La multipolarité – définition des concepts utilisés

24.04.2017

Préambule

À ce jour, il n’existe toujours pas de théorie complète définissant le concept de monde multipolaire d’un point de vue purement scientifique. En effet, on ne trouve nulle trace d’une telle théorie parmi les théories classiques des relations internationales, ni même parmi les récentes théories post-positivistes.  Si l’on se tourne vers la sphère de la recherche géopolitique, on n’en trouve pas de trace non plus, alors qu’elle aurait pu y être développée d’une façon plus souple et synthétique. Habituellement pourtant, la recherche géopolitique est ouverte à ces thèmes, qui dans les relations internationales sont laissés dans l’ombre ou sont traités de façon trop biaisée.

Néanmoins, de plus en plus de travaux  relatifs aux affaires étrangères, à la politique mondiale, à la géopolitique et aux relations internationales, sont dédiés au thème de la multipolarité. Un nombre croissant d’auteurs tentent de comprendre et de décrire la multipolarité comme un modèle, un phénomène, un précédent ou une possibilité.

Le thème de la multipolarité a, d’une manière ou d’une autre, été abordé dans les œuvres de différents auteurs : le spécialiste des relations internationales, David Kampf, dans l’article « The émergence of a multipolar world » (L’émergence d’un monde multipolaire[1]), l’historien Paul Kennedy de l’Université de Yale, dans son livre The Rise and Fall of the Great Powers (Naissance et déclin des grandes puissances[2]), le géopoliticien Dale Walton, dans le livre Geopolitic and the Great Powers in the Twenty-first Century – Multipolarity and the Revolution in the Strategic Perspective (La Géopolitique et les grandes puissances au XXIème siècle – la multipolarité et la révolution dans la perspective stratégique[3]), le politologue états-unien Dilip Hiro, dans le livre After Empire. The Birth of a Multipolar World (Après l’Empire. Naissance d’un monde multipolaire[4]), et d’autres encore. Celui qui à notre avis a le mieux appréhendé le sens de la multipolarité est le spécialiste des relations internationales britannique Fabio Petito, qui a essayé de construire une alternative sérieuse et étayée au monde unipolaire sur la base des concepts juridiques et philosophiques de Carl Schmitt [5].

L’expression « Ordre mondial multipolaire » est également mentionnée à de multiples reprises dans les discours et les textes de personnalités politiques et des journalistes influents. Ainsi, la secrétaire d’État Madeleine Albright, qui, auparavant, appelait les États-Unis « la nation indispensable », a déclaré le 2 Février 2000, que les États-Unis ne voulaient « ni instaurer, ni imposer » un monde unipolaire, et que l’intégration économique avait déjà créé « un certain monde que l’on pouvait désigner comme multipolaire » (a certain world that can be even called multipolar). Le 26 Janvier 2007, dans la colonne éditoriale du New York Times, il a été fait explicitement référence à « l’émergence d’un monde multipolaire », auquel participe la Chine, qui « prend désormais place autour de la table avec d’autres centres de pouvoir comme Bruxelles ou Tokyo ». Le 20 novembre 2008, le rapport « Tendances mondiales 2025 », du National Intelligence Council des États-Unis, indiquait que l’émergence d’un « système mondial multipolaire » devait être attendue au cours des deux prochaines décennies.

Depuis 2009, le président états-unien Barack Obama a été perçu par beaucoup comme le héraut d’une « ère de la multipolarité ». On a pu croire qu’il allait accorder une priorité dans la politique étrangère états-unienne à l’égard des puissances émergentes comme le Brésil, la Chine, l’Inde et la Russie. Le 22 juillet 2009, le vice-président Joseph Biden a déclaré, lors de sa visite en Ukraine: « Nous essayons de construire un monde multipolaire. »

Et pourtant, aucun de ces livres, articles ou déclarations ne contiennent de définition précise de ce que peut être le concept de monde multipolaire, ni, d’ailleurs, de théorie cohérente relative à sa construction. L’approche la plus commune de la multipolarité sous-tend seulement l’affirmation que, dans le processus actuel de mondialisation, le centre incontesté, le noyau du monde moderne (les États-Unis, l’Europe et plus largement le monde occidental) est confronté à de nouveaux concurrents, certains pouvant être prospères voire émerger comme puissances régionales et blocs de pouvoir. On pourrait définir ces derniers comme des « puissances de second rang ». En comparant les potentiels respectifs des États-Unis et de l’Europe, d’une part, et ceux des nouvelles puissances montantes (la Chine, l’Inde, la Russie, l’Amérique latine, etc.), d’autre part, de plus en plus nombreux sont ceux qui sont convaincus que la supériorité traditionnelle de l’Occident est toute relative, et qu’il y a lieu de s’interroger sur la logique des processus qui déterminent l’architecture globale des forces à l’échelle planétaire – politique, économie, énergie, démographie, culture, etc.

Tous ces commentaires et observations sont essentiels pour construire la théorie du monde multipolaire, mais en aucune manière ne permettent de pallier à son absence. Ils devraient être pris en compte lors de la construction d’une telle théorie, mais il est intéressant de noter qu’ils sont de nature fragmentaire et lacunaire ; ils ne parviennent même pas à s’élever à un niveau élémentaire de généralisations conceptuelle et théorique.

Mais, malgré cela, la référence à un ordre mondial multipolaire est de plus en plus fréquente dans les sommets officiels, les conférences et les congrès internationaux. Des référence à la multipolarité apparaissent dans un certain nombre d’accords internationaux[6], dans les textes relatifs à la sécurité nationale et les concepts de stratégie de défense de nombre de pays puissants et influents (Chine, Russie, Iran, certains pays de l’Union européenne). Par conséquent, il est plus que jamais important aujourd’hui de faire un pas en avant, vers le développement d’une théorie complète du monde multipolaire, qui serait conforme avec les exigences de base du travail universitaire.

La multipolarité ne coïncide pas avec le modèle national d’organisation tel qu’il découle du système westphalien

 

Avant de procéder plus précisément à la construction de la théorie du monde multipolaire, il nous faut préalablement distinguer strictement la zone conceptuelle que nous allons étudier. Pour cela, nous devons considérer les concepts de base et définir les caractéristiques de l’ordre mondial actuel, lequel n’est certainement pas multipolaire et auquel, en conséquence, la multipolarité constitue une alternative.

Il y a lieu de commencer ce travail par l’analyse du système westphalien. Celui-ci reconnaît la souveraineté absolue de l’État-nation, sur lequel a été construit l’ensemble de la légalité juridique internationale. Ce système, développé après 1648 (la fin de la guerre de Trente Ans en Europe), a connu plusieurs stades de développement, et dans une certaine mesure, a reflété la réalité objective des relations internationales jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. Il est né du rejet de la prétention des empires médiévaux à porter un universalisme et une « mission divine ». Il est allé de pair avec les réformes bourgeoises dans les sociétés européennes, et il est basé sur l’hypothèse que seul l’État national est détenteur de la souveraineté, et que, en dehors de lui, aucune autre instance ne devrait avoir le droit de s’immiscer dans la politique interne de cet État, pour quelque objectif ou mission  que ce soit (religieuse, politique ou autre). À partir du milieu du XVIIème siècle et jusqu’au milieu du XXème siècle, ce principe a prédéterminé la politique européenne et a, par voie de conséquence, été mis en application aux autres pays du monde, moyennant certains amendements.

À l’origine, le système westphalien ne visait que les puissances européennes, et les colonies de ces dernières n’étaient considérées que comme leurs simples dépendances, ne possédant pas suffisamment de potentiel politique et économique pour pouvoir prétendre à une souveraineté indépendante. Ce n’est que depuis le début du XXéme siècle et lors de la décolonisation, que le même principe westphalien a été étendu aux anciennes colonies.

Ce modèle westphalien suppose l’entière égalité juridique entre tous les États souverains. Dans ce modèle, il existe autant de pôles de décisions de politique étrangère dans le monde, qu’il y existe d’États souverains. Cette règle s’est perpétuée et est toujours en vigueur. L’ensemble du droit international est fondé sur elle.

Mais dans la pratique, bien sûr, il existe une inégalité et un lien de subordination hiérarchique entre les différents États souverains. Au cours de la première et de la deuxième guerre mondiale, la répartition du pouvoir entre les plus grandes puissances mondiales a conduit à une confrontation entre des blocs distincts, où les décisions étaient prises dans le pays qui était le plus puissant au sein du bloc.

À la suite de la deuxième guerre mondiale et de la défaite de l’Allemagne nazie et des puissances de l’Axe, s’est développé un régime bipolaire des relations internationales, appelé système de Yalta. Juridiquement, le droit international a continué à reconnaître la souveraineté absolue de tout État-nation, mais dans les faits, les décisions fondamentales concernant les questions centrales de l’ordre du monde et de la politique mondiale étaient prises uniquement dans deux centresà Washington et à Moscou.

Le monde multipolaire diffère du système westphalien classique par le fait qu’il ne reconnaît pas aux État-nation distincts, légalement et officiellement souverains, le statut de pôles à part entière. Dans un système multipolaire, le nombre de pôles constitués devrait être nettement inférieur à celui des États-nations actuellement reconnus (et a fortiori, si l’on retient dans  la liste les entités étatiques non reconnues sur la scène internationales). En effet, la grande majorité de ces États ne sont pas aujourd’hui en mesure d’assurer par eux-mêmes ni leur prospérité, ni leur sécurité, dans l’hypothèse d’un conflit avec une puissance hégémonique (comme celle des États-Unis, comme c’est clairement le cas dans le monde d’aujourd’hui). Par conséquent, ils sont politiquement et économiquement dépendants d’une autorité extérieure. Étant dépendants, ils ne peuvent pas être des centres d’une volonté véritablement indépendante et souveraine pour ce qui est des questions intéressant l’ordre mondial.

Le système multipolaire ne considère pas l’égalité juridique des États-nations dans le système westphalien comme nécessairement révélatrice d’une réalité factuelle, mais plutôt comme une simple façade derrière laquelle se tapit un monde très différent, basé sur un équilibre des forces et des capacités stratégiques réelles plutôt que symboliques.

La multipolarité est opérative dans une situation qui existe de facto plutôt que de jure. Elle procède d’un constat : l’inégalité fondamentale entre les États-nations dans le monde moderne, que chacun peut observer empiriquement. En outre, structurellement, cette inégalité est telle que les puissances de deuxième ou de troisième rang ne sont pas en mesure de défendre leur souveraineté face à un défi de la puissance hégémonique, quelle que soit l’alliance de circonstance que l’on envisage. Ce qui signifie que cette souveraineté est aujourd’hui une fiction juridique.

La multiplolarité n’est pas compatible avec un monde unipolaire

L’effondrement de l’Union soviétique eut pour double conséquence, d’une part, la disparition de la symétrie entre les deux superpuissances, et d’autre part, la disparition d’un camp structuré autour d’une idéologie commune. Cela a été la fin de l’une des deux hégémonies mondiales. La structure entière de l’ordre mondial est devenue, à partir de cet instant, irréversiblement et qualitativement différente. Le pôle dirigé par les États-Unis et basé sur l’idéologie libérale, démocratique et capitaliste, est un phénomène qui demeure d’actualité et qui a continué à répandre, à l’échelle mondiale, son système socio-politique basé sur la démocratie, le marché et l’idéologie des droits de l’homme. Nous sommes donc face à un phénomène que l’on peut précisément identifier comme un monde unipolaire, et un ordre mondial unipolaire. Dans un tel monde, il n’y a qu’un et un seul centre de prise de décision concernant les grandes questions mondiales. L’Occident et son noyau, la communauté euro-atlantique, dirigée par les États-Unis, assume le rôle de la seule puissance hégémonique. Dans un tel environnement, l’ensemble de la surface du globe est régionalisé et peut être scindé en trois régions (décrites en détail dans la théorie néo-marxiste de E. Wallerstein[7]):

- La zone centrale (ou « le Nord riche », « le centre »),

- Le monde périphérique (ou « les pays pauvres du Sud », « la périphérie »),

- La zone en transition (ou « la semi-périphérie », incluant les grands pays connaissant un développement vers le capitalisme : la Chine, l’Inde, le Brésil, certains pays de la zone Pacifique, ainsi que la Russie, qui par inertie préserve son important potentiel stratégique, économique et énergétique).

Dans les années 1990 il pouvait sembler que le monde unipolaire pouvait être une réalité définitivement établie, et certains analystes états-uniens ont, sur cette base, exprimé la thèse de la « fin de l’histoire »[8] (Fukuyama). Cette thèse développait l’idée que le monde devenait totalement homogène idéologiquement, politiquement, économiquement et socialement, et que dorénavant tous les processus qui s’y dérouleraient, ne seraient pas des drames historiques basés sur l’affrontement des idées et des intérêts, mais s’analyseraient comme le jeu (relativement pacifique) de la concurrence économique entre acteurs du marché – de façon similaire à ce qu’aurait été la construction politique interne des régimes démocratiques libéraux. Ainsi, la démocratie devient mondiale. Sur la planète, il n’y a plus que l’Occident et sa périphérie, elle-même constituée par les pays qui s’intègrent à lui peu à peu.

La conception la plus précise de la théorie de l’unipolarité a été proposé par les néoconservateurs états-uniens, qui ont souligné le rôle des États-Unis dans le nouvel ordre mondial, parfois en proclamant ouvertement les États-Unis comme étant le « Nouvel Empire » (R. Kaplan[9]), ou « la bienveillante hégémonie mondiale » (U. Kristol, R. Keygan[10]), et anticipant l’offensive du « Nouveau siècle américain » (Project for New American Century[11]). Chez les néo-conservateurs, l’unipolarité a acquis un fondement théorique. Le futur ordre mondial a été appréhendé comme une construction concentrique autour des États-Unis, dont le noyau, constitué par les États-Unis, serait l’arbitre mondial et incarnerait les principes de « liberté » et « démocratie ». Autour de ce noyau se structure une constellation d’autres pays, reproduisant le modèle états-unien, avec divers degrés de fidélité. Ces derniers se répartissent, selon leur disposition géographique et leur degré de similitude avec les États-Unis :

- Le cercle intérieur – les pays de l’Europe et le Japon,

- Puis les pays libéraux et prospères de l’Asie,

- Puis le reste du monde.

 

Toutes ces zones, situées autour de « l’Amérique globale » et sur des orbites différentes, sont vouées au processus de « démocratisation » et d’« américanisation ». La propagation des valeurs états-uniennes va en parallèle avec la réalisation pratique des intérêts états-uniens et l’expansion de la zone sous contrôle direct états-unien, et ce à l’échelle mondiale.

Au niveau stratégique l’unipolarité s’exprime au travers du rôle central joué par les États-Unis au sein de l’OTAN, et davantage encore, par la supériorité asymétrique des capacités militaires combinées des pays de l’OTAN sur toutes les autres nations du monde.

Parallèlement à cela, l’Occident jouit d’une supériorité par rapport aux autres pays non-occidentaux pour ce qui est du potentiel économique, du niveau de développement des hautes technologies, etc. Mais ce qui est encore plus important, c’est que l’Occident est la matrice, où, historiquement, a été formé et constitué un système de valeurs et normes, qui sont aujourd’hui considérés comme un standard universel pour tous les autres pays du monde. Il faut bien comprendre que cet état de fait est constitutif d’une hégémonie intellectuelle mondiale qui maintient les structures sociales et techniques entièrement sous contrôle, et qui constitue le noyau du paradigme planétaire dominant. Notons que l’hégémonie matérielle et technique va de pair avec l’hégémonie spirituelle, intellectuelle, cognitive, culturelle et informationnelle.

En principe, l’élite politique états-unienne est guidée précisément par cette approche qui est consciemment perçue comme hégémonique. Cependant, si elle est formulée de façon claire et transparente par les néo-conservateurs, les représentants d’autres sensibilités politiques et idéologiques lui préfèrent des expressions plus édulcorées. Aux États-Unis, même les voix qui s’élèvent pour critiquer le monde unipolaire ne contestent pas le principe de « l’universalité » des valeurs états-uniennes et nourrissent au contraire le désir de faire accepter ces dernières à l’échelle mondiale. Les seules objections portent sur les points de savoir dans quelle mesure ce projet est réaliste à moyen et à long terme, et si les États-Unis sont en mesure de supporter seuls le fardeau de l’empire mondial.

Les défis posés à une telle domination directe et ouverte de la part des États-Unis, qui semblait pourtant être un fait accompli dans les années 1990, ont conduit certains analystes états-uniens (Charles Krauthammer, qui a introduit ce concept) à formuler l’idée de la fin du « moment unipolaire »[12].

Mais, en dépit de tout, c’est l’unipolarité, sous une forme ou sous une autre, et de façon plus ou moins dissimulée, qui est devenue la caractéristique structurelle de l’ordre mondial depuis 1991, et qui reste en vigueur jusqu’à ce jour.

En pratique, l’unipolarité doit composer avec le système westphalien, qui perdure symboliquement, ainsi qu’avec les vestiges du monde bipolaire, que la force de l’inertie perpétue. De jure, la souveraineté de tous les États-nations est encore reconnue, et le Conseil de sécurité des Nations unies reflète encore partiellement l’équilibre des pouvoirs correspondant aux réalités de la « guerre froide ». Ainsi, l’hégémonie états-unienne unipolaire existe de facto, alors que dans le même temps, un certain nombre d’institutions internationales expriment l’équilibre datant d’autres époques et cycles de l’histoire des relations internationales. Les contradictions entre la situation de facto et de jure resurgissent sans cesse, en particulier, à l’occasion des interventions directes de coalitions constituées sous l’égide des États-Unis ou de l’Occident contre des États souverains (en contournant parfois le veto posé contre ces actions par le Conseil de sécurité des Nations unies). Dans de telles situations, comme lors de l’invasion des troupes états-uniennes en Irak en 2003, nous sommes clairement témoins de cas de violation unilatérale du principe de la souveraineté d’un État indépendant, en contradiction totale avec le modèle westphalien. Cette violation s’accompagne du refus de prendre en compte la position de la Russie (Vladimir Poutine) au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, et même du mépris de Washington pour les protestations de ses partenaires européens au sein de l’OTAN (France, Jacques Chirac et Allemagne, Gerhard Schroeder).

 

Les partisans les plus conséquents de l’unipolarité (par exemple, le républicain John McCain) insistent sur la nécessite d’une application de l’ordre international en conformité avec l’équilibre réel des forces. Ils proposent la création d’un modèle assez différent de l’ONU – la Ligue des démocraties [13] - dans laquelle la position dominante des États-Unis, c’est à dire l’unipolarité, serait traduite juridiquement. Un tel projet aurait pour objet d’entériner juridiquement la structure des relations internationales et l’hégémonie états-unienne de l’après-Yalta, et de légaliser ainsi une structure du monde unipolaire et le statut hégémonique de l’« empire » états-unien ». Il constitue l’une des voies possibles d’évolution du système politique mondial.

 

Il est absolument clair que l’ordre mondial multipolaire diffère d’un système multipolaire, et en est même l’exacte antithèse. L’unipolarité suppose une hégémonie, et un centre de prise de décision. La multipolarité diffère sur ce point dans la mesure où elle se fonde sur l’existence de plusieurs centres de prise de décision (quelques-uns). En outre, un tel système multipolaire suppose qu’aucun de ces centres de prise de décision ne détient de droit exclusif et que chacun se doit de prendre en compte la situation des autres pôles. La multipolarité est donc une alternative directe et logique à l’unipolarité. Il ne peut y avoir aucun compromis entre ces deux options, en vertu des lois de la logique : le monde ne saurait être qu’unipolaire, ou bien, dans le cas contraire, multipolaire. En outre, il faut bien comprendre que l’important n’est pas de savoir comment un modèle particulier est formalisé juridiquement, mais ce qu’il est, de facto. On se souvient que sous l’ère de la « guerre froide », diplomates et politiciens avaient, sans enthousiasme, reconnu la « bipolarité », qui était de toute manière une évidence. Il faut donc bien opérer une distinction entre la langue diplomatique et la réalité concrète. Dans les faits, il faut bien reconnaître que l’ordre du monde aujourd’hui est unipolaire. On ne peut que débattre sur le point de savoir si ce modèle est bon ou pas, s’il en est à son début ou à sa fin, s’il durera longtemps ou, au contraire, périclitera rapidement. Mais les faits restent les faits, et nous devons bien constater que nous vivons aujourd’hui dans un monde unipolaire. Le moment unipolaire dure encore, même si certains analystes sont convaincus qu’il est arrivé à sa fin.

 

Le monde multipolaire n’est pas un monde sans pôle

 

Les critiques états-uniens de l’unipolarité rigide, et en particulier les rivaux idéologiques des néo-conservateurs, qui se concentrent dans le Council on foreign relations (CFR), ont proposé un autre terme au lieu de l’unipolarité, celui de non-polarité[14]. Ce concept suggère que les processus de la mondialisation devront continuer à se dérouler, et que le modèle occidental de l’ordre mondial devra continuer à s’étendre dans tous les pays et sur tous les peuples de la terre. Ainsi, l’hégémonie de l’Occident sur le plan intellectuel et celui des valeurs perdurerait. Le monde global serait le monde du libéralisme, de la démocratie, du libre marché et des droits de l’homme. Mais selon les promoteurs de cette théorie, le rôle des États-Unis en tant que puissance nationale et vaisseau amiral de la mondialisation tendrait à se réduire. Au lieu d’une hégémonie exercée directement par les États-Unis, devrait émerger un modèle de « gouvernement mondial », au sein duquel seront présents des représentants de différents pays, agissant en conformité avec des valeurs communes et en s’efforçant d’établir un espace sociopolitique et économique unifié dans le monde entier. Ici encore nous avons affaire à une variante de la « fin de l’histoire » de Fukuyama, décrite dans des termes différents.

 

Le monde non-polaire sera basé sur la coopération des pays démocratiques. Mais peu à peu le processus de formation devrait également inclure les acteurs non étatiques – ONG, mouvements sociaux, groupes de citoyens, communautés en réseau, etc.

 

En pratique, la construction du monde non-polaire aurait pour principale conséquence la dispersion de la prise de décision d’une instance (aujourd’hui Washington) vers de nombreuses instances de niveau inférieur, jusque, à la limite basse, la tenue de référendums planétaires en ligne, sur les principaux événements et actions concernant toute l’humanité.

 

L’économie remplacerait la politique et la libre concurrence sur le marché mondial balaierait toutes les barrières douanières nationales. La sécurité ne sera plus la préoccupation de l’État mais serait laissée aux soins des citoyens. Ce serait l’ère de la démocratie mondiale.

 

Cette théorie coïncide, dans ses principales caractéristiques, à la théorie de la mondialisation et semble décrire une étape ultérieure, qui devrait succéder au monde unipolaire pour le remplacer. Mais cela ne serait possible qu’à condition que le modèle technologique et économique (la démocratie libérale), ainsi que le modèle de valeurs sociopolitiques promu aujourd’hui par les États-Unis et les pays occidentaux, devienne un phénomène universel. Alors seulement, les États-Unis n’auraient plus à agir pour protéger et diffuser les idéaux démocratiques et libéraux – ce qui suppose que tous les régimes, résistant à l’occidentalisation, la démocratisation et à l’américanisation soient éliminés avant l’apparition de ce monde non-polaire.

 

Les élites de tous les pays devraient être semblables, homogènes, capitalistes, libérales et démocratiques - en d’autres termes, « occidentales » - quelle que soit leur origine historique, géographique, religieuse ou nationale.

Le projet de monde non-polaire est soutenu par nombre de très puissants groupes politiques et financiers comme Rothschild, George Soros et leurs fondations.

 

Ce projet du monde non-polaire a été conçu pour s’appliquer dans l’avenir. Il a été pensé comme un système global qui devrait remplacer l’unipolarité et lui succéder. Par rapport à ce dernier, il ne constitue donc pas une alternative, mais une continuation. Et cette continuation ne sera possible que lorsque le centre de gravité de la société se sera déplacé, avec le passage de la double hégémonie que l’on connaît aujourd’hui – matérielle (complexe militaro-industriel états-unien, économie et ressources de l’occident) et spirituelle (normes, procédures, valeurs) à une hégémonie purement intellectuelle - en concomitance avec la réduction progressive de l’importance de la domination matérielle.

 

À proprement parler il s’agira d’une société de l’information globale, où les processus principaux de la décision de la domination seront déployés dans le domaine de intellectuel, par le contrôle des esprits, le contrôle des consciences et la programmation d’un monde virtuel.

 

Le monde multipolaire ne saurait être combiné avec le modèle du monde non-polaire, car il ne valide ni l’idée que le moment unipolaire puisse être considéré comme un prélude à l’ordre du monde futur, ni l’hégémonie intellectuelle de l’Occident, ni l’universalité de ses valeurs, ni la dissipation de la prise de décision dans une multiplicité d’acteurs éparpillés sur la planète, indépendamment des identités culturelles et civilisationnelles. Le monde non-polaire suggère que le modèle de melting-pot états-unien devrait être étendu à l’ensemble du monde. Cela aurait pour conséquence d’effacer toutes les différences entre les peuples et les cultures. L’humanité atomisée et individualisée serait transformée en une « société civile » cosmopolite et sans frontières. La multipolarité, au contraire, implique l’existence de centres de prise de décision à un niveau relativement élevé (sans toutefois en arriver au cas extrême d’un centre unique, comme c’est aujourd’hui le cas dans les conditions du monde unipolaire). Le système multipolaire postule également la préservation et le renforcement des particularités culturelles de chaque civilisation, ces dernières ne devant pas se dissoudre dans une multiplicité cosmopolite unique.

 

La multipolarité n’est pas le multilatéralisme

 

Un autre modèle de l’ordre mondial, quelque peu éloigné de l’hégémonie états-unienne directe, est celui d’un monde multilatéral (multilatéralisme). Ce concept est très répandu au sein du Parti démocrate états-unien, et est officiellement conforme à la politique étrangère de l’administration du président Obama. Dans le cadre de débats de politique étrangère états-unienne, cette approche est opposée à l’unipolarité, qui a la préférence des néo-conservateurs.

 

Dans la pratique, le multilatéralisme signifie que les États-Unis ne devraient pas intervenir dans le domaine des relations internationales, que ce soit en impliquant uniquement leurs propres forces, ou bien en donnant mandat à ses alliés et « vassaux » pour se mettre en première ligne. Au contraire, Washington devrait plutôt prendre en compte la position des autres parties, être capable de les convaincre et débattre leurs solutions dans le cadre d’un dialogue avec eux, et les amener à son côté au moyen d’arguments rationnels et, parfois, sur des propositions de compromis.

 

Dans une telle situation, les États-Unis devraient jouer le rôle de « premier parmi les pairs », plutôt que celui de « dictateur parmi ses subordonnés ». Cela imposerait à la politique étrangère états-unienne certaines obligations envers leurs alliés dans les politiques mondiales et exigerait le respect d’une stratégie globale. Cette stratégie globale dans ce cas serait la stratégie de l’Occident pour établir la démocratie mondiale, le marché global et la diffusion de l’idéologie des droits de l’homme à l’échelle mondiale. Mais dans ce processus, les États-Unis, qui occupent la position de leader, ne devraient pas assimiler directement leurs intérêts nationaux avec les valeurs « universelles » de la civilisation occidentale, au nom de laquelle ils agissent. Dans certains cas, il serait préférable de constituer une coalition, et parfois même de faire des concessions à ses partenaires.

 

Le multilatéralisme diffère de l’unipolarité du fait de l’accent mis sur l’Occident au sens large, et aussi sur la question des « valeur » (ou des « normes »). Parmi les apologistes du multilatéralisme se regroupent ceux qui préconisent un monde non-polaire. La seule différence entre le multilatéralisme et non polarité tient seulement au fait, que le multilatéralisme met en relief une coordination des pays démocratiques occidentaux entre eux, alors que la non polarité inclut également les acteurs non-étatiques dans cette concertation – ONG, réseaux, mouvements sociaux, etc.

 

Il est significatif qu’en pratique, la politique du multilatéralisme d’Obama, exprimée à maintes reprises par lui, et par la secrétaire d’État états-unienne Hillary Clinton, n’est pas très différente de l’époque de l’impérialisme direct et transparent de George W. Bush, au cours de laquelle dominaient les néo-conservateurs. Les interventions militaires états-uniennes ont continué (Libye) et la présence des troupes états-uniennes en Irak occupé et en Afghanistan a été maintenue.

 

Le monde multipolaire ne s’accorde pas avec l’ordre mondial multilatéral, car il s’oppose à l’idée de l’universalisme des valeurs occidentales et ne reconnaît pas la légitimité du « Nord riche » à agir au nom de toute l’humanité, que ce soit individuellement ou collectivement. Il ne reconnaît pas non plus sa prétention à intervenir comme seul centre de prise décision sur les questions les plus importantes de politique mondiale.

 

Résumé

 

La distinction faite entre l’expression « monde multipolaire » et une série des termes alternatifs ou similaires nous a permis d’exposer les grandes lignes du champ sémantique au sein lequel nous allons continuer à construire la théorie de la multipolarité. Jusqu’à ce point, nous avons seulement cherché à analyser ce que l’ordre mondial multipolaire n’était pas. Cette approche va nous permettre de distinguer positivement, par contraste, un certain nombre de ses composantes et caractéristiques, dans un premier temps de façon approximative :

 

1 - Le monde multipolaire est une alternative radicale au monde unipolaire (qui dans les faits existe actuellement) en raison du fait qu’il défend l’existence d’un nombre restreint de centres indépendants et souverains de prise de décision stratégique globale au niveau mondial.

 

2 - Ces centres devraient être suffisamment qualifiés et indépendants financièrement et matériellement pour être en mesure de défendre physiquement leur souveraineté dans le cas d’une invasion directe d’un ennemi potentiel, possédant un niveau d’équipement équivalent à celui de la plus grand puissance existante aujourd’hui. Concrètement, ils devraient être capables de résister à l’hégémonie financière et militaro-stratégique des États-Unis et des pays de l’OTAN.

 

3 - Ces centres de décision ne devraient pas avoir à accepter comme condition sine qua non, l’universalisme des normes et de valeurs et des standards occidentaux (démocratie, libéralisme, libre marché, parlementarisme, droits de l’homme, individualisme, cosmopolitisme, etc.) et devraient pouvoir être totalement indépendants de l’hégémonie intellectuelle et spirituelle de l’Occident.

 

4 - Le monde multipolaire n’implique pas un retour au système bipolaire, car aujourd’hui, il n’y a pas une force unique, sur le plan stratégique ou idéologique, qui puisse à elle seule résister à l’hégémonie matérielle et spirituelle de l’Occident moderne et à son chef – les États-Unis. Il doit y avoir plus de deux pôles dans un monde multipolaire.

 

5 - Le monde multipolaire considère avec circonspection la souveraineté des États-nations existants. Cette souveraineté présente un caractère purement juridique lorsqu’elle ne s’accompagne pas d’un potentiel de puissance suffisant, sur les plans stratégique, économique et politique. Au XXIème siècle, cette souveraineté formelle n’est plus toujours suffisante pour permettre à un État national de s’affirmer comme une entité véritablement souveraine. Dans de telles circonstances, la souveraineté réelle ne peut être atteinte que par une combinaison, une coalition d’États. Le système westphalien, qui continue d’exister de jure, ne reflète plus les réalités du système de relations internationales et nécessite une révision.

 

6 - La multipolarité n’est réductible ni à la non-polarité, ni au multilatéralisme, car elle ne confie le centre de la prise de décision (le pôle) ni à un gouvernement mondial, ni au club des États-Unis et leurs alliés démocratiques (« le monde occidental »), ni aux réseaux sub-étatiques d’ONG ou d’autres instances de la société civile. Elle considère que le pôle de décision doit être localisé quelque part ailleurs.

 

Ces six points définissent un cadre conceptuel pour les développements ultérieurs et constituent un concentré des principales caractéristiques de la multipolarité. Toutefois, bien que cette description nous rapproche de manière significative dans la compréhension de ce que peut être la multipolarité, elle est encore insuffisante pour être qualifiée de théorie. À partir de cette délimitation initiale, nous allons pouvoir développer une théorie complète du monde multipolaire.



[1]    Kampf David, « The émergence of a multipolar world », Foreign Policy, 20 octobre 2009. http://foreignpolicyblogs.com/2009/10/20/the-emergence-of-a-multipolar-w...

[2]    Kennedy Paul, The Rise and Fall of the Great Powers, Unwin Hyman, 1988. Trad. Fr : Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 2004

[3]    Walton Dale C., Geopolitic and the Great Powers in the Twenty-first Century. Multipolarity and the Revolution in the Strategic Perspective, Routledge, 2007.

[4]    Hiro Dilip, After Empire. The Birth of a Multipolar World, Nation Books, 2009.

[5]    Petito Fabio, « Dialogue of Civilizations as Global Political Discourse: Some Theoretical Reflections », The Bulletin of the World Public Forum 'Dialogue of Civilizations', vol. 1 no. 2, 21-29.  2004.

[6]    Дугин А. Г., Геополитика Многополярного Мира, МОСКВА, 2012

[7]    Wallerstein I., Geopolitics and Geoculture: Essays on the Changing World-system, Press Syndicate, 1991.

[8]    Фукуяма Ф. Конец истории и последний человек. М.: АСТ, 2004. Trad. française : La Fin de l'Histoire et le dernier homme, Champs/Flammarion, 2009.

[9]    Kaplan R.D., Imperial Grunts: On the Ground with the American Military, from Mongolia to the Philippines to Iraq and Beyond, Vintage, 2006.

[10]   Fukuyama Francis, «  After Neoconservatism », The New York Times Magazine, 19 février 2006.

[12]   Krauthammer Charles, «  The Unipolar Moment Revisited » ; National Interest, volume 70, pages 5-17, hiver 2002.

[13]   McCain John, « America must be a good role model », Financial Times, 18 mars 2008.  

[14]         Haas Richard N., « The Age of Nonpolarity. What Will Follow U.S. Dominance », Foreign Affairs, mai/juin 2008.