Argentine: la thérapie de choc et les obstacles qui l'entravent

17.01.2024
Le nouveau président argentin Javier Milei commence à rencontrer des résistances dans la mise en œuvre de son programme de choc économique libertaire. Le 21 décembre, des manifestations "avec des casseroles" ont eu lieu dans plusieurs endroits de Buenos Aires et d'autres villes argentines. La ministre de la sécurité du gouvernement de J. Milei (et ancienne contre-candidate aux élections présidentielles), Patricia Bullrich, tente de contrer les protestations en augmentant la présence policière dans les rues et en adoptant un protocole visant à sanctionner sévèrement les barrages routiers.

Dévaluation du peso

Auparavant, dans le cadre de la politique gouvernementale, le ministre de l'économie Luis Caputo a annoncé le 12 décembre une dévaluation de 54% du peso argentin et un programme d'austérité fiscale. Ces mesures visent à freiner l'hyperinflation (143% en glissement annuel) et le déficit budgétaire (5,5% du PIB), que le ministre a identifiés dans son discours inaugural comme les principales causes des problèmes économiques de l'Argentine. M. Caputo a également souligné le manque criant de devises étrangères, répétant les mots "Il n'y a pas d'argent" qui reviennent souvent dans le discours de la nouvelle administration.

La décision du ministre de l'économie a été saluée par le Fonds monétaire international (FMI), à qui l'Argentine doit 44 milliards d'euros et par la Banque interaméricaine de développement (BID), dont le président Ilan Goldfajn a exprimé son soutien. Le ministre L. Caputo a déclaré à leur satisfaction que l'Argentine devait traiter non pas les "symptômes" (le déficit budgétaire), mais les "causes" ("l'addiction de l'Argentine au déficit").

Le nouveau chef du ministère de l'économie entend réduire le volume des dépenses publiques à l'équivalent de 2,9% du PIB en réduisant les subventions aux transports et à l'énergie, en minimisant les transferts fédéraux aux provinces, en réduisant les prestations sociales et les pensions, en réduisant le nombre de ministères de 18 à 9 et celui des départements ministériels de 106 à 54, en supprimant les appels d'offres pour les travaux publics, que L. Caputo a identifiés comme l'un des principaux centres de corruption.

Selon le nouvel occupant du Palacio de Hacienda, la dévaluation du peso devrait accroître la rentabilité des exportations (et donc de la production) et la quantité de dollars américains dans l'économie. L'Argentine va également augmenter temporairement les taxes à l'importation et maintenir le taux d'imposition actuel sur les exportations non agricoles, ce qui devrait permettre d'égaliser la charge fiscale pour tous les secteurs de l'économie et de mettre fin à la discrimination à l'encontre du secteur agricole.

Les licences d'importation du gouvernement seront réexaminées et les taxes à l'exportation, qui, selon L. Caputo, nuisent à l'agriculture argentine, seront finalement supprimées. Pour minimiser les coûts sociaux immédiats de la thérapie de choc, la valeur des cartes d'alimentation du gouvernement (Tarjeta Alimentar) sera augmentée de 50% et les allocations familiales (Asignación Universal por Hijo) seront doublées, ce qui profitera aux 40% de la population argentine qui vivent dans la pauvreté.

Mercredi 13 décembre, Santiago Bausili, président du Banco Central de República Argentina (BCRA) nommé par L. Caputo, a annoncé des mesures de politique monétaire, des taux d'intérêt et de la dette. Le président J. Milei avait auparavant indiqué que la liquidation de Leliq, l'instrument de dette à court terme de la BCRA libellé en peso, était une priorité (1).

Décret d'urgence

Le mercredi 20 décembre, le président J. Milei a signé le Decreto de necesidad y urgencia (DNU) qui introduit une vaste déréglementation de l'économie argentine en 366 réformes détaillées. Le président a annoncé la signature du décret dans une allocution télévisée, entouré des membres de son cabinet. Il a souligné que ses prédécesseurs lui avaient laissé un État hypertrophié et inflationniste. Le décret vise à réduire les facteurs inflationnistes en limitant le rôle de l'État argentin dans l'économie.

Les entreprises publiques doivent être privatisées, les secteurs économiques déréglementés et le contrôle des prix aboli. Il s'agit d'un plan de stabilisation comprenant l'adaptation fiscale, l'alignement des politiques de change sur les taux de change réels et une politique monétaire pour guérir la banque centrale. M. Milei est ainsi revenu sur les annonces de sa campagne électorale concernant l'abolition de la BCRA.

Les mesures préliminaires comprennent la préparation des entreprises publiques à la privatisation, la déréglementation des secteurs du tourisme et de l'accès à l'internet par satellite, l'abrogation des lois réglementant les locations immobilières, le secteur minier, les prix des matières premières, le commerce foncier, ainsi que la réforme du code des douanes pour intensifier le commerce extérieur, les réformes de la santé, le code civil et le code du commerce.

La DNU mentionne la compagnie aérienne publique Aerolíneas Argentinas parmi les entreprises dont la propriété doit être transférée en totalité ou en partie à des entités privées (2). La possibilité que l'équipe de J. Milei privatise l'entreprise stratégique Yacimientos Petrolíferos Fiscales (YPF S.A.), qui contrôle l'exploitation des gisements de lithium du pays, suscite des inquiétudes (3).

Obstacles politiques et juridiques

Les décrets du 12 décembre et du 20 décembre resteront en vigueur jusqu'à leur éventuelle révocation par les deux chambres du Congrès national: la Chambre des députés, composée de 257 membres (où le parti présidentiel La Libertad Avanza compte 38 députés, soit 15% des sièges) et le Sénat, composé de 72 membres (où l'ALL compte 7 députés, soit 10% des sièges). Une telle annulation est très probable, car l'administration Milei n'a pas consulté les députés des chambres avant d'annoncer le DNU, s'aliénant ainsi, pour ainsi dire, ses alliés potentiels dès le début du projet.

Les partis d'opposition centristes et de gauche ont réagi négativement au DNU. Le président de la représentation au Sénat de la coalition péroniste Unión por la Patria, José Mayans, du Partido Justicialista, a qualifié le DNU de "vente du pays" au profit d'une petite minorité. Le prédécesseur de M. Milei à la tête de l'État, Alberto Férnandez (2019-2023), a accusé l'actuel président d'avoir "abusé de son pouvoir" en promulguant le décret. Le maire de centre-droit de Buenos Aires (2015-2019), Horacio Rodríguez Larreta, a remis en question la légitimité constitutionnelle et juridique de la DNU.

Comme nous l'avons déjà indiqué, il existe également des doutes quant à la mesure dans laquelle la DNU répond réellement aux critères de "nécessité" ("necesidad") et d'"urgence" ("urgencia") contenus dans son nom et s'il ne s'agit pas d'une usurpation de la compétence législative par le président. L'efficacité de la DNU sera également réduite par la nécessité de promulguer une loi pour la mettre en œuvre.

Obstacles dans la rue

Comme nous l'avons mentionné au début, l'opposition à la DNU afflue également dans les rues des villes argentines. Toutefois, jusqu'à présent, les manifestations n'ont pas atteint l'ampleur escomptée par les initiateurs. Le Polo Obrero, parti de gauche, a appelé à des discours de rue. Cependant, la manifestation du 20 décembre n'a probablement pas attiré les 50.000 participants annoncés; selon les chiffres du gouvernement, les manifestants devaient être environ 3000 à Buenos Aires.

La Confederación General del Trabajo, principal syndicat du pays et allié aux péronistes, aujourd'hui dans l'opposition, a jusqu'à présent adopté une attitude attentiste, mais l'ambiance devrait se durcir. Une grève générale est donc possible en Argentine en janvier.

En revanche, la déréglementation a été bien accueillie par le capital: le syndicat des industriels Unión Industrial Argentina, qui apprécie particulièrement la suppression de l'impôt sur les salaires et la flexibilité accrue du marché du travail, et l'Asociación Empresaria Argentina, qui regroupe les dirigeants des plus grandes entreprises. Sur le marché boursier argentin, suite à l'annonce du plan de L. Caputo et du DNU, les cours des actions et des obligations d'État ont augmenté (4).

Obstacles sur la scène internationale

En revanche, le positionnement international de la nouvelle équipe au pouvoir en Argentine pourrait s'avérer compliqué. Le président chilien de gauche Gabriel Boric, le président ukrainien Volodymyr Zelenski, autrefois proclamé libertaire (avec lequel J. Milei a échangé des mots chaleureux), le Premier ministre hongrois conservateur Viktor Orbán (avec lequel V. Zelenski a échangé des mots inamicaux) et l'ancien président brésilien (2019-2023) Jair Bolsonaro, entre autres, sont apparus lors de la cérémonie de prestation de serment de J. Milei. Cependant, le président brésilien sortant Luiz Inácio Lula da Silva ne s'est pas présenté, envoyant à la place son ministre des affaires étrangères Mauro Vieira - c'est la première fois en quarante ans qu'un président brésilien n'assiste pas à la prestation de serment d'un président argentin.

La nouvelle équipe n'a pas non plus hésité à faire des faux pas dans les relations avec la Chine. M. Milei a rappelé l'ancien ambassadeur de Buenos Aires à Pékin sans en nommer un nouveau pendant plusieurs jours. En réponse, la République populaire de Chine a convoqué son représentant dans la capitale argentine, Wang Wei. La Casa Rosada a tenté de sauver la situation en envoyant à Pékin le diplomate professionnel Marcel Suárez Salvia, anciennement en charge d'un avant-poste à Trinité-et-Tobago, mais les conséquences négatives du mépris des partenaires chinois ne pouvaient plus être contenues.

Buenos Aires bénéficie d'un prêt record du FMI. Son accès aux marchés financiers occidentaux étant fermé depuis 2018, elle rembourse les intérêts avec des fonds fournis par la Chine. Après son accession à la présidence, J. Milei a envoyé une lettre privée à Xi Jinping à ce sujet. La dégradation des relations politiques avec la Chine, entamée du côté argentin, a cependant conduit Pékin à suspendre un accord de swap de 6,5 milliards d'USD entre la BCRA et la Banque centrale chinoise, dont la mise en œuvre aurait permis à Buenos Aires de développer des réserves de devises fortes d'ici la fin 2024.

Cependant, pendant la campagne électorale, J. Milei avait déjà annoncé qu'il souhaitait rompre toutes les relations avec la Chine, qui, selon lui, est un pays communiste et "dépourvu de liberté". Après la prestation de serment de J. Milei, une délégation diplomatique chinoise dirigée par l'ambassadeur Wang Wei s'est rendue à la Casa Rosada. Les Chinois ont alors annoncé que le nouveau président "attache de l'importance aux relations bilatérales et adhérera au principe d'une seule Chine", mais ces propos n'ont pas été confirmés par la partie argentine. Au sein de l'administration du nouveau président, la ministre des affaires étrangères Diana Mondino est partisane d'une politique idéologique éloignant Buenos Aires de Pékin. En revanche, le ministre de l'économie L. Caputo (5) est partisan d'une politique moins idéologique et plus réaliste.

Une période difficile pour l'Argentine

Milei lui-même, dans son discours d'investiture du 10 décembre devant les deux chambres du Congrès, prévoyait une inflation de 15.000%, des déficits financiers et fiscaux de 17% du PIB, un taux de pauvreté de plus de 45%. Selon le nouveau président, la thérapie de choc devrait conduire à la stagflation (stagnation économique et forte inflation), frappant l'activité économique, l'emploi, les salaires réels et le taux de pauvreté. Selon le nouveau président, l'Argentine, pour se relever, doit avoir atteint le creux de la vague économique.

La "douleur perçue" suite à la mise en œuvre du programme de la nouvelle administration a également été annoncée par le porte-parole présidentiel Manuel Adorni. Les priorités du nouveau gouvernement seront la cessation de l'émission d'argent non garanti, que le nouveau président de la BCRA, S. Bausili, devra assurer. Le déficit budgétaire doit, selon M. Adorni, être éliminé d'ici la fin de l'année 2024 (6). Le président lui-même, interrogé lors d'une interview à la radio sur ses premières réformes, a répondu : "Je vous préviens, il y en aura d'autres !".

Notes:

1) ARGENTINE : Le gouvernement de Milei dévoile des mesures de choc économique (latinnews.com) (30.12.2023).

2) ARGENTINE : Milei entame une démarche de dérégulation (latinnews.com) (30.12.2023).

3) Notizie dal mondo oggi : Israele vs Hamas, Ucraina - Limes (limesonline.com) (30.12.2023)

4) ARGENTINE : Milei fait face à la résistance sur le décret d'urgence (latinnews.com) (30.12.2023).

5) Il mondo questa settimana : patto di stabilità Ue - Limes (limesonline.com) (30.12.2023).

6) Milei prend ses fonctions, en faisant tourner la tronçonneuse (latinnews.com) (30.12.2023).

Source

Traduction par Robert Stuckers