La France au bord du chaos
En plein état d'urgence, la France semble pourtant à feu et à sang : les attentats terroristes se poursuivent, les fusillades et les règlements de comptes sont en hausse drastique, les violences à l'encontre des policiers dans des manifestations dérapent et font chaque jour les titres de la presse. Un climat délétère et révélateur de l'incapacité de l'Etat à contrôler la violence qui embrase la société.
Atlantico : Entre les actes de terrorisme, la multiplication des règlements de compte sanglants et les débordements au sein des manifestations, le niveau de violence de la société française semble être sur une pente ascendante. Qu'en est-il dans la réalité ? Cette perception se vérifie-t-elle effectivement dans les statistiques ?
Xavier Raufer : Débutons par le très sûr marqueur des "règlements de comptes entre malfaiteurs", dans lesquels la victime est un bandit, tué par armes à feu lors d'une guerre des gangs. Ces tueries entre voyous sont d'abord indéniables, on les connaît toutes et leur nombre s'effondre quand l'Etat fait preuve d'autorité : en pareil cas, les bandits rasent les murs et attendent des jours meilleurs.
Voyons les chiffres du ministère de l'Intérieur (qui évite de les publier...) : il y a eu 83 de ces tueries en 2014, 117 en 2015 (+ 40%) et 64 en plus de janvier à mai 2016.
Soit la plausible projection d'environ 140 règlements de comptes en 2016, encore 20% d'augmentation : + 60% sur deux ans.
Ajoutons-y les émeutes au quotidien - cachées par l'Intérieur et négligées par les médias d'information qui, d'usage, les taisent par idéologie s'ils sont de gauche ou, dans l'opposition, "pour ne pas mettre d'huile sur le feu" - aimable formule qui cache en fait autant de trouille que de connivence.
Lisons le Bulletin quotidien CNICO de la Sécurité publique, début juin : Montpellier, quartier du Petit-Bard ; Oyonnax, Grigny (91, deux nuits de suite) : à chaque fois, des patrouilles de polices ou des équipes de pompiers attaquées par des meutes de 50 à 80 jeunes voyous (sur les rapports de police : de "petits groupes très mobiles") ; des jets de projectiles et de cocktails-Molotov dans la rue ou du haut des immeubles ; des incendies de véhicules et de bennes à ordures - voire de locaux municipaux. Et ainsi, partout en France - non plus sporadiquement mais au quotidien.
Eric Denécé : Il y a indéniablement une montée de la violence dans notre pays. Toutefois, celle-ci n’est pas aussi importante que ne le ressent la population. Ce décalage est principalement dû à l’hypermédiatisation de ces événements et à leur simultanéité actuelle : attentats terroristes, casseurs, règlements de compte entre trafiquants à Marseille, zadistes, etc.
De plus, ce sentiment est amplifié par la disposition psychologique collective dominante du moment : les Français sont particulièrement pessimistes, souvent à raison, face aux blocages de notre pays, au risque de déclassement international, à la technocratie européenne et à la médiocrité de la classe politique.
Mais cette situation, pour désagréable qu’elle soit, n’est pas inédite. De tels soubresauts se produisent presque chaque décennie. Nous ne sommes pas encore au niveau de ce que nous avons connu au cours des années 1950 avec le prolongement de la guerre d’Algérie sur notre sol, ni à celui de 1968.
Qu'est-ce que cette hausse des règlements de comptes et des autres formes de violences traduisent de notre capacité à faire face à la hausse de l'insécurité ? Par ailleurs, comment réagissent les forces de l'ordre qui sont de plus en plus souvent prises pour cibles ? Ont-elles les moyens de réagir efficacement ?
Xavier Raufer : Depuis le début 2015, la police est sur les dents, surexploitée par des gouvernants incapables de pratiquer la microchirurgie, donc condamnés à la pêche au chalut, avec toujours plus d'hommes sur le pont. Certains cadres et dirigeants de l'antiterrorisme n'ont pas pris UN jour de congé réel depuis le 14 novembre écoulé. Des hommes quasi-épuisés, privés de la cruciale lucidité qui expose le signal faible, la rupture d'ambiance - et donc par exemple la préparation d'un attentat.
Eric Denécé : Notre système de sécurité publique est tout à fait capable de gérer cette montée actuelle de la violence, mais à deux conditions qui ne sont toutefois pas réunies pour le moment. D’abord, que les moyens humains, matériels et financiers attribués aux forces de l’ordre cessent d’êtres réduits, comme c’est le cas depuis plus d’une décennie. Ensuite, que les politiques fassent preuve de courage et prennent les décisions nécessaires pour faire respecter l’ordre public et la protection des biens, c’est-à-dire qu’ils fassent appliquer les lois et donnent l’ordre à la police et à la gendarmerie de faire le nécessaire dans ce but. Or, tout se passe comme si le principe même d’autorité était tabou et anti-démocratique et que nos dirigeants soient extrêmement réticents à l’appliquer… Ce qui affaiblit le pays, démotive et exaspère les forces de l’ordre, qui en sont les premières victimes.
Rappelons que face à la très grande menace anarchiste de la fin du XIXe siècle, la Troisième République avait réagi de manière extrêmement énergique en décrétant des lois qualifiées de "scélérates" par ceux qui en furent, à juste titre, les victimes.
Je crois qu’il est bon de rappeler que l’engagement de lycéens dans les manifestations contre la loi El Khomri ne devrait pas être tolérée ni médiatisée. C’est une question de bon sens. Ce ne sont pas des étudiants. Si la jeunesse est la première des richesses nationales, lui donner une telle importance médiatique, c’est la rendre incontrôlable. La responsabilité des politiques, des journalistes, mais aussi des enseignants et des parents en la matière est immense !
Avec la possibilité pour les policiers de conserver leur arme au-delà de leurs seules heures de service, ne faut-il pas craindre – compte-tenu de leur état de lassitude et de fatigue vis-à-vis de la situation – l'émergence de groupes plus "radicaux", à l'image d'Honneur de la Police dans les années 1970 ? Pour quels risques concrets ?
Xavier Raufer : De fait, depuis que deux policiers ont été poignardés à mort chez eux, devant leur enfant, la police bruisse de propos inquiétants... "Nous ne sommes pas des moutons, voués à être égorgés sans réagir... Les voyous à la Merah, cent fois signalés en vain, on les connaît...
Faute d'ordres, on ira les chercher nous-mêmes - avant qu'ils ne viennent nous buter chez nous". "Honneur de la police" ? Non, plutôt une rhétorique de proto-escadrons de la Mort, style Amérique latine. Dans la tradition Pasqua : "terroriser les terroristes"...
Eric Denécé : Les frustrations des forces de l’ordre sont grandes, à juste titre. D’une part elles sont sur-sollicitées, d’autre part le pouvoir politique leur demande d’agir tout en leur liant les mains. Enfin, elles voient certains des leurs pris pour cibles. Ajoutons à cela qu’elles connaissent des conditions de travail et d’hébergement de plus en plus déplorables, comme en témoignent nombre de commissariats dans un état sordide ou le patrimoine immobilier de la gendarmerie qui se dégrade d’année en année, faute de budget. Plus frustrant encore, dans des cas de plus en plus nombreux, il est demandé à la police et à la gendarmerie de ne pas agir. Deux exemples : elles ne doivent pas poursuivre un jeune en deux roues circulant délibérément sans casque sous leurs yeux, car une poursuite pourrait provoquer un accident… et ce jeune pourrait alors être blessé ou pire, car il n’a pas de protection ; elles seraient alors considérées comme responsables de la situation ! Elles ne peuvent dresser un procès verbal ou interpeller une femme voilée de peur de déclencher une émeute… et sont donc contraintes d’accepter des comportements officiellement interdits par la loi. Tout cela devient de plus en plus ubuesque.
Aussi, lorsque les terroristes et les casseurs s’ajoutent aux zadistes et aux incivilités et s’en prennent aux forces de sécurité, et que certains mouvements extrémistes reprennent la rengaine éculée "police = oppression", la coupe est pleine.
Mais en dépit de cette situation particulièrement tendue et difficile pour eux, les femmes et les hommes des forces de l’ordre restent tous des citoyens respectueux de l’ordre républicain. Le seul risque est aujourd’hui de les voir voter pour un parti préconisant l’ordre et l’autorité.
Qu'en est-il de l'armée française, dont on sait qu'un certain nombre de gradés se montrent de plus en plus critiques à l'égard du pouvoir et n'hésitent plus à s'exprimer ?
Xavier Raufer : Gendarmerie incluse bien sûr, l'armée française est disciplinée. Mais les tensions montent et les frustrations s'accumulent... Si un jour - ce que nul ne doit souhaiter - ses autorités légitimes lui ordonnent d'agir, ceux que l'armée trouvera face à elle sur le terrain comprendront vite leur douleur.
Eric Denécé : Je crois qu’il faut définitivement tordre le cou à cette vieille idée reçue de la tentative d’intervention des militaires dans la vie politique. Nous ne sommes plus en 1961. En revanche, les armées souffrent elles aussi d’une réduction de leurs moyens, d’un sur-emploi dans des opérations extérieures comme en France (Opération Sentinelle dans laquelle nous utilisons des combattants d’élite comme de vulgaires vigiles), de moyens insuffisants et de temps de récupération réduits au minimum. Tout cela entraîne lassitude et sentiment de gâchis. Il est dès lors normal que certains cadres prennent la parole pour dénoncer la situation. Le livre du général Soublet (gendarmerie) et les prises de position d’autres officiers généraux s’inscrivent dans ce cadre et nul ne saurait le leur reprocher.
Quels sont les épisodes de l'histoire où les forces de police et de l'armée ont pu être moins légitimistes ? Quelles leçons doit-on en tirer aujourd’hui ? Faisons-nous face à une situation d'urgence, comparables à de précédentes crises importantes dans notre histoire ?
Xavier Raufer : Rien à voir avec les épisodes douloureux vécus à l'issue des guerres coloniales. Seulement, suite au désastre Taubira, des voyous sont enivrés par un sentiment d'impunité - encore renforcé quand ils voient à la télé des casseurs laissés, une heure parfois, tout fracasser devant des unités armes au pied, subissant les pires exactions sans réagir - faute d'ordre.
Le pire étant que la plupart de ces casseurs sont connus, identifiés et logés, et qu'un claquement de doigt suffirait à tous ou presque pour les faire incarcérer dans la journée.
Je préconise que l'inévitable reprise en main soit confiée à la gendarmerie, qui sait assurer le maintien de l'ordre sans drames. Racailles et gosses de riches singeant la guérilla dans les beaux quartiers où le soir, ils rentrent dormir : tous sont plutôt des lâches. Au premier retour de manivelle un peu sévère, ils iront se cacher sous le lit. Mais là encore il faut décider et ordonner - ce qui ne semble pas être le talent majeur des présents dirigeants de la France.
Eric Denécé : Nous sommes une démocratie mature et assagie, en dépit des soubresauts actuels. Pas plus les policiers, les gendarmes que les militaires n’ont d’aspiration à sortir du cadre de leur mission. En revanche, tous aspirent à être commandés, employés à bon escient et respectés. Et comme n’importe quel citoyen, ils veulent voir le pays dirigé par une classe politique responsable.
La danger pour notre nation ne vient pas d’un hypothétique risque de réaction de ceux qui incarnent la force publique. Le terrorisme, pour abject qu’il soit, n’est pas non plus de nature à ébranler l’édifice national : rappelons qu’il ne représente que 1% du nombre total des homicides et 0,06% des morts violentes en France sur les 15 dernières années. Le risque principal est la fragmentation nationale sous le double effet du travail de sape de minorités agissantes de toute nature (islamistes, ultra-gauche, extrême-droite) et de l’irrésolution de nos politiques, prisonniers de la lettre et non de l’esprit de notre culture de la démocratie et des Droits de l’homme.
Source : Atlantico