Entretien avec Robert Steuckers à propos de l’assassinat de Daria Douguine et des idées d’Alexandre Douguine
Robert Steuckers est un traducteur, un théoricien et un écrivain belge, qui fut jadis, il y a plus de 30 ans, proche de la Nouvelle Droite, et qui connaît Alexandre Douguine, le penseur du néo-eurasisme présenté par la presse internationale comme étant l’idéologue le plus influent dans les cercles du pouvoir en Russie et dont la fille Daria est morte dans un attentat à Moscou. Lionel Baland l’a interrogé pour Breizh-info.
Breizh-info.com : Daria Douguine a été victime d’une bombe qui visait probablement son père. Quel est l’intérêt pour des services secrets étrangers de tenter de liquider un penseur ? En quoi les théories d’Alexandre Douguine peuvent-t-elle poser un problème au pouvoir en place à Kiev et aux États-Unis, ainsi qu’aux élites mondialistes ? Quelles sont les grandes lignes des idées d’Alexandre Douguine ?
Robert Steuckers : Je pense que l’attentat visait le père et la fille, censés voyager dans la même voiture. Cependant, l’enquête menée jusqu’ici tend à conclure que Daria elle-même était la principale cible puisque la personne suspectée d’avoir déclenché l’engin explosif avait loué un appartement dans l’immeuble même où la fille d’Alexandre habitait. Je ne me permettrais pas de spéculer sur les raisons et les intérêts d’un service, ukrainien ou occidental, qui motiveraient un acte abominable de cette nature, même si le temps de guerre efface les limites de tout comportement normal. Daria Douguina était très active : elle gérait une agence de presse digitale, baptisée « Telegramm », qui, non-stop, fournissait des informations sur les événements du monde. Celles-ci paraissaient sur geopolitika.ru, en langue russe, et sur son propre compte « Telegram ». Ensuite, maîtrisant bien le français, elle semblait avoir eu pour nouvelle mission de prendre langue avec les Africains francophones qui ne supportaient plus l’arrogance française dans leurs pays et souhaitaient remplacer la tutelle de Paris par une coopération avec la Russie, comme le montre l’exemple emblématique du Mali. Douguine lui-même avait rédigé une esquisse d’histoire africaine à l’usage de ses compatriotes, qui sont évidemment peu au fait des questions africaines. J’avais traduit cette étude succincte, soucieuse de rappeler à l’Afrique les pages les plus brillantes et les plus intéressantes de son histoire, dans une perspective ethnologique d’esprit traditionaliste. On peut lire cette traduction ici.
Enfin, les correspondants turcs du « mouvement eurasiste », créé par Douguine, estiment que Daria a été assassinée parce que certains services étrangers (non précisés) la percevaient comme le porte-parole le plus emblématique du rapprochement russo-turc. La journaliste italienne Francesca Totolo, pour le journal Il Primato Nazionale, pense que le motif qui a conduit à son assassinat viendrait d’une enquête qu’elle menait sur le service de renseignements britannique Bellingcat (dont l’OJIM de Claude Chollet a parlé en France). Quant au journaliste polonais, résidant en Écosse, Konrad Rekas, il rappelle, dans son hommage à Daria Douguina, que les services britanniques qui l’avaient interviewé, lui, s’étaient davantage intéressés à la fille qu’au père.
Pour ce qui concerne Kiev, Douguine ne doit certainement pas développer un discours très différent des autres Russes qui évoquent le conflit en cours dans les médias de la Fédération de Russie. Douguine souhaite évidemment le retour des territoires que l’on appelle « Novorossiya » à la Russie. Cette « Novorossiya », Crimée comprise, représente les terres conquises au 18ème siècle par l’Impératrice Catherine II. En ce qui concerne la partie occidentale de l’Ukraine, Douguine reconnaît expressément « que le profil ethno-sociologique, historique et psychologique de l’Ukraine occidentale est tel qu’il ne prête pas à une intégration dans l’Eurasie ». Et, dans son article, il pose la question : « Ne devrions-nous pas les laisser à eux-mêmes ? »
Douguine reconnaît donc une altérité chez les Ukrainiens mais, bien évidemment, en tant que Russe, il n’admet pas que l’on refuse l’auto-détermination, voire le droit à la sécession, des zones russophones. L’imbroglio ukrainien est une réalité complexe qu’il est difficile de mettre en cartes chez nous en Occident, où, depuis sept ou huit décennies, un flot de variétés distrayantes, de fausses nouvelles, de potins inintéressants ont littéralement oblitéré notre capacité à comprendre les faits historiques et géopolitiques, y compris parmi les intellectuels.
Dans le contexte mondial, Douguine voit une lutte en cours, qui est de dimensions quasi apocalyptiques : une sorte de combat entre le bien et le mal, où le bien est la puissance impériale et tellurique (qu’elle soit russe, chinoise ou iranienne) et le mal la thalassocratie libérale, le libéralisme globaliste selon la définition qu’en donnent les Anglo-Saxons. Le libéralisme, dans l’Anglosphère, n’est pas la simple économie de marché des démocraties bourgeoises à l’européenne, mais la permissivité militante qui culmine aujourd’hui dans l’idéologie « woke ». On a donc, d’une part, la décence traditionnelle, de l’autre, l’hystérie destructrice et démoniaque, surtout quand elle est orchestrée par l’idée de « société ouverte » chère à Georges Soros. Douguine n’énonce pas là un discours foncièrement différent de celui des contestataires anglo-saxons, très nombreux, qui fustigent le bellicisme des néo-conservateurs et de leurs nombreux prédécesseurs. Douguine voit donc la Russie comme la percevaient les conservateurs européens du 19ème siècle : le bouclier de la contre-révolution, en l’occurrence, aujourd’hui, le bouclier de l’illibéralisme, le môle de résistance face au globalisme planétaire véhiculé par Davos, Soros, Schwab, Bill Gates et Zuckerberg. La philosophie de ce globalisme planétaire est exprimée par l’Américain Francis Fukuyama, que Douguine a rencontré aux Etats-Unis et auquel il adresse régulièrement des critiques. À l’idée de « grande réinitialisation », martelée sans relâche par Schwab dans le cadre des conciliabules de Davos, Douguine oppose le projet d’un « grand réveil ».
Les grandes lignes de la pensée de Douguine sont les suivantes : le traditionalisme, issu de la pensée de Guénon et des œuvres, plus axées sur la caste militaire (les Kshatriyas), de l’Italien Julius Evola. Il couple volontiers ce socle traditionnel à l’islam plutôt chiite (de son mentor azerbaïdjanais Djemal Haidar – 1947-2016). Douguine se situe dans la lignée du penseur russe du 19ème siècle Konstantin Leontiev, avocat d’une union des Russes orthodoxes et des Ottomans musulmans contre le libéralisme occidental, position prise, évidemment, après la guerre de Crimée (1853-1856), événement qui déclenche une vague d’anti-occidentalisme en Russie qui est loin d’être tarie de nos jours. En dépit de l’influence de ces auteurs, islamisants avec Guénon et Haidar, païens non folkloriques avec Evola, Douguine estime que la seule tradition dans laquelle il puisse s’immerger est la tradition orthodoxe russe. Sous le pseudonyme de Denis Carpentier pour Terre & Peuple, j’avais écrit ceci, qui résume bien les positions de Douguine au début de la décennie 2000.
À ce traditionalisme s’ajoute une forte influence des théories géopolitiques continentalistes, la Russie étant la puissance continentale, tellurocratique, par excellence. Les hautes écoles soviétiques ne parlaient pas de géopolitique pure, tout comme en Occident avant Reagan, mais englobaient cette discipline dans diverses autres, telles les « relations internationales », la géo-économie, etc. Douguine a réussi à faire accepter son ouvrage didactique sur les fondements de la géopolitique à l’école militaire russe. Les thèses présentées dans cet ouvrage de référence se retrouvent également dans plusieurs autres livres de l’auteur : notons qu’il reprend à son compte l’idée de Carl Schmitt sur le grand espace (européen chez cet Allemand du Sauerland, russo-sibérien englobant l’étranger proche chez notre théoricien russe). Le grand espace (Grossraum) de Schmitt devient donc, chez Douguine, le « grand espace soviétique » comme « Reich russe », lequel est bien sûr un grand espace eurasien. Ce grand espace soviétique, « impérial sans empereur », a été battu en brèche par les actions subversives de l’Occident, dont les révolutions orange, qui n’amènent que turbulences et misères. Au Léviathan américain, Douguine oppose le Béhémoth russe, autre parabole biblique qu’il reprend à Schmitt (et à Hobbes).
Face à la Russie de Poutine, que Douguine soutient dans toutes ses initiatives actuellement, notre auteur russe est partagé : d’une part, il reconnaît l’œuvre de Poutine, celle d’avoir sorti la Russie de la mouise où la gabegie libérale, instituée par Elstsine, l’avait plongée ; d’autre part, il estime que, derrière la façade glorieuse et illibérale du poutinisme, se cache une insuffisance doctrinale, due à une hésitation à s’affirmer réellement impérial, à déclarer ouvertement la guerre à tous les travers délétères du libéralisme occidental qui continuent à s’insinuer dans le quotidien des Russes. Djemal Haidar, son mentor, s’était opposé ouvertement à Poutine en 2010, donc bien avant les événements décisifs d’Ukraine, qui survinrent lors du Maïdan de 2014 et qui sont à la source, bien évidemment, du conflit du Donbass d’abord, de la guerre actuelle ensuite. Pour bien comprendre les positions de Douguine sur l’œuvre politique du président russe, lire ici.
Ensuite, la grande œuvre de Douguine, en chantier depuis de nombreuses années et non encore achevée, est constituée par les nombreux volumes de sa « Noomachie ». Chaque civilisation, chaque grand peuple historique, voire chaque filon historico-culturel a son « logos », écrit Douguine. La noomachie est donc la lutte et/ou la convergence entre les logos des peuples : notre auteur plaide, bien sûr, pour la convergence des logos traditionnels qui sont autant de « formes », au sens grec antique du terme (et là l’œuvre philosophique commencée mais hélas inachevée de Daria Douguina aurait pu donner une assise très solide à cette idée de forme ou de « logos »). De même, avec un certain tropisme iranien, tout à la fois zoroastrien et chiite, que l’on repère chez Douguine, on peut rapprocher cette idée d’une convergence des « logos traditionnels » de l’idée véhiculée par l’Iran contemporain : le dialogue des civilisations (différent de l’idée de « choc des civilisations » de Samuel Huntington, que Douguine ne rejette pas pour autant). Douguine vise donc la préservation des différences résilientes et inaliénables de la psyché des peuples et leur élévation au rang de traditions qui, toutes, ont un noyau commun pré-existant comme cherchait à le démontrer Guénon dans l’ensemble de son œuvre. J’ai traduit cinq textes explicitant ce qu’est cette noomachie et ce que sont les « logos » de l’Allemagne et de la Chine : 1, 2, 3, 4, 5.
L’œuvre de Douguine ne se limite donc pas aux quelques schémas que la presse parisienne véhicule à son propos ni aux schémas que quelques faux savants très prétentieux colportent, se posant, pontifiant et ridicules, comme des « experts » ès-populismes en prenant de grands airs. C’est une œuvre qu’il faut suivre, ses aspects effervescents montrant qu’elle cherche à se mouler sur un réel en perpétuelle mouvance, et qu’il faut étudier plus sérieusement, tout en sachant qu’elle a surtout pour but d’ouvrir des pistes que les générations ultérieures approfondiront.
Alexandre Douguine et Robert Steuckers en face de la « Maison Blanche » à Moscou, siège du Parlement de la Fédération de Russie.
Breizh-info.com : Connaissiez-vous Daria Douguine ? Vous avez rencontré Alexandre Douguine en France, en Belgique et en Russie. Dans quel cadre cela s’est-il produit ? Quelles contributions Alexandre Douguine a-t-il apporté à vos revues Vouloir et Nouvelles de Synergies européennes ?
Robert Steuckers : Non, malheureusement, je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer Daria Douguina. Je n’ai entendu sur elle que des éloges par les participants aux colloques de Chisinau en Moldavie, orchestrées par Iure Rosca (avec qui j’ai dialogué à Lille) et par quelques-uns de ceux qui sont allés, en même temps qu’elle, en Syrie pour un voyage d’étude dans ce pays ravagé. Elle fascinait ses compagnons de voyage par la joie qu’elle irradiait et par l’aplomb de son discours. En revanche, oui, j’ai rencontré son père à maintes reprises, encore que trop rarement ! Je l’ai vu pour la première fois à Paris, dans une librairie où j’allais déposer des exemplaires de mes revues. Nous avons immédiatement sympathisé et effectivement, il m’a accordé un premier entretien en langue française (dont je peux donner copie à ceux qui le désirent). Je l’ai ensuite revu à Paris lors d’un colloque du GRECE, où il prit la parole, et d’une causerie plus discrète, organisée en 1994 par Christian Bouchet, dans un local près de la Porte de la Chapelle, où nous étions les deux orateurs invités. Bouchet, inquiet, nous avait donné un fusil à pompe et un pistolet à grenailles, au cas où l’événement aurait été attaqué. Nous avons donc parlé aux participants avec cette quincaillerie sur les genoux ! Ensuite, quand des Russes de son entourage venaient à Bruxelles, il ne manquait pas de leur confier un colis de revues à mon intention : c’est ainsi que je fis la connaissance de Larissa Gogoleva, qui sera grièvement blessée lors des événements d’octobre 1993 à Moscou, et d’une charmante famille arménienne.
En 1994 aussi, Douguine participe à un colloque en Italie consacré à la pensée de Julius Evola : il y a expliqué, de manière très didactique et très succincte, les axes de la pensée évolienne qui l’avaient particulièrement interpelé, dont les notions de virâ tantrique et de la « voie de la main gauche ». Le vîra (ou « héros ») tantrique ne tient pas compte des liens traditionnels exprimés dans la pensée védique, il transgresse pour mieux accéder à l’essentiel ; telle est la voie hétérodoxe dite de la « main gauche », dont notre époque doit tenir compte car le traditionaliste véritable doit transgresser les conventions du « révolutionarisme institutionnalisé ». Cette optique de la « main gauche » est sans doute ce qui l’a amené à adhérer aux actions provocatrices d’Edouard Limonov, à l’époque du « Parti national-bolchevique » russe.
Nous étions bien sûr sur la même longueur d’onde pour nous opposer à l’attaque de l’OTAN contre la Yougoslavie en 1999, en articulant surtout le combat autour de l’initiative « Non à la Guerre », orchestrée en France par Laurent Ozon, et autour de celui de la Lega Lombarda à l’époque et de son quotidien La Padania. Archimede Bomtempi, infatigable animateur de ces cercles et résolument anti-atlantiste, coordonnait tout cela à Milan, avec la bénédiction du maire de la ville à l’époque qui m’avait convié à une tribune anti-belliciste en même temps qu’à l’ami de Douguine, l’écrivain traditionaliste et artiste serbe Dragos Kalajic, alors ambassadeur de Yougoslavie auprès du Saint-Siège. Dragos devait hélas nous quitter en 2005. Une perte énorme dans nos rangs. D’autant plus que la même année meurt prématurément Carlo Terracciano, auteur d’excellents articles sur la géopolitique, qui inspirera profondément Douguine, qui lui a rendu un hommage vibrant. La manière didactique qu’avait Terracciano de présenter les grandes thèses de la géopolitique était bien utile pour un public russe, au départ peu coutumier de cette discipline, aujourd’hui omniprésente dans les médias, à la différence qu’en Occident, seules les pistes de la géopolitique anglo-saxonne sont promues.
De même, à l’automne 2002, quand des terroristes tchétchènes s’attaquent au théâtre Doubrovna à Moscou, massacrent arbitrairement des spectateurs et prennent l’ensemble des personnes présentes, dont beaucoup d’enfants, en otage, Poutine fait donner ses troupes spéciales et rétablit la situation, en dépit des lourdes pertes en vies humaines. Je publie, dans Au fil de l’épée (novembre 2002), les textes de Douguine et des eurasistes russes pour expliquer la situation : en relisant ces textes, je constate, vingt ans après, que notre ami a parfaitement explicité la situation et montré les liens entre la faction terroriste tchétchène et les services occidentaux et wahhabites (alliés contre la Russie). L’horreur de la prise d’otages au théâtre Doubrovna de Moscou et, plus tard, l’attaque tchétchène contre l’école de Beslan en Ossétie sont des tragédies sans nom que la presse moralisante en Occident a minimisées, estompées et fait disparaître des écrans : ces escamotages en disent long sur l’objectivité de notre presse.
Douguine est venu ensuite en 2005 à Bruxelles et à Anvers pour parler à un colloque identitaire tenu au Château Coloma à Sint-Pieters-Leeuw et pour adresser la parole aux participants d’un colloque organisé par la revue TeKos, correspondante du GRECE en Flandre. Ensuite, nous ne nous sommes plus revus, car mes nouvelles obligations professionnelles et familiales me laissaient peu de temps, et nous n’avons pas davantage correspondu, sauf que je traduisais systématiquement textes et entretiens de Douguine parus dans la presse amie, surtout de langue allemande (Zuerst, Zur Zeit). Nous n’avons repris contact que depuis ma retraite où j’ai davantage le temps de me consacrer à des traductions, qu’il utilise largement dans le cadre de ses activités.
Les contributions de Douguine aux petits organes de presse que j’ai patronnés et surtout au blog « euro-synergies » (créé en 2007) sont innombrables et constituent sans doute la bibliothèque la mieux fournie en ce domaine en langue française, mis à part bien sûr, les excellents volumes publiés par Christian Bouchet (Ed. Ars Magna) ou Gilbert Dawed (Avatar Editions). Voici l’entrée « Douguine » du bloc « euro-synergies ».
Reste à parler du fameux voyage à Moscou de 1992, où je fus invité, avec Alain de Benoist et Jean Laloux (ancien directeur de Krisis) à participer à diverses activités pendant quatre jours : une conférence de presse où Douguine, Prokhanov, de Benoist et moi-même faisions face à la presse moscovite. Nous avons eu deux dîners en commun, l’un chez Prokhanov, ancien directeur de la revue Lettres Soviétiques, qui paraissait en plusieurs langues et qui eut le mérite de sortir un tout premier numéro sur Dostoïevski que j’avais acheté à Bruxelles dans les années 1970. L’autre dîner a eu lieu chez Douguine lui-même, où son épouse nous avait préparé un excellent repas. Ensuite, il y eut un débat dans les locaux du journal Dyeïnn avec Guennadi Ziouganov, dirigeant du parti communiste russe, qui cherchait une voie nationale face à la gabegie déclenchée par l’impéritie d’Eltsine ; en effet, lors de ce voyage, j’ai pu voir le désastre : un jour avant mon arrivée, un 31 mars, le rouble s’échangeait contre un dollar américain. Le 1 avril, et, hélas, ce n’était pas une blague, le taux de change était passé de 100 roubles à un dollar ! Autant dire que les gens étaient ruinés : un professeur d’université m’a vendu ses dictionnaires de slang américain pour vingt dollars, un pauvre homme âgé cherchait à me vendre sa collection de timbres, les enfants vendaient leurs jouets dans l’escalier de la « Maison des Enfants », un adolescent m’a vendu la chapka de son père policier en se faisant copieusement engueuler par Douguine qui le traitait de « spekulator ». C’était horrible, cela fendait le cœur. Le lendemain de notre débat avec Ziouganov, Dyeïnn sortait de presse, avec deux pages entières, consacrées au débat, de la feuille que les gens lisaient dans un trolleybus que nous avions emprunté. Cela ne m’était jamais arrivé dans ma vie, et cela ne s’est jamais reproduit !
Breizh-info.com : Les idées du théoricien belge Jean Thiriart (1922-1992), que vous avez aussi connu, sont une source importante d’inspiration pour Alexandre Douguine. Quelles étaient les idées de celui-ci et en quoi pèsent-elles sur celles de ce dernier ? Existent-ils cependant des divergences entre ces deux penseurs ?
Robert Steuckers : Jean Thiriart était un voisin que je pouvais rencontrer au quotidien. Suite à l’alliance implicite entre la Chine et les États-Unis, scellée par les accords Kissinger-Chou en Lai en 1972, l’espoir des activistes de « Jeune Europe » d’utiliser la Chine comme allié de revers, pour obliger l’Union Soviétique à lâcher du lest en Europe de l’Est et pour contraindre les États-Unis à mettre le paquet en Indochine, était devenu vain. À partir de ce moment-là, l’idée d’une alliance euro-soviétique contre la Chine et les Etats-Unis a commencé à agiter les esprits qualifiables, mutatis mutandis, de « nationaux-révolutionnaires ». En Italie, Guido Giannettini publie un ouvrage bien charpenté sur le sujet, que nous dévorons et commentons à Bruxelles ; Jean Parvulesco spécule dans le même sens. Et Thiriart se met à concevoir un hypothétique empire « euro-soviétique », légèrement nietzschéanisé sur les bords car il a lu les premières exégèses soviétiques de l’œuvre de Nietzsche à l’époque, dues à un certain Odouev. Thiriart, ancien adolescent de gauche avant-guerre dans les rangs des « Jeunes Gardes socialistes », avait certes été tenté, quelques petites années plus tard, par la collaboration sous le signe de l’Europe unie par l’Allemagne mais n’avait aucun habitus propre à la droite, au rexisme wallon ou aux fascismes des années 1930 et 1940. De surcroît, il n’avait aucune imprégnation religieuse et se déclarait ouvertement « matérialiste », à l’instar de la bonne bourgeoisie anticléricale de la Belgique francophone. L’Union Soviétique n’était pas pour lui, comme elle l’était pour les croyants, une abomination politique mais un simple mode de pratiquer le politique qui, certes, était insuffisant car il se réclamait d’un matérialisme qui n’avait plus rien de scientifique et appliquait un système économique défaillant. Pour Thiriart, il fallait donc maintenir l’appareil soviétique intact, l’étendre à l’Europe (pour se débarrasser de l’idéologie « hippie et permissive », « triviale » et « a-historique ») mais en l’innervant d’un matérialisme physique et biologique au diapason des nouvelles découvertes scientifiques et en lui donnant un système économique, certes dirigiste, mais laissant l’initiative aux entrepreneurs créatifs (et non aux héritiers incapables, non créatifs, ou à des actionnaires âpres au gain sans connaissance de cause). Il faudrait revenir sur l’influence d’un auteur aujourd’hui oublié, Anton Zischka, sur Thiriart et sur l’ensemble de sa génération en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne : pour Zischka, théoricien de l’étalon-travail, la science et l’ingénierie relèvent du génie du Volk, et ne doit subir aucune restriction de la part d’instances idéologiques ou spéculatrices. Dans son ouvrage, très largement diffusé, intitulé La science brise les monopoles, Zischka théorise en fait l’idée du génie populaire inné, qui s’exprime notamment par l’inventivité de ses scientifiques, physiciens et ingénieurs et qui s’oppose à la jactance avocassière, la spéculation boursière, les momeries moralisantes et toutes autres nuisances incapacitantes. Les peuples de l’URSS devaient parier sur les fleurons de la science et de la technologie (aéronautique, spatiale) soviétiques pour sortir des ornières du « technological gap » sur lequel spéculaient les stratégistes russophobes anglo-saxons (dont le grand Arnold Toynbee) : cette sortie ne pouvait se dérouler que par une alliance avec l’Europe carolingienne (franco-allemande), capable de combler le « technological gap ».
Ce qui frappait Douguine dans les démarches de Thiriart, c’était qu’un homme, posé à tort comme anti-communiste primaire, ne montrait aucune animosité pour l’URSS et, par ricochet, pour le peuple russe. Ensuite, si Thiriart parlait d’euro-soviétisme et non d’eurasisme, le territoire qu’il appelait à réorganiser selon des critères rationalistes, hobbesiens (le Léviathan) et centralisateurs, correspondait à l’Eurasie traditionnelle et mythique, russo-touranienne, qui commençait à germer dans l’esprit de Douguine.
Les liens entre Thiriart et Douguine n’ont été que de courte durée car, s’ils correspondent depuis un an ou plus, Thiriart ne se rend qu’à la fin de l’été 1992 à Moscou pour participer à toute une série de débats politiques, avec, dans son sillage Michel Schneider, animateur de la revue Nationalisme et République, Marco Battarra, libraire et éditeur à Milan, et le génial géopolitologue Carlo Terracciano. Un peu plus de deux mois après son retour à Bruxelles, Thiriart meurt dans son chalet de vacances des Ardennes.
Les systèmes de pensée des deux hommes étaient évidemment bien différents : Thiriart, comme je viens de le dire, était issu de milieux laïques belges qui rejetaient résolument les traditions religieuses, considérées, à l’instar de Voltaire, comme des « momeries », appelées à disparaître en même temps que leurs clergés. Douguine, en fait comme Catherine II, s’est immergé dans la spiritualité orthodoxe, où contrairement au papisme (catholique) occidental, la rupture entre l’Èglise et l’État (l’Empire) n’a jamais été nette comme en Europe de l’Ouest après la querelle des investitures qui avait amorcé, au 11ème siècle, la cassure irrémédiable entre la papauté et l’empire.
Breizh-info.com : Après le coup d’État de Boris Eltsine en 1993 et l’opposition des députés à celui-ci, Alexandre Douguine et l’écrivain Édouard Limonov, qui avaient soutenu ces derniers qui ont été écrasés par la force, fondent le Parti national-bolchévique. Curieuse expérience d’un point de vue idéologique ?
Robert Steuckers : Je n’ai pas vraiment suivi les avatars du « Parti national-bolchevique ». J’ai cependant lu le livre de Limonov qui portait pour titre Le grand hospice occidental, où il reprend, en fait, une vieille idée russe et panslaviste, présente dans l’œuvre d’un auteur plus ou moins darwinien du 19ème siècle, Nikolaï Danilevski. Pour Danilevski, l’Europe occidentale est constituée d’un ensemble de peuple vieux, n’ayant plus beaucoup de ressort, tandis que les Russes, qui venaient de parachever la conquête de l’Asie centrale et s’approchaient des frontières des Indes britanniques, étaient un peuple jeune, vigoureux, promis à un grand avenir : celui qui allait décider de l’issue de ce que les Anglais, dont Kipling, appelaient le « Grand Jeu », soit la maîtrise de l’Asie centrale et de l’Inde. Limonov, qui avait vécu aux Etats-Unis et en France, souvent dans des milieux interlopes, arrivait, mutatis mutandis, aux mêmes conclusions que son illustre prédécesseur. L’idée de Danilevski sera reprise également en Allemagne par Arthur Moeller van den Bruck, traducteur de Dostoïevski et animateur des premiers cercles de la « Révolution conservatrice » (tous russophiles et partisans d’une alliance entre la République de Weimar et la jeune URSS, tout en étant anticommunistes, les communistes allemands étant jugés comme des incompétents peu constructifs). La naissance en Russie en 1993-94 du « Parti national-bolchevique » permet aux journaleux de la place de Paris de fabriquer, au départ de leurs délires, le croquemitaine de carton-pâte que fut le complot « rouge-brun » : les faits qu’ils avançaient pour justifier l’existence de cette conjuration imaginaire étaient : 1) la participation à la rédaction de l’Idiot International de Jean-Edern Hallier de signatures issues de milieux hétérogènes classés tout aussi arbitrairement à gauche ou à droite selon les humeurs ou les fantasmes (sur cette affaire, lire le tout récent article de Bernard Lindekens) ; et 2) le voyage que nous entreprîmes à Moscou pendant quatre ou cinq jours du 30 mars au 3 avril 1992. Trempant ma plume dans le vitriol et dans un gaz hilarant liquéfié, je m’amusai à écrire une réponse à tous les trolls du journalisme parigot (« L’affaire du national-communisme ou quand les galopins du journalisme parisien ratent l’occasion de se taire – Réponse narquoise aux carnavalesques inquisiteurs de l’été 1993 ») dans un numéro de Vouloir dont le sommaire et quelques articles sont accessibles ici). L’affaire, même si elle se termina en eau de boudin, a néanmoins laissé des séquelles, qui semblent se réactiver depuis l’assassinat de Daria Douguina.
Breizh-info.com : Ensuite, à la fin des années 1990, Alexandre Douguine se lance dans la conception et la diffusion des idées neo-eurasistes ? En quoi consistent-t-elles ? Quelle est en leur sein le sort réservé à l’Europe occidentale et à l’Allemagne ? Pourquoi rencontrent-t-elles un tel succès en Russie, notamment dans les cercles du pouvoir, et ailleurs ?
Robert Steuckers : Les idées eurasistes étaient présentes dès le départ chez Douguine. Après ses multiples tentatives de s’insérer dans la presse moscovite, après la parenthèse du « Parti national-bolchevique » avec Limonov, Douguine lance son mouvement eurasiste pour réactualiser plusieurs filons de la pensée russe, disséminés tant chez les Russes blancs émigrés à Prague, à Berlin, Bruxelles et Paris, que chez les Rouges ou même les « monarchistes bolcheviques » admirateurs de Staline. L’idée eurasiste consiste essentiellement à maintenir intacte la masse territoriale rassemblée par les tsars (Pierre le Grand, Catherine II, Alexandre II) et l’armée rouge (en 1945) ou, du moins, à maintenir les liens les plus solides possibles entre les trois peuples slaves de l’Est (idée partagée par Soljénitsyne et Poutine, moins par Douguine qui reproche à l’auteur de l’Archipel du Goulag d’avoir servi de faire-valoir à la propagande occidentale, dont celle qui nous a été servie par André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy). En pratique, elle sert à maintenir des liens solides avec les États qui firent partie de l’URSS, d’apaiser les conflits qui pourraient survenir entre eux, à assurer de bonnes communications entre ces nouveaux pays, nés il y a 31 ans, et à asseoir de bonnes relations avec l’Inde, la Chine et l’Iran. L’idée eurasiste se concrétise aujourd’hui par des initiatives telles les BRICS ou l’Organisation de Coopération de Shanghaï, où la Chine semble toutefois jouer un rôle prépondérant. L’initiative chinoise « Belt & Road » (BRI) vise la mise en forme de la grande masse continentale eurasienne et à soustraire, dans la foulée, le contrôle des grandes communications aux puissances maritimes de l’Anglosphère. Douguine apporte un soutien constant à ces politiques, en y ajoutant une dimension spirituelle qui, autrement, serait absente de ce nouveau « Grand Jeu ».
Quant à l’Allemagne dans ce « Grand Jeu », elle en fait d’office partie, en dépit de son inféodation atlantiste actuelle. Les 18ème et 19ème siècles ont été des siècles de symbiose germano-russe. Dès Pierre le Grand et encore plus dès Catherine II (qui était elle-même allemande), des centaines de milliers d’Allemands participent à la construction et à la consolidation de l’Empire russe, en tant qu’enseignants, simples paysans, ingénieurs, industriels, etc. La Première Guerre mondiale interrompt cette symbiose mais elle reprend dès la République de Weimar, dès la signature du Traité de Rapallo en 1922. Même sous le national-socialisme, les liens privilégiés entre les deux « empires » (qui n’utilisaient plus ce vocable pour désigner leur politie) ne s’estompent que très superficiellement pour reprendre de plus belle durant les 22 mois du traité germano-soviétique ou Pacte Ribbentrop-Molotov : c’est l’URSS qui fournit pétrole, métaux utiles et blé au IIIème Reich qui, autrement, n’aurait pas pu vaincre la France. Le coup de poker d’Hitler, qui devance peut-être ou un coup de poker de Staline à l’Ouest ou une attaque anglaise dans le Caucase contre les Soviétiques, visait à se rendre seul maître du pétrole, du blé et des métaux sans devoir passer sous d’éventuelles « fourches caudines ». Ce coup de poker, ce « Vabanquespiel » disait Ernst Jünger, se solde par un échec d’ordre apocalyptique. Cependant, la nouvelle République Fédérale, instituée sous le patronage des alliés occidentaux en 1949, ne peut se passer de l’URSS : l’Ostpolitik de Brandt rétablira la situation, dans un jeu complexe où les sociaux-démocrates nouent des liens privilégiés avec les pays soviétisés du COMECON tandis que les démocrates-chrétiens s’empressent de mettre en œuvre une « Fernostpolitik » avec la Chine. Objectif ? Reconstituer la « Triade » qu’imaginaient et les organisateurs de la Reichswehr sous Weimar (surtout le général Hans von Seeckt) et les cercles nationaux-révolutionnaires ou nationaux-bolcheviques (auxquels appartenaient des figures comme Hielscher, Jünger, Niekisch, von Salomon, Fischer, etc., Richard Scheringer s’occupant avec von Seeckt de la Chine en particulier). Qu’est-ce que la « Triade » ? La Triade est l’alliance anti-occidentale (hostile à la France, à la Grande-Bretagne, aux États-Unis) qui doit regrouper l’Allemagne (avec un régime encore à définir et à installer), l’URSS (autour du PCUS) et la Chine (autour non pas des communistes chinois de Mao mais du Kuo Min Tang de Tchang Kai Tchek), auxquelles devait s’ajouter une Inde bientôt indépendante, dirigée par des cadres formés surtout en Allemagne, et dans une moindre mesure en URSS. La Reichswehr et la Luftwaffe s’entraînent en URSS, notamment à Kazan, les ingénieurs allemands construisent les villes nouvelles d’URSS, les officiers de la Reichwehr encadrent l’armée de Tchang Kai Tchek. La raison des troubles qui nous préoccupent aujourd’hui, en cette année 2022, cent ans après la signature du Traité de Rapallo, est que cette triade s’était reconstituée tacitement : la Chine était devenue le principal partenaire commercial de l’Allemagne qui recevait, comme pendant les 22 mois du Pacte Ribbentrop-Molotov, son énergie via les gazoducs de la Baltique (Nord Stream 1 et 2), etc. L’Occident américain ne peut tolérer la reconstitution tacite de cette Triade et les services ont créé les conditions nécessaires à son torpillage en portant les écologistes à leur solde au pouvoir à Berlin et en harcelant la Russie en Crimée, dans le Donbass, sur le littoral de la mer d’Azov, à l’embouchure du Don, régions sensibles dont la maîtrise par l’OTAN permettrait un blocus total de la Russie. En effet, l’objectif de l’Anglosphère est de contrôler totalement la mer Noire et de bloquer le Don qui donne accès à l’hinterland russe, or le Don, qui plus est, est lié à la Volga par un Canal qui, ipso facto, relie la mer Noire à la Caspienne et à l’Iran. Ensuite le projet indo-irano-russe de créer un « Corridor International de Transport Nord-Sud » (INSTC) vise à relier l’Inde et l’Iran à l’Arctique et à la Baltique (donc à Hambourg, Rotterdam et Anvers) par un système de communications maritimes, ferroviaires et fluviales, diminuant l’importance du goulot de Suez. C’est pour cet ensemble de raisons que l’idée eurasiste, complément spirituel nécessaire aux grands projets de communications terrestres, emporte l’adhésion de nombreux hommes politiques russes.
Alain de Benoist, Alexandre Douguine et Robert Steuckers face à la presse moscovite, en avril 1992
Breizh-info.com : Christian Bouchet a affirmé, dans un article de Breizh-info, qu’Alexandre Douguine n’est pas un nationaliste russe, ce que vous confirmez dans les commentaires de lecteurs au bas de cette publication. Pouvez-vous nous apporter des précisions à ce propos ?
Robert Steuckers : Douguine est de fait un eurasiste, un traditionaliste et un impérial comme nous l’étions nous-mêmes dans l’empire espagnol de Charles-Quint à Philippe V ou dans l’empire autrichien au 18ème siècle. La Belgique, avec le Grand-Duché du Luxembourg, est le dernier lambeau non germanophone de la Lotharingie impériale qui n’a pas été absorbé et dénaturé par la France. Un gentilhomme sert son roi ou son empereur comme le firent au 17ème Jean-Baptiste Steuckers, représentant du quartier catholique de la Gueldre aux Etats-Généraux des Pays-Bas royaux à Bruxelles, et son fils Jean-François Steuckers, Lieutenant-Drossard du Brabant jusqu’à sa mort en 1709. Tous deux sont enterrés à l’Eglise du Finisterre à Bruxelles, rue Neuve. Ils servaient et le Roi d’Espagne et l’Empereur du Saint-Empire, avec leurs collègues franc-comtois, lorrains, allemands, espagnols, aragonais, milanais, siciliens, etc. et comptaient sur des tercios espagnols, allemands, irlandais, anglais (catholiques), croates, alsaciens qui défendaient, avec les nôtres, notre pays contre les hordes de Louis XIV, dans des batailles mémorables comme le siège de Louvain ou le choc frontal de Rocroi.
Si Douguine ne se proclame pas « nationaliste russe », cela ne signifie pas qu’il ne se sent pas « russe » dans toutes les fibres de son corps mais un nationalisme étroit, exclusif, ne lui permettrait pas de tendre la main aux autres peuples de la Fédération de Russie, qu’ils soient caucasiens, ossètes, finno-ougriens, tatars, turcophones, etc. Tous ces peuples ont été liés à la Russie au cours de l’histoire. L’URSS dans les années 1960 et 1970 a tout entrepris pour sauver les langues et les traditions en voie de disparition de ces peuples comme les Maris, les Tchouvaches, les Nanaïs, les Komis, les Nenets, les Oudmourtes, etc. Ces initiatives ont créé, bien avant Douguine, un esprit impérial : je suis un ressortissant de telle ou telle ethnie mais je fais partie de l’Empire qui me protège. La République, en France, n’a rien fait de semblable, au contraire : seules des initiatives privées ont permis de sauver vaille que vaille des traditions linguistiques ou folkloriques locales. Jamais une initiative d’État. En Grande-Bretagne, sans une série d’initiatives privées, la langue cornique aurait disparu (et son avenir n’est pas pour autant assuré) comme a quasiment disparu le manxois.
C’est dans le sens d’une mentalité politique impériale qu’il faut comprendre le refus de Douguine de se dire « nationaliste » : il n’entend pas russifier les Tchouvaches ou les Nenets. J’ai traduit l’article général de son site qui précise justement ce qu’il faut entendre par « peuple » (terme qu’il privilégie), « ethnie » et « nation ». À vous d’en prendre connaissance ici.
Bouchet, éditeur d’ouvrages importants de Douguine, sait donc de quoi il parle. Moi-même, dans le cadre des activités éditoriales de « Synergies européennes », j’ai des collaborateurs et des correspondants russes, polonais, roumains, finlandais, suédois, britanniques, français, suisses, italiens, castillans, basques, navarrais, catalans, flamands, néerlandais, ibéro-américains, allemands, etc. Cela ne m’empêche pas de me sentir pleinement ressortissant de la région qui fut toujours celle de mes ancêtres Steuckers : l’Euroregio autour d’Aix-la-Chapelle, au carrefour des trois langues, autour du « Drei-Länder-Ecke ». Mon père, Limbourgeois, a travaillé à Liège, à Bruxelles, en Franche-Comté, cela ne l’a jamais empêché de se sentir pleinement enfant du pays de Saint-Trond, du pays des vergers qui resplendissent de millions de fleurs au printemps. J’assume une tâche transnationale sans hostilité aux faits ethniques et nationaux, une tâche préparatoire à un système politique de nature impériale à venir, que Jean Parvulesco nommait, avec le vocabulaire très particulier qu’on lui connaissait, « l’Empire Eurasiatique de la Fin ».
Propos recueillis par Lionel Baland
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