être reconnu par tous les Etats et les nations politiques où les Kurdes sont présents.
Permettez-moi de réitérer la définition du « peuple » que j’utilise dans mes livres. Le peuple est une unité de gens, qui sont unis par un destin historique. C’est l’unité de destin qui définit un peuple, pas l’unité de racines ethniques ou de religion. Bien sûr, la langue et la culture jouent un rôle très important, mais l’histoire est le point essentiel d’unification, puisque les humains parlant une langue spécifique le font pour des raisons historiques. Ainsi, les Kurdes sont un peuple uni par un destin historique, une culture, et une langue.
Concernant leur existence en tant que « peuple », les Kurdes sont formés par l’unité historique. Cependant, les peuples peuvent exister sans un Etat et sans une nation pendant des centaines et des centaines d’années. La nation est une notion politique de l’ère moderne. La structure nationale de l’Etat devint la forme basique d’unité politique en Europe à partir de la Réforme au XVIe siècle. L’Etat-nation est une société composée de citoyens individuels où d’autres traits du peuple sont empruntés au peuple le plus nombreux et attribués aux autres. Si dans les groupes ethniques traditionnels les humains parlaient la langue qu’ils voulaient, dans les Etats-nations ils doivent parler une langue particulière. Ce modèle d’unification des groupes en une seule société complète apparut à la même époque où les citoyens commencèrent à être divisés selon des critères de classe. Par conséquent, les nations politiques sont un phénomène bourgeois.
La question kurde se trouve dans le fait que le peuple kurde, qui existe sans aucun doute, imite ou suit maintenant d’autres peuples, par exemple les Etats arabes ou la Turquie, en tentant de créer son propre Etat afin de se transformer en une nation. Cette transformation de peuple en nation est très problématique, car elle donne naissance à de nouveaux problèmes pour les autres nations de Turquie, de Syrie, d’Iran et d’Irak.
Bien sûr, si nous examinons cette question plus attentivement, nous voyons que l’existence de l’Etat-nation en Syrie, en Turquie, en Iran et en Irak est une construction artificielle. Il y a longtemps, ces Etats faisaient partie d’empires, comme les empires assyrien, sumérien, perse, et ottoman. L’Etat-nation est la forme réduite d’un empire, et a été créé dans le cadre de l’histoire moderne.
Après avoir traversé la période impériale sans avoir de problèmes particuliers, les Kurdes se retrouvèrent alors divisés entre plusieurs formations post-impériales. C’est seulement quand d’autres peuples voisins se transformèrent en Etats-nations que la question d’un Etat-nation kurde, le Kurdistan, apparut.
Naturellement, cela donna naissance à une confrontation dans tous les pays où les Kurdes vivent. En Irak, durant le règne de Saddam Hussein, ils furent persécutés pour cela. Dès que la Turquie fut construite en Etat-nation, de graves frictions surgirent telles que l’affrontement entre le PKK et la Turquie. En Syrie et en Iran, cette question posa moins de problèmes. A un certain moment, les Kurdes des quatre Etats commencèrent à développer un projet de construction d’un Etat kurde. Plus ce projet fut affirmé de manière cohérente, plus la contradiction s’aggrava dans les Etats-nations existants où les Kurdes se trouvent. C’est la base politique de la question kurde.
En fait, bien que les Britanniques n’aient pas particulièrement considéré le facteur kurde dans l’ère postcoloniale, ils travaillèrent avec les Kurdes pour résoudre certains problèmes spécifiques liés à la réorganisation du monde postcolonial et à l’affaiblissement de l’empire ottoman. Mais en tous cas, il s’avéra que les Kurdes n’étaient pas un peuple qui pouvait construire un Etat-nation dans la période postcoloniale. Mais maintenant ils veulent en construire un.
Durant un examen général de la politique moyen-orientale, et particulièrement lors de l’annonce américaine du projet de création du « Grand Moyen-Orient » (que Condoleezza Rice présenta à Ankara en 2002), les Américains offrirent leur appui pour la création d’un Etat-nation kurde. C’est la même politique néocoloniale pratiquée auparavant par les pays occidentaux. Mais maintenant ce ne sont plus les Anglais mais les Américains, les USA, qui ont décidé de redessiner la carte les Etats-nations au Moyen-Orient et de créer un Etat kurde.
Ainsi, les partisans de la création d’un Etat-nation kurde devinrent automatiquement des alliés ou des instruments des USA. Le seul pays dans le monde qui a promis aux Kurdes de créer un Etat est l’Amérique. Les Américains ont utilisé les Kurdes pour leurs propres buts. Mais quels étaient leurs véritables buts ?
Pour commencer, les Américains appuyèrent les Kurdes en Irak. Puisque Saddam Hussein n’était pas un partenaire très agréable pour les USA et qu’il poursuivait périodiquement une politique nationale basée sur la population sunnite, les Kurdes et les chiites irakiens devinrent des parias dans ce système gouvernemental. Dans la mesure où les Américains avaient besoin de mettre la pression sur Saddam, ils appuyèrent les séparatistes kurdes pour troubler la situation en Irak. L’appui kurde joua un rôle important durant l’invasion américaine, le renversement de Saddam Hussein, et son exécution. Dans ce cas, les Kurdes agirent comme une simple cinquième colonne US durant l’invasion de l’Irak.
La situation avec les Kurdes en Turquie était complètement différente tant que les Turcs suivaient docilement les politiques américaines. Les Kurdes de Turquie, d’autre part, étaient considérés comme des ennemis par les Américains, et étaient soutenus par l’URSS par inertie durant la Guerre Froide. C’est pourquoi fut fondé le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Pourquoi ont-ils un tel nom ? Après tout, ils n’avaient rien à voir avec le communisme ou le style soviétique de gouvernement, mais utilisaient ce nom simplement en accord avec la logique géopolitique, puisqu’ils n’avaient aucun autre appui. Ainsi, le PKK fut créé pour défendre ses propres intérêts, avec l’appui de l’URSS.
La situation changea dramatiquement dans les années 2000, quand la Turquie cessa de s’orienter uniquement vers les USA et devint plus soucieuse de la préservation de son intégrité territoriale et du renforcement de son Etat-nation. En fait, chaque fois que la tendance kémaliste était forte, la tension entre la Turquie et la Russie disparaissait, et les USA initièrent une coopération avec les Kurdes de Turquie. Alors le projet de « Kurdistan » commença, lié au besoin des Américains de garder sous contrôle leur partenaire subalterne qui avait des idées de liberté. Le facteur kurde fut utilisé par les Américains pour mettre la pression sur Ankara.
Les Américains commencèrent à prendre en main le facteur kurde quand les Kurdes de Syrie, de Turquie, d’Irak et d’Iran attirèrent l’attention des agences de renseignement US, et le projet du « Kurdistan » devint une orientation stratégique importante de la politique américaine. Les Kurdes de Syrie sont orientés vers les USA et ont reçu un appui de ceux-ci durant la guerre civile, et les Kurdes d’Irak sont aussi sous le contrôle direct de Washington. Les Kurdes de Turquie sont contrôlés par les Américains, soit directement par des agents, soit indirectement à travers un segment d’un réseau d’espionnage américain et britannique à l’intérieur du commandement militaire turc et à l’intérieur des services secrets turcs. Contrôler les Kurdes est complexe, dans la mesure où ils sont très hétérogènes. Les Américains, petit à petit, firent monter le facteur kurde lorsqu’ils eurent besoin d’influencer Ankara. Maintenant que les Américains ont cessé de compter sur Erdogan à cause de son comportement imprévisible, nous pouvons prédire que les Kurdes seront de plus en plus activement employés pour la réalisation des politiques américaines ainsi que pour l’organisation d’activités terroristes. C’est dans ce contexte que le PKK, ayant souffert après l’effondrement de l’URSS, est graduellement passé sous contrôle US du fait de son orientation antiturque. La Russie n’a pratiquement aucune raison de mener des opérations à l’intérieur de la Turquie pour la déstabiliser au moyen des efforts des Kurdes, mais l’Amérique, au contraire, a une telle motivation.
Nous pouvons maintenant voir que le monde kurde, dans lequel les Kurdes représentent un peuple, est utilisé par les Américains comme un instrument pour réaliser leurs intérêts. D’abord, sur le plan économique, le territoire kurde en Irak est riche en pétrole. Ensuite, les Kurdes contrôlent les principales sources et réserves d’eau en Irak. Les Kurdes peuvent donc être utilisés pour contrôler des processus environnementaux et même géopolitiques très graves dans la région.
Ainsi, les Kurdes jouent un rôle important dans les jeux géopolitiques aujourd’hui. Ils ont deux choix géopolitiques :
1. Le premier est de bâtir un Etat-nation. Cela ne peut être fait qu’avec le soutien des USA, qui voient de nombreux bénéfices stratégiques dans ce processus même s’il n’atteindra jamais le résultat réel d’un Etat kurde. Un projet d’Etat-nation kurde pourrait être dirigé contre Assad, manipulé pour contenir Erdogan, causer des problèmes à l’Iran, et surveiller l’Irak kurde. C’est pourquoi les actuels partisans d’un Etat-nation kurde sont voués à devenir des instruments des USA dans leur poursuite d’objectifs politiques régionaux. Cette orientation est confirmée par les Kurdes yézidis si actifs en Europe et plus passifs aux USA. Les agences de renseignement US, sous le prétexte de développer une identité yézidie parmi la population kurde, utilisent le noyau le plus important et paradigmatique de la population kurde pour accomplir des projets US.
Des contacts directs entre les services secrets américains et britanniques et les dirigeants israéliens, qui sont tous les conducteurs de la grande stratégie géopolitique atlantiste, donnent l’impulsion pour l’appui à l’établissement du Kurdistan. Dans les circonstances actuelles, le Kurdistan est donc un projet atlantiste.
2. Le second choix possible est de développer l’identité kurde sans créer un Etat-nation, mais en insistant sur certains droits à l’autonomie. Cela est en accord avec la partie plus multidimensionnelle de la population kurde, qui est caractérisée par de grandes différences entre ses ailes et opinions radicales et modérées, ses mouvements politiques, idéologiques et religieux, et même son inclusion d’organisations soufies qui représentent un large spectre des Kurdes qui peut être qualifié de raisonnable et pas d’instrument des agences de renseignement US.
Ces Kurdes peuvent trouver leur place dans le projet eurasien de réorganisation de l’équilibre des puissances au Moyen-Orient.
Ils peuvent être loyaux, par exemple, à l’orientation kémaliste turque qui sera adoptée si la Turquie se tourne contre l’OTAN et se rapproche de la Russie. Ensuite, dans le cadre du modèle eurasien, toutes les nations, qu’elles soient des Etats ou pas, recevront une forme spéciale de protection, comme c’est le cas de la Russie elle-même, un empire avec de nombreuses minorités nationales. D’autres puissances eurasiennes sont aussi multiethniques, donc la protection de ces groupes ethniques ou peuples dans le cadre du projet eurasien sera une priorité. De nombreux problèmes culturels, civilisationnels, religieux et ethniques peuvent être résolus si la position de l’eurasisme est adoptée. Bien sûr, cette position requerra certaines concessions de la part des politiciens turcs, mais d’une qualité complètement différente.
Je dis qu’en aucun cas l’identité nationale kurde ne devrait être minée. Elle doit être soutenue, mais en la séparant clairement du projet atlantiste extrémiste et pro-américain de l’Etat-nation kurde. Les tendances eurasiennes existent parmi les Kurdes. La voie eurasienne signifie l’abandon du rôle de marionnette des USA et de ne pas insister à l’établissement d’un Etat-nation, qui maintenant ne peut exister que sous l’égide de l’Amérique et serait dirigé contre les puissances eurasiennes et traditionnelles comme la Syrie, la Turquie kémaliste, l’Iran traditionnel et, bien sûr, l’Irak démembré. Les Kurdes irakiens ont besoin d’une protection sérieuse que les Américains ne pourront pas fournir sans créer le Kurdistan comme un bloc branlant pour tous les autres peuples. En même temps, toutes les forces régionales, comme la Turquie, l’Iran et la Syrie, avec la Russie comme partenaire majeur de la configuration eurasienne, peuvent s’engager à assurer la liberté et l’indépendance pour les Kurdes irakiens dans le cadre d’une politique eurasienne. En tous cas, ces Kurdes qui sont sur la voie eurasienne et qui défendront leur identité dans le contexte d’un monde multipolaire ont une chance d’atteindre leurs buts historiques pacifiquement.
Le dernier facteur auquel nous devrions prêter attention est une autre force qui est apparue comme une partie du projet de Grand Moyen Orient et qui a commencé à jouer un rôle clé dans le destin des Kurdes et de toute la région. Je veux parler de l’Etat Islamique qui représente l’islamisme radical de type sunnite wahhabite ou salafiste radical. Derrière cette force se trouvent l’Arabie Saoudite et le Qatar qui sont les deux forces basiques dirigeant ce mouvement. Cette force est la menace la plus terrible pour l’existence des Kurdes, de la Syrie, de l’Irak et de la Turquie, puisqu’elle est un autre instrument de la politique US pour détruire l’équilibre des forces au Moyen-Orient.
Ce facteur du sunnisme arabe radical est une menace terroriste puisque ce sont eux qui sont responsables du génocide direct des Kurdes. Ils ont attaqué des positions turques, tenté de renverser le régime laïc de Bachar el-Assad, et ils combattent la Russie.
Ici il y a un point très intéressant. Aujourd’hui, l’Etat Islamique est peut-être la menace la plus terrible qu’on puisse imaginer pour les Kurdes – pas Assad, ni Ankara, ni Téhéran, qui est loyal envers les Kurdes iraniens, ni la coalition kurde-chiite en Irak. Tous ces acteurs sont en fait loyaux envers les Kurdes ou ont seulement des revendications limitées contre eux. Les terroristes islamistes du type sunnite arabe wahhabite sont une menace existentielle pour les Kurdes. Ils ont soumis les Kurdes à un génocide direct et total, spécialement les Yézidis.
La même force qui se trouve derrière l’Etat Islamique et derrière l’Etat-nation kurde est celle des USA. Ces deux tendances sont une conséquence du plan pour le Grand Moyen Orient qui a entraîné l’effondrement de l’Irak, la destruction de la Lybie, le sanglant conflit en Syrie, et le défi contre la Turquie.
Les Kurdes comprennent-ils qu’en fait, les mêmes forces qui les soutiennent ont aussi créé, armé et soutenu l’ISIS, qui mène un génocide contre eux ? Quel bon partenaire sont les USA, créant l’ISIS pour atteindre leurs objectifs dans la région et se trouvant donc derrière ceux qui massacrent les Kurdes ? C’est un fait très important.
Tous les Kurdes doivent comprendre que la construction d’un Etat-nation avec l’appui des USA est impossible. Cela signifie ni plus ni moins que la transformation de la guerre civile, du terrorisme, et du génocide en un processus sans fin qui pourrait très bien conduire à la destruction du peuple kurde. La participation au plan américain en tant qu’instrument et l’acceptation de l’appui occidental est un suicide pour les Kurdes.
Que doivent-ils faire ? Suivre les Américains ou simplement accepter les conditions existantes et s’adapter à elles ? Les deux scénarios sont mortels. Une voie différente est requise.
Je pense qu’il est maintenant nécessaire de faire appel au concept d’eurasisme. Il faut adapter le modèle eurasien au Kurdistan. Nous devons parler de l’intégration du peuple kurde en tant que communauté historique unie et de sa participation à la construction du projet eurasien. Cela impliquera une rupture complète des relations avec les Américains et l’établissement d’une union stratégique à long terme avec la Russie comme garante de l’ordre mondial. En même temps, avec l’aide de la Russie, les Kurdes pourraient trouver un statu quo avec Ankara. Dans cette situation, toute la tension avec l’Iran serait apaisée et nous pourrions discuter de la création d’un Etat ou de régions kurde(s)-chiite(s). Toutes les composantes actuelles d’un Etat kurde pourraient être considérées comme faisant partie du projet eurasien.
Alors les Kurdes n’auraient plus qu’un seul ennemi : l’ISIS. En examinant les autres pays de la région, l’ISIS est aussi l’ennemi de la Syrie, de l’Irak, de l’Iran, de la Turquie, et de la Russie. Si les Kurdes veulent vaincre leur véritable ennemi, le terrorisme, ils doivent rechercher des partenaires même parmi ces Etats avec lesquels ils n’ont pas toujours eu de bonnes relations. Les Kurdes devraient rejoindre la coalition anti-ISIS au Moyen-Orient. A la tête de cette coalition pourrait se trouver la superpuissance nucléaire russe, qui est neutre et sans préjugés concernant ces détails historiques, et qui est le bastion de la civilisation eurasienne, le principal garant du système eurasien multipolaire qui fait la guerre à l’ISIS.