DE LA GUERRE NEOCOLONIALISTE ENVISAGEE PAR LA CEDEAO CONTRE LE NIGER (1ère partie) : LES « RAISONS VERTUEUSES »

14.09.2023

Depuis le 26 juillet 2023, Mohamed Bazoum, grand allié de la France[1] au Sahel, a perdu le pouvoir à Niamey, après près de deux ans d’exercice des fonctions de président de la République du Niger, auxquelles il avait accédé dans des conditions antidémocratiques et antipopulaires. Ce sont les militaires de sa propre garde présidentielle, dirigée par le général de Brigade Abdourahmane Tchiani, qui l’ont déposé, au motif de son incompétence dans la lutte antiterroriste et de sa mauvaise gouvernance du pays. Mohamed Bazoum, auparavant, avait multiplié des bourdes à la tête du Niger. Non seulement il avait choisi de conforter la dépendance du Niger envers l’aide économique étrangère en tous domaines, mais il avait pris fait et cause pour l’occupation militaire française[2] de l’Afrique, à contre-courant des opinions populaires et notamment de l’opinion dominante au Niger. Pis encore, il avait ouvertement affiché en plus sa complaisance envers les organisations terroristes qui ensanglantent l’Afrique pour la rendre aisée à exploiter par l’impérialisme occidental.

Pis encore, Mohamed Bazoum, en vassal assumé de la Françafrique, s’était fait le porte-voix de l’arrogance[3] et de la condescendance des élites dirigeantes françaises envers la volonté d’autodétermination définitive affichée par le Mali et le Burkina Faso. Avec ses hommes de main attitrés, Hassoumi Massaoudou[4] et Abu Tarka, Mohamed Bazoum avait fait des peuples et dirigeants du Mali et du Burkina Faso[5], ses punching-balls attitrés, au grand bonheur de Paris qui se soulageait ainsi de son éviction de ces pays devenus insoumis à son ambition hégémonique multiséculaire. La goutte d’eau qui avait sans doute fait déborder le vase à Niamey, ce furent les allégations publiques méprisantes de Mohamed Bazoum, estimant que les terroristes étaient plus aguerris que les armées nationales ouest-africaines. Une claque en pleine figure pour l’armée nationale nigérienne, dont les Chefs furent de facto solidarisés par cette humiliation impardonnable.

Pour mémoire, le Niger n’en était pas, ce 26 juillet 2023, à son premier coup d’Etat depuis la proclamation de son indépendance sous haute surveillance par la France du Général de Gaulle en 1960. Ce coup d’Etat, qui est le quatrième réussi dans l’histoire de ce pays - après celui du 15 avril 1974 par lequel le lieutenant-colonel Seyni Kountché renversait le président Hamani Diori ; celui du 27 janvier 1996 par le colonel Ibrahim Baré Maïnassara  contre le président Mahamane Ousmane; celui du 9 avril 1999, dans lequel le général Ibrahim Baré Maïnassara trouvera lui-même la mort, cédant ainsi le pouvoir au Commandant Daouda Mallam Wanké, sans oublier de nombreuses tentatives manquées de coups d’Etat- s’inscrit dans une longue tradition[6] de fragilité du consensus politique au Niger, mais également dans un environnement marqué par la crise des régimes issus du colonialisme et du néocolonialisme français dans toute l’Afrique subsaharienne. On le sait, le principe de la décolonisation truquée à la française fut celui de la pseudo-indépendance : sous les dehors des nouvelles républiques indépendantes, se maintint la main de fer des réseaux De Gaulle-Foccart, avec le maintien des bases militaires françaises en Afrique, le maintien du corset du franc cfa contre la prospérité des ex-colonies françaises, la mainmise de Paris sur la désignation des élites africaines et le contrôle des idées par le canal des institutions francophones.

Avant le coup d’état de 2023 au Niger en effet, une série de coups d’état a successivement frappé le Mali, la Guinée et le Burkina Faso, emportant au passage des régimes réputés acquis à la France ou du moins en grande rupture de ban avec les forces populaires qui se battent pour l’avènement de l’indépendance réelle du continent africain, à travers toute l’Afrique et ses diasporas. Les régimes IBK, Alpha Condé et Roch Kaboré, tous civils, ont été renversés par des militaires, ceux-ci allant par la suite jusqu’à des ajustements internes à leurs pouvoirs, comme on l’a vu notamment au Mali et au Burkina Faso en 2021 et 2022, avec l’arrivée à la tête de ces pays, du Colonel Assimi Goïta et du Capitaine Ibrahim Traoré, leaders populaires et panafricanistes déterminés à lutter contre le terrorisme sans s’appuyer sur les puissances de l’OTAN qui en ont facilité la dissémination africaine après leur agression délibérée et leur destruction concertée de la Libye en 2011. C’est donc dans une Afrique secouée par des mouvements contestataires et pratiquement une dizaine de coups d’état en trois ans que s’inscrit la crise politique nigérienne[7]actuelle, surtout quand on y inclut le coup d’état survenu entre temps au Gabon contre le régime dynastique d’Ali Bongo.

Dans ces conditions, la CEDEAO (Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) va défrayer la chronique, en annonçant qu’elle se prépare désormais à mener une intervention[8] militaire au Niger pour libérer le président déchu Mohamed Bazoum et le réinstaller au pouvoir, au nom de sa vocation au respect de l’ordre constitutionnel et de la démocratie dans toute la sous-région. Cette annonce belliciste, qui n’est pas tout à fait la première du genre, se distingue toutefois de toutes les précédentes par la frénésie et l’exhibition des préparatifs de guerre que les dirigeants de la CEDEAO – du moins une partie d’entre eux, notamment le Nigéria[9], la Côte d’Ivoire[10], le Sénégal et le Bénin- ont ouvertement et pompeusement lancés sous le feu des caméras de tous les grands médias du monde, lors de nombreuses réunions tenues entre Abuja et Accra, notamment par les Chefs d’Etat major des pays membres. Cette annonce se distingue aussi de toutes les autres par l’élan de solidarité[11] non seulement des peuples africains en commençant par le peuple nigérien lui-même, mais également des dirigeants panafricanistes ouest-africains[12] du Mali, du Burkina Faso et de la Guinée, voire de l’Algérie, en soutien au nouveau régime du CNSP. Enfin, fait non moins curieux, le soutien ouvertement affiché du gouvernement français au projet d’intervention militaire et aux sanctions massives de la CEDEAO contre le Niger, aura fait de la crise nigérienne, le point focal de la lutte souverainiste africaine, déplaçant quelque peu son épicentre de Bamako à Niamey. La réaction[13] des nouvelles autorités nigériennes devant cette hostilité de la CEDEAO et de ses parrains français[14] et européens, n’a pas manqué à l’appel : rupture totale des accords[15] de coopération militaire et technique nigéro-français, ordre de départ des 1500 soldats français stationnés dans le pays et expulsion de l’ambassadeur de France au Niger, se sont enchaînés avec la mobilisation massive de millions de nigériens[16] pour la défense de leur souveraineté nationale. L’adhésion populaire des Nigériennes et des Nigériens à la dynamique souverainiste du régime CNSP est hors de doute. L’origine non constitutionnelle du nouveau régime est également incontestable.

Mais est-ce assez pour justifier de la détermination de certains Etats spécifiques de la CEDEAO, avec leurs parrains français et européens, à mener par tous les moyens une intervention militaire au nom de la démocratie et de l’ordre constitutionnel contre le nouveau régime du Niger ? Examinons dans l’ordre, les raisons alléguées, véritables prétextes de guerre, avant de voir les raisons réelles et profondes du bellicisme exhibitionniste de la CEDEAO contre le Niger. Où l’on verra que si les raisons de façade sont nobles, les raisons souterraines relèvent ni plus ni moins que du plus abject des néocolonialismes et des larbinismes contemporains. C’est une nouvelle déstabilisation d’ampleur continentale qui se profilerait alors derrière la volonté hégémonique de punir exemplairement le Niger, au moment où les effets de la punition de l’OTAN contre la Libye de Kadhafi en 2011 se font encore sentir dans toute l’Afrique.

Les Raisons Vertueuses de la Guerre annoncée de la CEDEAO contre le Niger

De manière systématique, deux raisons ont été affichées par la CEDEAO et par ses Etats les plus bellicistes contre le Niger : 1) La défense de l’ordre constitutionnel ; 2) La défense de la démocratie. Examinons sérieusement ces motifs, en les mettant en relation avec ceux-là mêmes qui les présentent comme gages de leurs bonnes intentions envers le peuple nigérien qu’ils voudraient sauver d’une dictature affreuse.

Si l’on entend par ordre constitutionnel et démocratie en Afrique de l’Ouest, le respect strict des dispositions constitutionnelles du peuple par l’ensemble des élites politiques ouest-africaines, alors il serait bien difficile, au sein de la CEDEAO de citer plusieurs pays en exemple dans ce domaine. En renversant le président Bazoum le 26 juillet 2023, le général Tchiani et ses compagnons ont violé la constitution du Niger, certes. Mais qu’en est-il de messieurs Bazoum et Issoufou, qui ont eux-mêmes allègrement violé la constitution du Niger en 2021 pour chasser tous les opposants en capacité de battre le PNDS aux élections avant de les organiser entre soi ? En effet, comme le notait avec ambiguïté le quotidien français Libération :

«Hold-up électoral»

L’élection de Bazoum a-t-elle pour autant été régulière ? Sur la ligne de départ, trente candidats se disputaient les suffrages des quelque 7,4 millions d’inscrits sur les listes électorales – quand le pays compte environ 23 millions d’habitants. Le grand favori était Mohamed Bazoum, le «candidat du pouvoir», qui a été ministre sous l’ère Mahamadou Issoufou, et a cofondé avec lui en 1990 le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS).

Au second tour, le favori était opposé au candidat d’opposition Mahamane Ousmane. A l’issue du scrutin, Mohamed Bazoum a été déclaré vainqueur de l’élection présidentielle par la Céni, la Commission électorale nationale indépendante – institution chargée de l’administration des élections, pour l’organisation desquelles elle reçoit le soutien technique du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Les résultats définitifs ont été validés et proclamés le 21 mars 2021 par la Cour constitutionnelle nigérienne. Avec près de 55,7 % pour Bazoum, 44,3 % pour Ousmane, ils étaient très proches de ceux publiés dès le 23 février par la Céni. Avec un peu plus de 4,6 millions de votants, le taux de participation a atteint 62,91 %. Ayant «constaté» que «Mohamed Bazoum a obtenu le plus grand nombre de voix», la Cour «le déclare par conséquent élu président de la République du Niger pour un mandat de cinq ans à compter du 2 avril 2021». Elle indique avoir annulé les résultats de 73 bureaux de vote, sans plus de précisions.

Le vote du 23 février a été entaché par le meurtre de sept agents électoraux de la Céni et un président de bureau de vote, victimes du terrorisme islamique. Au-delà de ces violences, il a fait l’objet de vives critiques de l’opposition, évoquant des «fraudes massives». Le directeur de campagne de Mahamane Ousmane avait ainsi enjoint «tous les Nigériens» à se mobiliser «pour faire échec à ce hold-up électoral», estimant que les résultats n’étaient pas «dans beaucoup de cas, conformes à l’expression de la volonté du peuple»Comme le rapportait Libération, ce sont les taux de participation suspects dans les zones rurales acquises au PNDS (de plus de 95 % dans certaines communes, voire 103 % pour l’une d’elles) qui ont attiré l’attention de l’opposition. Mais elle a été déboutée par la Cour constitutionnelle.»[17]

L’analyse du processus électoral nigérien par le quotidien français Libération commence par une omission flagrante, déguisée sous la métaphore de « la ligne de départ » de l’élection. On fait mine d’oublier les exclus de cette ligne de départ et l’on minimise au maximum des irrégularités dont le millième ferait annuler des élections entières en France. Dans quel pays démocratique des élections entachées d’autant d’irrégularités peuvent-elles être validées ? La constitution du Niger autorise-t-elle la conquête frauduleuse du pouvoir ? Loin s’en faut ! Qui plus est, l’une des plus fortes figures de l’opposition, l’ancien chef du parlement Hama Amadou, avait été auparavant l’objet d’une chasse à l’homme organisée par le régime PNDS de Mahamadou Issoufou pour ouvrir grand le boulevard du pouvoir à son poulain et dauphin choisi Mohamed Bazoum.

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Qui peut considérer comme démocratiquement élu, un président qui l’a été sur le fond de l’exclusion abusive de citoyens qui auraient pu lui opposer une saine et sérieuse concurrence ? A vaincre sans péril, Mohamed Bazoum a triomphé sans gloire en accédant au pouvoir en 2021 sous la couverture mafieuse d’Issoufou et de tout le système françafricain. Et ce ne sont pas les propos prémonitoires du ministre français des affaires étrangères d’alors, Jean-Yves Le Drian[18], qui démentiront cet air d’omerta et de mafia politique aux origines du régime Bazoum. Si Le Drian annonçait des élections de référence au Niger, alors même que le pouvoir Issoufou excluait de ces élections, le principal opposant au régime PNDS, qui peut considérer un pouvoir acquis sur les ruines de l’exclusion politique comme un parangon de respect de l’ordre constitutionnel ? 

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Et qu’en est-il, à la même période, des pays voisins du Niger, en matière de respect de l’ordre constitutionnel ? Pourquoi la CEDEAO n’a-t-elle pas envisagé une intervention militaire devant les violations constitutionnelles avérées dans plusieurs pays entourant le Niger et membres de la même organisation ? Voyons-en quelques exemples.

En Côte d’Ivoire, auteur d’une dizaine de coups d’Etat en 30 ans de carrière politique dans le pays, l’autocrate invétéré Alassane Ouattara[19] a violé à la vue du monde entier les articles 55 et 183 de la constitution ivoirienne pour s’octroyer, avec le soutien du président français Emmanuel Macron, un troisième mandat anticonstitutionnel en 2020. Des centaines d’Ivoiriens ont été massacrés par les miliciens d’Alassane Ouattara et plusieurs croupissent en prison, tandis que ses opposants les plus importants, tel Guillaume Soro[20], ont le choix entre le cimetière, la prison et l’exil. Le pays ploie sous la répression d’une dictature sans foi ni loi, reniant même ses engagements internationaux devant la Cour Africaine des droits de l’Homme et des Peuples, devant la CPI et la Cour de Justice de la CEDEAO.

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Au Togo, depuis 2005, l’autocrate Faure Gnassingbe[21] s’est succédé sans discontinuer à lui-même, alternant force coups d’état civils et militaires, modifiant la constitution au gré de ses ambitions de présidence à vie, embastillant à volonté ses compatriotes de l’opposition et exilant son principal opposant Agbéyomé Kodjo.

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Au Sénégal, le monde entier assiste à la descente aux enfers des libertés constitutionnelles chèrement conquises par les générations précédentes, avec en prime des crimes de masse, l’emprisonnement controuvé du principal opposant Ousmane Sonko, et la volonté ouverte de Macky Sall d’imposer un dauphin à ses ordres à la tête du Sénégal en 2024.

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Au Nigéria[22], c’est véritablement l’hôpital qui se fout de la charité dans la crise au Niger. Le Nigéria, pays connu pour sa longue tradition de coups d’Etat et de généraux au pouvoir, depuis Aguiyi Ironsi en 1966 jusqu’à Mohammadu Buhari en 2023 en passant par les Yakubu Gowon, Murtala Mohamed, Emeka Ojukwu, Olusegun Obasanjo, Ibrahim Babangida, Sani Abacha, Abdusalami, entre autres, le respect de la constitution est loin d’être le dada des dirigeants du pays, d’autant plus que même l’actuel président civil Adebola Tinubu a dû se faire rappeler les termes de la constitution par ses propres parlementaires[23] après sa déclaration de guerre précipitée et non autorisée contre le Niger, sous l’égide de la CEDEAO et avec la bénédiction ardente de Paris.

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Ces quelques exemples suffisent à nous permettre de conclure que le motif démocratique et constitutionnel invoqué par la CEDEAO pour envisager une attaque militaire contre le Niger est nul et non avenu. Car pour ledit motif, la CEDEAO aurait pu prendre les mêmes dispositions guerrières – du reste non prévues dans ses textes statutaires, donc illégales - contre la quasi-totalité des Etats de la CEDEAO, tous ayant connu des violations constitutionnelles et des dérives antidémocratiques, sans exception. Les raisons vertueuses de la guerre envisagée contre le Niger cèdent dont le pas aux raisons vicieuses. Les anges de lumière de la CEDEAO et leurs maîtres se muent aussitôt en démons anticolonialistes et impérialistes aux trousses de l’Afrique. Qui plus est, si l’on étend le regard vers les autres régimes africains imposés, soutenus ou tolérés par la France, comment croire qu’elle soutienne une guerre contre le Niger au nom de la démocratie et de l’ordre constitutionnel ? Où sont passés l’ordre constitutionnel et la démocratie dans les républiques bananières du Cameroun, du Tchad, du Congo-Brazzaville, de Djibouti ou des Comores pourtant soutenues depuis plusieurs décennies par les dirigeants français successifs de droite et de gauche ? Qui peut nier que la Françafrique[24] soit le plus long scandale de la République Française comme l’a excellemment montré l’ouvrage de référence de François Xavier Vershave ?

Notre prochaine étude portera sur les véritables raisons vicieuses du projet de guerre de la CEDEAO contre le Niger.

 

[19] On lira utilement Franklin Nyamsi, La terrible razzia des Ouattara, Paris, Publishroom, 2021 ; Dérive dictatoriale en Côte d’Ivoire, Paris, les Editions du Net, 2019

[24] François-Xavier Vershave, La Françafrique : le plus long scandale de la république, Paris, Stock, 2003