Du courage en politique. Ernst et Ernst, le héros et le saint
La lecture du livre de Dominique Venner, « Ernst Jünger, un autre destin européen », offre une excellente occasion d'aborder un sujet trop souvent négligé, celui du courage en politique. Car même si dans son ouvrage cette question est seulement effleurée, Dominique Venner n'en met pas moins brillamment en relief ses aspects les plus saillants et intéressants.
Dominique Venner nous rapporte que lorsque Ernst Niekisch, chef de file des nationaux-bolcheviques allemands, fut déporté en camp de concentration (dont il sortira aveugle) à cause de son opposition au régime hitlérien, Ernst Jünger eut des mots surprenants sous la plume d'un héros de la première guerre mondiale maintes fois blessé et décoré de l'ordre Pour le mérite (la plus haute distinction militaire allemande). Il écrira notamment « Ernst Niekisch est l'un de ces hommes exceptionnels qui manifestent leur courage dans les guerres civiles. Je n'aurais jamais cru, avant ces évènements, que ce courage civil fut d'une rareté si extraordinaire. […] Comparé à lui, le courage à la bataille est normal. » Ces propos sonnent comme un cruel aveu où Jünger concède sans fard - ce qui est d'ailleurs tout à son honneur - que lui-même, le valeureux guerrier des tranchées, n'a pas su trouver ce courage civil dont son ami Niekisch fit preuve. Carl Schmitt ne se privera pas du reste de le lui reprocher, lorsqu'en 1945 le juriste payera cher ses engagements politiques aventureux. En effet, Carl Schmitt, après s'être résolument opposé à la montée de Hitler, intègrera le parti national-socialiste dès sa prise du pouvoir dans l'espoir, sans doute, de tempérer de l'intérieur l'emprise totalitaire du parti nazi sur l’État allemand. L'initiative fut vaine et se solda par la démission forcée de Carl Schmitt de toutes ses fonctions officielles dès 1936. Sans évoquer les deux années passées dans les geôles américaines à la fin de la guerre, cet engagement lui sera longtemps reproché et entachera durablement le crédit politique de toute son œuvre.
Le cas Ernst Jünger est donc idéal pour aborder la question largement mésestimée du courage civil que se doit de posséder un militant politique. Sur ce point, il est permis de garder vis-à-vis de l'écrivain Ernst Jünger une impression plutôt mitigée. Incapable de s'affranchir d'une certaine respectabilité, ses actes, à l'inverse de sa pensée, n'ont jamais bousculé les convenances de son époque. Autant son courage physique fut incontestable, autant son implication politique, en dépit des apparences, suivit une trajectoire bien trop prudente pour témoigner d'un caractère réellement audacieux. A cet égard, l'onirisme brutal qui caractérisa ses écrits de jeunesse tranche cruellement avec la pusillanimité de ses engagements politiques. Ses talents littéraires ne font, du reste, qu'accroître le caractère paradoxal de ce grand écart. Ernst Jünger sembla bien trop soucieux du qu'en-dira-t-on de ses pairs pour oser, aux moments cruciaux de l'histoire allemande, rompre ses amarres avec le confort de la reconnaissance publique.
Ernst von Salomon, homme d'action capable quant à lui d'un courage politique et intellectuel indéniable, avait parfaitement cerné les limites de son camarade Ernst Jünger lorsqu'il lui reprocha la lente et progressive dérive conformiste de ses idées. N'hésitant pas d'ailleurs à railler son intellectualisme parfois obscur, Salomon ne s'est jamais vraiment illusionné sur les capacités de son ami à s'opposer en actes aux tares de la société, celle-là même qu'il décriait pourtant si vertement dans ses écrits. Velléitaire sur le terrain idéologique, Jünger se montrera malheureusement incapable d'agir civiquement en s'exposant à l'opprobre qui entache généralement tous ceux qui osent se frotter aux basses luttes politiques. On devine même parfois un Ernst Jünger particulièrement soigneux de son égo qui ne restait indifférent ni à la flagornerie de ses admirateurs, ni à l'intérêt qu'il suscitait parmi ses pairs ou maîtres. Tout ceci n'est d'ailleurs pas incompatible avec le profil psychologique que l'on reconnait communément à l'homme héroïque, lequel fait souvent montre d'un esprit égotique qui recherche plus par ses actes valeureux l'attention de ses semblables que l'accomplissement d'une quelconque œuvre de salubrité publique. La part de vanité qui inspire le héros laisse toujours planer un doute quant à des arrière-pensées moins louables. A ce titre, les mobiles qui animent le soldat héroïque peuvent se comparer à ceux du sportif qui attend de ses exploits une gloire et une renommée toute personnelle. Or, si le héros militaire sait pouvoir puiser son courage dans les honneurs que lui rendra sa hiérarchie, le militant politique doit motiver ses actions d'intentions plus altruistes, plus désintéressées et donc, à cet égard, plus rares. Contrairement aux honneurs rendus par les autorités militaires aux actes de bravoure dont s’acquitte le soldat sur le champ de bataille, ceux du militant sur le champ politique lui attirent plus généralement répression et injures publiques, quand qu'il ne se voit pas condamné tout simplement aux maintes déclinaisons de la proscription, du dénuement ou de l'embastillement.
Incarnant une opposition contre un ordre jugé défaillant ou injuste, le partisan politique a besoin de trouver en lui-même la propre légitimation de ses actes. La voix intérieure qui l'anime doit donc être suffisamment forte pour couvrir de sa détermination les rappels à l'ordre d'une société qui l'enjoint par tous les moyens à rentrer dans le rang. En outre, lorsque la personne qui se dresse devant le pouvoir est une autorité intellectuelle ou morale connue et reconnue (pour en revenir au cas d'Ernst Jünger), la maigre communauté militante qui l'applaudit se révèle alors impuissante à compenser l'ostracisme et la rapide déchéance publique qui la frappe soudainement. Privé de ses tribunes et micros, le fraichement excommunié, hier encore célébré par l'opinion instituée, se trouve dans l'incapacité d'étayer sa position. Pire ! Sa notoriété se retourne comme un piège contre lui, exposant son cas à un pilonnage médiatique intensif qui instrumentalise sans vergogne l'amalgame, les raccourcis idéologiques, la sensiblerie émotionnelle et les citations sorties de leur contexte. Plus la notoriété du séditieux sera forte, plus le pilonnage prendra des proportions atomiques. Le poids de l'indignation collective devenant vite étouffant, il arrive souvent que les séditieux ainsi cloués au pilori finissent par se prêter à des palinodies déchirantes et dégradantes dans l'espoir d'entrer à nouveau en odeur de sainteté.
Mais ne sous-estimons pas non plus les difficultés qu'aura à surmonter le citoyen moyen si sa dissidence vient à être étalée sur la place publique. Les reproches de son conjoint, les non-dits des voisins et des collègues, les difficultés professionnelles qu'occasionnent une exposition médiatique ou une renommée publique écornée. Condamné à une forme de bannissement intérieur ou de marginalité sociale, le militant se voit fragilisé sur tous les compartiments intime, civil et professionnel de sa vie. N'oublions pas que sur ce point Internet, hormis les nombreux aspects positifs offerts par ce nouveau médium, a largement fait reculer nos droits à la vie privée. Le référencement à la mémoire infinie et quasi éternelle des moteurs de recherche laisse désormais le loisir à n'importe qui (et notamment aux recruteurs des entreprises) de suivre les déboires publiques, judiciaires et politiques de chacun d'entre nous. Sans parler des nombreux sites désormais spécialisés dans la délation et l'étalage au grand jour des pans compromettants de nos existences. Internet est devenu un immense fichier de police immédiatement et librement consultable par la terre entière. La conjonction croisée de tous les médias laisse peu d'échappatoires aux adeptes de l'engagement discret, ce qui décourage beaucoup de vocations militantes. Notons également que plus le militant occupera une position socialement valorisante, plus l'ostracisme insidieux dont il sera frappé lui pèsera. Les fantômes d'une lente marginalisation ou isolation sociale s'inviteront alors régulièrement à son esprit pour hanter ses nuits d’insomnie. Ajoutons à cela que le militant, soumis à toutes les tentations du renoncement, a le devoir de tenir dans la durée lorsqu'autour de lui tout le monde se couche. En somme, les difficultés extérieures comme les doutes intérieurs que doit surmonter un militant couvrent un espace de nuisances psychologiques illimité qui va bien au-delà de celui auquel se trouve confronté le simple soldat.
Entre le courage du militant et celui du soldat, il y a donc l'abîme de la désobéissance. Ce qui n'est pas un petit détail... Le courage politique active des vertus humaines particulièrement rares qui puisent leurs sources dans un altruisme authentique et une aptitude entière au désintéressement. Contrairement au soldat décoré et célébré, le militant doit, envers et contre tous, assumer dans une forme de solitude la fidélité à ses idéaux sans en attendre la moindre récompense sociale. Bref, le militant véritable se doit d'être plus qu'un héros, il doit être un Saint !